La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages

Albatros

Une troupe, la dernière en France à avoir travaillé en permanence dans son studio, une histoire menée avec une intense passion, à la russe, par des réalisateurs, producteurs, techniciens, décorateurs : Hollywood à Montreuil !

Albatros, ou l'« école russe de Paris » comme l'avait baptisée Langlois, est né de l'exil d'un groupe d'artistes russes à Paris... À la suite des événements qui secouent la Russie à partir de 1917, le producteur Ermolieff quitte Moscou pour Kiev, puis Kiev pour Yalta... Mais la situation politique et économique ne permet plus au studio de fonctionner, notamment le film vierge n'arrive plus... Ermolieff décide alors de se rendre en France avec « ses artistes » après avoir trouvé un arrangement avec Pathé qui lui louera le studio de Montreuil... On retrouve ce qu'a pu être ce voyage notamment dans Le Lion des Mogols, réalisé en 1923 par Epstein avec Ivan Mosjoukine.

Ermolieff-Cinéma (Moscou-Paris-Yalta), née fin avril 1920 sur le modèle des maisons de production américaines, devient la Société des Films Albatros en août 1922. « Un studio russe, c'était plein d'émigrés qui couchaient dans les loges parce qu'ils ne savaient pas où aller. Il n'y avait même pas assez de loges... ! C'était bourré de gens très bien, des ex-fonctionnaires, des avocats, des médecins... Le tailleur-raccommodeur était un général tzariste ; le cuisinier, un pope ; le chef-machiniste, un colonel cosaque ; l'électricien, un prof de physique à l'université de Moscou. Tout cela parlait russe. (...) Et quand par hasard quelqu'un parlait français (Mosjoukine et un régisseur), c'était avec un accent qui leur donnait l'air d'un mauvais rôle de composition ! Il y avait trois producteurs associés, Bloch, Kamenka et Ermolieff. Les deux sérieux étaient les deux premiers. Joseph Ermolieff, lui, semblait n'être venu à Paris que pour mener la grande vie. » (Souvenirs de Charles Vanel recueillis par Jacqueline Cartier)

Alexandre Kamenka prend la tête du studio et lorsque plusieurs artistes quittent la firme en 1924, il en ouvre les portes à des cinéastes français : L'Herbier, qui se rapproche d'Albatros afin de pouvoir réaliser Feu Mathias Pascal avec Ivan Mosjoukine, Clair qui était en contact avec les cinéastes russes depuis quelques années déjà (notamment en jouant un petit rôle pour Protazanoff) ou encore Epstein, qui trouve là une structure qui lui permet de développer sa créativité. Les films produits par la firme évoluent, les visages changent. La presse ne tarit pas d'éloges sur Albatros : « Si les Américains avaient fait Le Chant de l'amour triomphant, Kean ou Le Brasier ardent dans un studio équivalent à celui de Montreuil, l'univers aurait su que ces productions, qui comptent parmi les plus intéressantes et les meilleures de l'année, avaient été réalisées dans le plus petit des studios, dans les conditions et avec les moyens les plus simples, et l'univers aurait crié au miracle lorsqu'on lui aurait dit les prodiges d'ingéniosité réalisés par les metteurs en scène. » (André Trinchant dans Cinémagazine).

Mais la situation se complique, et ce pour tout le cinéma français. Albatros, qui jusqu'alors distribuait ses films dans le monde entier, réduit son activité et se lance dans les coproductions avec les pays étrangers : Lèvres closes de Mölander, produit avec Isepa en Suède, ou Cagliostro de Oswald, réalisé avec Wengeroff en Allemagne, sont des exemples de la nouvelle stratégie. L'arrivée du parlant met fin à la période féconde du studio. Albatros et la Cinémathèque française, c'est aussi une histoire qui naît d'une rencontre. Vers 1935, Langlois et Franju rencontrent Kamenka. Comme le racontera Franju lors d'un entretien avec Fieschi et Labarthe en 1963 : « Harlé nous a donné dix mille francs pour acheter des copies en perdition et nous a recommandés auprès d'Alexandre Kamenka, qui dirigeait alors la société Albatros. Différents stocks sont venus par la suite enrichir nos collections de la cinémathèque, mais le stock Albatros n'était constitué que de films de qualité : Epstein, Dulac, L'Herbier, Renoir, Clair, l'école russe de Paris : Volkoff, Mosjoukine, d'autres que j'oublie, ce dépôt capital, c'était la base de notre cinémathèque. » (Cahiers du Cinéma, nº149).

