La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages
  • Travail - Henri Pouctal - 1919 - Collections La Cinémathèque française © Pathé
  • 1

Travail

Henri Pouctal / Fiction / France / 1919

Ingénieur, connaissant aussi le travail manuel, scandalisé par la misère ouvrière, Luc Froment se rend au haut-fourneau de la Crêcherie, à la demande de Martial Jordan, le directeur. Celui-ci veut vendre l'installation à Delaveau qui dirige l'Abîme, les aciéries concurrentes pourtant affaiblies par deux mois de grève. Luc voit la faim des femmes et des enfants, l'alcoolisme des hommes et constate l'existence de deux mondes parallèles. Le monde des riches avec les Delaveau, Boisgelin le propriétaire de l'Abîme, sa femme Suzanne, une grande philanthrope, Jérôme Qurignon, le fondateur aujourd'hui paralysé et muet. Le monde des pauvres : Bourron l'ouvrier, Bonnaire le maître puddleur, sa femme La Toupe et son beau-frère, le violent Ragu, enfin Nanet et sa soeur aînée, la jolie Josine, compagne malheureuse de Ragu. Luc convainc Jordan de faire de la Crêcherie une sorte de laboratoire social, un creuset alliant le capital et le travail. Bientôt, Bonnaire, Ragu, Bourron travaillent à l'usine nouvelle tandis que les familles vivent heureuses dans une cité propre. Au cours d'un procès intenté à la Crêchérie par une coalition d'intérêts allant du boucher à Boisgelin, Luc dit sa «foi dans la grande aurore qui se lève». À peine acquitté, il doit faire face à la fronde de ses ouvriers qui, l'un après l'autre, retournent à l'Abîme. Luc et Josine deviennent amants; elle lui donnera un garçon. Ragu poignarde son rival qui en réchappe. Boisgelin ruine son entreprise pour vivre dans le luxe et entretenir sa maîtresse, la femme de Delaveau. Ce dernier découvrant l'adultère, met le feu à son bureau, jette l'infidèle dans les flammes et reste dans la fournaise. L'incendie gagne les bâtiments et bientôt l'Abîme n'est plus que ruines. Des années passent : la Crêcherie est une réussite, tous rayonnent de bonheur, le progrès est en marche. C'est le dernier jour avant la retraite pour Morfain, le vieux maître fondeur. Devant tout le monde, il se jette dans l'acier en fusion et finit tel «Vulcain enchaîné à sa forge».

  • Titre original : Travail
  • Genre : Drame social
  • Année de production : 1919
  • Année de sortie d'origine : 1920
  • Date de sortie en France : 16 janvier 1920
  • Format d'origine : 35
  • Métrage d'origine : 10200 m
Lieux de tournage :
  • (Extérieur) Le Creusot, France

Version courte restaurée en 1992 à partir d'un négatif nitrate d'origine issu des collections de la Cinémathèque française, le générique et les intertitres ont été reconstitués, les couleurs (teintages) ont également été restituées.

Informations techniques sur les copies

Année du tirageProcédé imageVersionMétrageCadenceMinutageFormat
1992Procédé Desmet Français2726 m20 i/s119 min35

Projections notables (avec accompagnement musical)

Date de projectionLieuAccompagnement musicalCommentaire
1995-10-02Il Giornate del Cinema Muto - Pordenone

Le film et le cinéma

Des Quatre Évangiles de Zola, écrits à la fin de sa vie, seuls les deux premiers furent terminés : Fécondité, en 1899, et Travail, en 1901. Vérité resta inachevé, et Justice, à l'état de projet, quand survint, par asphyxie, la mort de Zola en 1902.

Le projet de ces évangiles est de tracer l'édification d'une société nouvelle, avec les quatre fils (Luc, Mathieu, Marc et Jean) de Pierre et Marie Froment. Dans une ébauche préparatoire à la rédaction de ces évangiles, Zola écrivait : « C'est la conclusion naturelle de toute mon oeuvre, après la longue constatation de la réalité, une prolongation dans demain et d'une façon logique, de mon amour de la force et de la santé, de la fécondité et du travail, mon besoin latent de justice, éclatant enfin (...) Je suis content surtout de pouvoir changer ma manière, de pouvoir me livrer à tout mon lyrisme et à toute mon imagination ».

Zola, dans ce codicille massif aux Rougon-Macquart, était animé d'une ambition tolstoïenne d'éducateur ou de chef spirituel, comme le note son biographe, Frederick Brown.

