La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages

Jean Epstein

Un nuancier de puissances formelles du cinéma : vitesses, durées, formes plastiques, narratives et descriptives. L'essentiel de sa filmographie est composée de quatre périodes clés, à peine étalées sur dix années, conservée et restaurée par la Cinémathèque française.

Jean Epstein, cinéaste à trois faces (1897-1953)

Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l'Océan et le mouvement des astres, et ils s'oublient eux-mêmes.

Saint Augustin

L'un d'entre nous parfois se tient debout près de la mer. Il demeure là longtemps, fixant le bleu, immobile et raide comme dans une église, ne sachant rien de ce qui pèse sur ses épaules et le retient, si frêle, médusé par le large. Il se souvient peut-être de ce qui n'a jamais eu lieu. Il traverse à la nage sa propre vie. Il palpe ses contours. Il explore ses lointains. Il laisse en lui se déplier la mer: elle croît à la mesure de son désir, cogne comme un bâton d'aveugle, et le conduit sans hâte là où le ciel a seul le dernier mot, où personne ne peut plus rien dire, où nulle touffe d'herbe, nulle idée ne pousse, où la tête rend un son creux après avoir craché son âme.

Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu.

Jean Epstein, cinéaste au « visage en forme de losange » (l'expression est de Gance), poète et théoricien, est resté longtemps méconnu. Peut-être en raison de la diversité de son œuvre déroutante, inclassable : Jean Epstein est aussi bien auteur d'avant-garde (films réalisés juste avant les années 1930 comme La Glace à trois faces, La Chute de la maison Usher), de cinéma d'art et d'essai (La Belle Nivernaise, Cœur fidèle) ou de fictions maritimes documentées (Finis Terrae, L'Or des mers). Bien que Jean Epstein soit polymorphe, une seule obsession l'anime, centre de toutes ses réflexions et de toutes ses expérimentations : le temps. Pour Epstein, le cinéma est en soi « un dispositif expérimental, qui construit, c'est-à-dire qui pense, une image de l'univers » [1]. Il cherche avec la langue, avec le filmage, et jamais la littérature et le cinéma n'ont été aussi proches. L'image-mouvement, telle que Deleuze la développera, surgit de ses réflexions sur le vivant et l'inanimé, le continu et le discontinu. Cet outil magique, la photogénie selon Epstein, permet de dépasser certaines limites de la représentation, passant « par-dessus la ressemblance des choses ».

Ainsi, le cinéma de Jean Epstein propose un nuancier des puissances formelles du cinéma où il est question de vitesses, de durées, de formes plastiques, narratives et descriptives. L'essentiel de sa filmographie est composée de quatre périodes clés, à peine étalées sur dix années, de L'Auberge Rouge (1922) à L'Or des mers (1932) :

  • 1922-1924 : la première avant-garde, animée par Delluc, L'Herbier, Dulac (L'Auberge Rouge, Cœur fidèle, La Belle Nivernaise).
  • 1924-1926 : les films dits « commerciaux », commandes produites par la société Albatros (Le Lion des Mogols, Le Double amour, restaurés en 2009 avec réintégration des teintes d'origine) et adaptations (Les Aventures de Robert Macaire).
  • 1927-1928 : la recherche pure, premières productions des Films Jean Epstein (Mauprat, La Glace à trois faces, Six et demi, onze, La Chute de la maison Usher).
  • 1929-1934 : la fresque maritime, films consacrés à la mer et aux pêcheurs de la Bretagne (Finis Terrae, Mor' vran, L'Or des mers), sorte de nouveau réalisme féerique. Le triptyque sera complété en 1947 par Le Tempestaire.

La singularité de Jean Epstein pourrait se situer dans le rapport exprimé entre la narration et la plasticité mais aussi par l'idée simple que le cinéma c'est de la pensée et non des images. Jean Epstein, le sculpteur à la caméra, crée de la pensée incarnée par du rythme, du montage, des ellipses, des enchaînements d'idées, du réalisme révolté. L'image est appréhendée comme matière, surface formelle étirée et dilatée (ralentis), comprimée ou inversée (accéléré), affranchie (éclairages, surimpressions). « Je désire des films où il ne se passe non rien, mais pas grand-chose », nous dit-il. La déclinaison poétique et le montage en discontinu créent une situation d'ensemble, une découpe moderne se laissant aller à la logique des sensations (que certains diront proche de la méthode de Gaston Bachelard dans L'Eau et les rêves), en finalité d'une forme de représentation de la vie mentale. Il nous semble important également de rendre hommage à son mode de production singulier, en marge du cinéma institutionnel et mis en place dès les années 1930 (l'incroyable aventure des films bretons).

Si nous pouvons voir les films de Jean Epstein aujourd'hui, c'est certainement grâce au geste d'Henri Langlois, qui en choisissant et sauvant des films pour constituer la collection de la Cinémathèque, a forgé l'expression d'un goût. La liberté formelle du cinéaste, ses déclinaisons poétiques éprises de modernité, de vitesse et de mécanique séduisent le collectionneur. Nous devons aussi mentionner la dévotion de Marie Epstein (la sœur du cinéaste), qui, dès 1954, assiste Langlois dans sa mission de sauvegarde et de préservation de la filmographie d'Epstein. « Il n'y a pas d'histoires. Il n'y a jamais eu d'histoires. Il n'y a que des situations, sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu, et sans fin ; sans endroit et sans envers ; on peut les regarder dans tous les sens ; la droite devient la gauche ; sans limites de passé ou d'avenir, elles sont le présent. » [2]. Quand nous lisons ces lignes, nous ne pouvons nous empêcher de penser à certaines projections organisées par Langlois. En effet, quand il dirigeait la Cinémathèque, Langlois pratiquait l'art, parfois un peu brutal, de la mystification (si bien décrit par Didier Blonde) : pas d'introduction ou de débat à la fin des séances, pas d'accompagnement musical et souvent, il supprimait les cartons des films, recomposant des œuvres sans sous-titres, estimant que la « mauvaise littérature brisait le rythme des images » et qu'il fallait laisser entendre les sous-entendus du cinéma muet.

Émilie Cauquy


[1] Jean Epstein, « Intelligence d'une machine » (1946), repris dans Écrits sur le cinéma, Seghers, 1974.

[2] Jean Epstein, « Le sens 1bis », in Bonjour cinéma (1921), repris dans ibid.