Ainsi, les films Albatros vont rejoindre les stocks de la Cinémathèque, et cela jusqu'en 1958, lorsque Kamenka décide de liquider la firme. La Cinémathèque française, grâce à l'intervention de l'État, acquiert alors la propriété matérielle et les droits des films et des documents non-film du studio. C'est une collection unique par sa taille et sa richesse. La Cinémathèque conserve aujourd'hui des affiches, des dessins de costumes et décors, des photos et de nombreux dossiers d'archives. En ce qui concerne les films, sont cédés de nombreux négatifs et notamment des versions courtes ou longues et des versions différentes établies pour l'exportation.

Kamenka entretiendra des relations très étroites avec la Cinémathèque française, et ce jusqu'à sa disparition en 1969. Il participe notamment au premier conseil d'administration avec Jean Dréville, Marcel L'Herbier, bientôt rejoints par Jean Renoir, Jacques Feyder ou René Clair. Dès le début de la guerre, il est nommé à la vice-présidence du « bureau de guerre » avec Germaine Dulac, charge qu'il quitte en 1940 afin de protéger la Cinémathèque au moment de l'entrée en vigueur de lois contre les juifs. Mais Langlois le charge du bureau de la zone libre dès 1942. À la libération, Kamenka est nommé président d'honneur et fera toujours partie de la présidence de la Cinémathèque, jusqu'à son élection en tant que président fondateur, un an avant sa mort.

Très vite, Langlois tire les premiers films (copies et éléments de tirage), comme l'attestent certains éléments des collections datant des années 60. Mais c'est dans les années 80 que les films Albatros vont être traités en intégralité. Sous l'impulsion de Dominique Païni (alors directeur de la Cinémathèque) et grâce à l'amour de Renée Lichtig (restauratrice) pour ce corpus, les films sont reconstruits et rendus visibles. C'est aussi à cette époque que la Cinémathèque française édite l'importante étude de François Albéra, Albatros, des Russes à Paris 1919-1929.

Puis, il y a quelques années, on a repris le fonds, ressorti les négatifs originaux, analysé les éléments et découvert des versions non restaurées jusqu'alors, comme ce fut le cas de Gribiche. Des versions inconnues et des films jusqu'ici vus en noir et blanc ont retrouvé leurs couleurs d'origine, comme Le Lion des Mogols, pour lequel un élément teinté a été retrouvé au Mexique par la Cinémathèque de l'Université de Santiago au Chili. Puis, dans notre recherche d'éléments perdus, nous avons retrouvé et acquis certains films jusqu'alors absents des collections comme Lèvres closes ou Justice d'abord ! (un des premiers films produits par Ermolieff et réalisé par Protazanov) ou encore Le Brasier ardent, restauré en couleurs par la Cinémathèque Royale de Belgique. Enfin, dans le cadre de cet hommage, les Archives françaises du film restaurent un film dont il ne subsiste que des éléments en format réduit (Pathé Baby), la comédie de Rimsky Le Nègre blanc.

Ces films, qui ont fait l'objet de plusieurs hommages depuis les années 80 et ont été montrés depuis dans les archives et les festivals du monde entier, continuent à surprendre. Le cycle Albatros est l'occasion de mettre en valeur la diversité et la recherche du studio – du moins pour la période muette, de La Nuit du 11 septembre (1919) à Cagliostro (1929) – et, en privilégiant les nouveaux tirages et les dernières acquisitions, de faire connaître ou (re)découvrir Albatros autrement.

Camille Blot-Wellens