Écrit entre le 15 mars 1900 et le 6 février 1901, Travail fut chroniqué, à sa sortie, par Jaurès, qui fit l'éloge de ce que la « révolution sociale avait trouvé son poète », tout en regrettant que l'action de la coopérative soit isolée, dans le roman, du mouvement politique d'ensemble. Un banquet fut organisé en l'honneur du livre, le 9 juin 1901, par des disciples de Fourier. Travail, le livre, est grevé par une lourdeur monomane démonstratrice, et une vision très naïvement puritaine des plaisirs corrupteurs où s'abandonne la bourgeoisie. Le secret d'une alliance antérieure entre des personnages psychologiquement translucides mais sièges d'une énergie pulsionnelle et une invesigation dont les Carnets d'enquête donnent la mesure, paraît ici littérairement perdu.

De 1901 à 1919, la distance est chronologiquement courte, mais historiquement capitale. Parmi les enfants d'une guerre d'élites criminelles, par populations interposées, la révolution de 1917 est bien sûr la coupure. Entre autres conséquences, le mouvement de Jaurès s'en trouvera scindé. Ceci seul suffit à accentuer, dans le film, une intention réconciliatrice, déjà patente chez Zola. Le film que Pouctal a tiré du livre brasse lui aussi une ample matière d'événements. C'est même sa première caractéristique frappante, de faire s'entrecroiser autant de personnages, c'est-à-dire de rivaliser avec la puissance romanesque dont c'est une des composantes. Malgré ses intentions fidèles (ou à cause d'elles, c'est le cinéma qui métamorphose le matériau), Travail, qui s'ouvre sur un portrait de Zola et se ferme sur celui de Pouctal assis à un bureau et écrivant, est un emprunt réussi : la rivalité qui n'avait pas lieu d'être s'est métamorphosée en alchimie positive.

Il en existe deux versions, longue et courte, conservées par la Cinémathèque française. La longue fut exploitée en six parties, les deux derniers épisodes étant regroupés, au cours du mois de janvier 1920. C'est la version courte qui fait l'objet de cette restauration. Cependant, signalons rapidement comment le passage de l'une à l'autre s'est opéré. Il ne s'est pas agi de raccourcir les plans sur la durée entière, mais d'enlever totalement des fragments narratifs annexes à l'histoire centrale : dans la présentation du vieux Baclair, au début du film, un épisode absent de la version courte concerne Mme Fauchard, avant les femmes entre elles, parlant des difficultés de la grève. Un peu plus tard, c'est à l'intérieur du cabaret qu'apparaît le père Lunot, recueilli par son gendre Bonnaire, uniquement dans la version longue.

Ainsi s'accentue cette coupe sociale qu'est le film. Certes, un personnage central, Jacques Froment (Léon Mathot), assure le lien entre les milieux sociaux traversés, mais parfois il disparaît, sans que la narration en souffre, et le récit n'est pas placé sous son regard. Il est possible qu'une telle pression quasi arithmétique ait joué positivement sur les partis pris du film : la nécessité de tenir ainsi de nombreuses destinées, impliquant une sobriété dans leur traitement et, par contre-coup, une large expulsion du pathos dans le jeu. Les ouvriers travaillent, boivent dans les cabarets où les bouteilles peuplent les tables, et les bourgeois, ces plantes domestiques dans des décors pétrifiés (c'est l'époque qui le veut), sont saisis ailleurs que dans le registre seul de l'âme. Une certaine quantité d'action comprimée expulse tendanciellement toute rhétorique psychologique.

Ce que Delluc soulignait déjà, dans un texte du 5 janvier 1920, de Comœdia illustré: ils « interprètent brillamment cette symphonie cinématographique dont le protagoniste n'est rien moins que le labeur humain. Le cinéma dépasse la prose, par bonheur. Le tumulte essoufflé d'Émile Zola disparaît dans la netteté radieuse de la photogénie». Curieusement, si l'on excepte la part datée du jeu d'Huguette Ducos (Josine), la pathétisation se retrouve dans les cartons : « Était-ce donc en Messie qu'une force ignorée le faisait tomber dans ce coin de labeur et de misère? »

De même, le tournage dans des lieux réels imprime au film des passages de nature quasiment documentaires, comme l'extérieur et l'intérieur des aciéries de l'Abîme : lent panoramique de droite à gauche, découvrant en surplomb l'étendue des hangars, les plans des fours teintés en rouge, le trajet métallurgique mécanisé du tréfilage et l'agitation phosporescente des fils d'acier en fusion, « les laitiers » ; mais aussi, dans le vieux Bauclair, les rues étroites et très lumineuses, teintées, où jouent les enfants dans une exactitude solaire des matières qui excède la fonction purement narrative.

Plus tard encore, des plans rougeoyants de l'usine en font un inferno ou un Pompei industriel. Devant la boucherie où deux carcasses de boeuf retournées pendent, présence massive et écorchée, le commerçant, sanglé dans sa blouse, regarde ; un enfant est là qui observe ces viandes : le plan est déjà en lui-même frappant, à cause de cette violence, aujourd'hui masquée, de nos nécessités carnivores ; et la frontalité lui donne une valeur de tableau brut : bien sûr, cette viande a une connotation naturaliste, mais surtout elle est filmée comme une fascination que partage cet enfant, puisqu'il vient l'observer, sans qu'on sache si cette curiosité est mise en scène ou spontanée.

Le passage de l'individuel au collectif est maîtrisé, grâce à l'usage de l'échelle des plans qui sont la signification presque mmédiate de ce changement. Et, comme des plans larges donnent une situation à un lieu, les bâtiments de la crèche par exemple, les raccords dans l'axe, qui sont une figure récurrente, modulent ces passages. Parfois, un travelling arrière assez lent découvre, d'un personnage (Delaveau) son environnement.

C'est un film de cadre, plus que d'opposition, au sens où le champ-contrechamp, ici inconnu, redistribue alternativement les personnages : dans la bagarre avec Ragu, c'est la fenêtre illuminée d'éclairs qui fait le plan alternant ; quand on parle, dans Travail, c'est dans le même plan ; ou alors c'est un personnage qui appelle le hors-champ. Le film se plie, comme dans l'incendie, à l'impératif simple de son postulat réaliste et vient vérifier par le filmage, le feu. L'articulation entre le détail et son ensemble a parfois une maladresse dans la collure où se datent les plans larges, quand Luc par exemple vient regarder Josine et leur enfant, dans une vue en plongée, suivi par un plan de la pièce plus évidemment inerte, même si c'est une succession inverse qui serait plus attendue (cet enchaînement garde une sorte de fragilité transitoire entre la soumission descriptive, parfois passive des plans larges et la valeur dynamique et isolante du découpage, comme dans cet insert d'un coup de pied complice échangé sous une table entre deux ouvriers qui chambrent Fouchard sur la réalité de leur salaire à la coopérative).

La fin donne à l'usage des teintages une valeur dramatique majorée par la mise en scène. Quand Morfain, le vieil ouvrier qui a découvert un nouveau filon salvateur, va prendre sa retraite et effectue sa dernière coulée, Luc, on le comprend à un plan sur son visage avant le carton, pressent quelque chose. Une plongée dans l'architecture métallique du gueulard le montre gravir les marches, suivi par un panoramique ascensionnel d'accompagnement. Une belle succession de plans bleus et rouges accompagne le saut mortel de Morfain dans le foyer du gueulard, laissant Luc impuissant: ici, dans ces variations chromatiques, passe la distance qui, malgré ses efforts, sépare Luc de la réalité ouvrière.

Et en dépit du carton indiquant que Morfain est ce «Vulcain enchaïné à sa forge, ennemi aveugle de tout ce qui le libérait», le sentiment éprouvé est plutôt celui qu corps ouvrier broyé par l'industrie, du grand vampirisme mortel de la production par l'industrie, ou plutôt complexifier ce que le récit détient de réconciliation trop idéologique. Associer «capital, travail et talent», c'est l'utopie de Luc, dont le phalanstère est la réalisation. Le film, certainement, la partage, et c'est sa limite. Mais le réalisme des«décors» contribue à mesurer la distance incompatible entre les classes, un peu comme si, dans Travail, le cinéma était plus fort que les présupposés idéologiques du film.

Philippe Arnaud

(texte initialement publié dans La Persistance des images, éd. Cinémathèque française, 1996.)

Autour du film

Au sujet du réalisateur

Au sujet de Film d'art et Pathé

  • Stéphanie Salmon, « Le Film d’Art et Pathé : une relation éphémère et fondatrice »,1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 56 | 2008.

    http://1895.revues.org/4058

Sur le travail en 1919