La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages
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Ballet mécanique

Fernand Léger / Fiction / France / 1924

«L'erreur picturale, c'est le sujet. L'erreur du cinéma, c'est le scénario. Dégagé de ce poids négatif, le cinéma peut devenir le gigantesque microscope des choses jamais vues et jamais ressenties.»

Fernard Léger, «peinture et cinéma», Les Cahiers du mois, Paris, 1925.

  • Titre original : Ballet mécanique
  • Genres : Animation - Expérimental
  • Année de production : 1924
  • Année de sortie d'origine : 1924
  • Date de sortie en France : —
  • Format d'origine : 35
  • Métrage d'origine : 321 m
Lieux de tournage :
  • (Extérieur) , France

Les versions de Ballet mécanique[1]

Si le film fit l’objet d’une projection privée à Paris, c’est à Vienne qu’eut lieu la première projection publique, le 24 septembre 1924 à l’initiative du sculpteur, architecte et décorateur Frederick J. Kiesler. Le théâtre du Vieux-Colombier d’abord pressenti pour la première en France en novembre 1924, décida finalement de ne pas montrer le film. A Berlin, les artistes du Groupe Novembre organisèrent, en mai 1925, une manifestation intitulée «ᅠLe film absoluᅠ». Ballet mécanique y était projeté en même temps qu’Entr’acte de René Clair, Rythmus 21 et 23 de Hans Richter, et Symphonie diagonale de Viking Eggeling. Le film fera ensuite progressivement le tour du monde. Léger lui-même saisit l’occasion de ses vernissages et de ses conférences pour le présenter au public, mais n’hésite pas à le «ᅠretoucherᅠ» comme il le ferait d’une de ses toilesᅠ: modifications du montage, insertion de reproductions (en noir et blanc) de certains de ses tableaux. Il est donc évident que Ballet mécanique a été considéré par Léger comme une «ᅠœuvre ouverteᅠ»[2] et qu’il serait illusoire de chercher à déterminer une version originale parmi les différentes copies d’époque, presque toutes différentes, qui ont subsisté.

Parmi celles-ci, la Cinémathèque française en compte deux dans ses collections, copies nitrates 35 mm noir et blanc, d’une longueur respective de 291 et 297 mètres. Ces deux copies, qui présentent quelques différences de montage, ne comportent aucun insert de tableaux de Léger.

Le Museum of Modern Art de New-York possède quant à lui deux copies 16 mmᅠ: une en noir et blanc déposée par Léger en 1935, l’autre en couleur, déposée en 1939. Il possède également un élément 35 mm noir et blanc tiré à partir d’un contretype de la Cinémathèque française.

De son côté le Nederlands Filmmuseum (aujourd’hui Eye Filminstitute) conserve une copie nitrate 35mm, d’une longueur de 309 mètres. Cette copie provient de la Filmliga d’Amsterdam, association culturelle qui fut active entre 1927 et 1931 dans la diffusion du cinéma d’avant-garde. Parmi les différences les plus marquantes avec les éléments précédents, celui-ci comporte onze inserts en noir et blanc de toiles de Léger, et des séquences teintées ou peintes à la main (celles représentant les formes géométriques abstraitesᅠ: cubes, triangles et cercles). Cette version présente par ailleurs quelques différences de montage avec les copies françaises. Elle se caractérise également par l’absence de cartons de crédits ou de génériques, et la présence d’un carton de fin (noté «ᅠEindeᅠ»).

En 1975, la veuve de Frederick Kiesler (décédé en 1965 à New-York où il s’était installé à partir de 1926) retrouva une copie nitrate 35mm dans leur maison de Long Beach. Cette copie fut confiée au cinéaste Jonas Mekas, cofondateur de l’Anthology Film Archives, et expertisée comme étant vraisemblablement la copie ayant servie à la projection viennoise de 1924. L’Anthology réalisa un contretype et une copie teintée de cette version, qui diffère en plusieurs points des trois précédentes. Elle ne comporte pas d’insert des tableaux de Léger. Elle a été éditée en DVD dans le coffret intitulé «ᅠUnseen cinemaᅠ».

En 1986, la Cinémathèque française a acquis une copie couleur de la version conservée au Nederlands Filmmuseum pour ses collections. Cette copie a été réalisée par le laboratoire Haghefilm d’Amsterdam en utilisant le procédé Desmetcolor. C’est cette version qui est actuellement utilisée pour la projection du film.

Joël Daire


[1] Nous remercions particulièrement Catherine Cormon, d’Eye Filminstitute, Amsterdam, et Rossella Catanese, stagiaire à Haghefilm Foundation à qui nous devons de nombreuses précisions sur l’origine des éléments conservés dans les institutions étrangères.

[2] Sur cette question voir Giovanni LISTA, Léger scénographe et cinéaste, in Fernand Léger et le spectacle (catalogue, Biot,Musée National F. Léger), Editions de la Réunion des Musées nationaux, Paris, 1995

Informations techniques sur les copies

Année du tirageProcédé imageVersionMétrageCadenceMinutageFormat
1986Noir et Blanc + Teinté313 m18 i/s15 min35

Projections notables (avec accompagnement musical)

Date de projectionLieuAccompagnement musicalCommentaire
Ciné Mémoire 1996Orchestre de L'ensemble intercontemporain

La genèse de Ballet mécanique est complexe. Le compositeur américain George Antheil revendiqua en avoir eu l’idée à l’issue du concert du Théâtre des Champs-Elysées du 4 Octobre 1923 au cours duquel sa composition intitulée Mechanisms obtint un succès de scandale. Il en aurait proposé la réalisation à l’opérateur américain Dudley Murphy, qui l’aurait acceptée à condition que le peintre Fernand Léger consente à y collaborer.[1] Mais dans ses souvenirs autobiographiques, Man Ray donne une autre version, où il n’est pas question d’Antheil. Il fut contacté par Murphy, qui avait réalisé en 1922 un film expérimental, Danse macabre, sur la musique de Saint-Saëns, et qui lui proposa de collaborer à un nouveau projet, le futur Ballet mécanique. Ray accepta d’abord et quelques plans furent tournés, mais lorsque Murphy lui demanda de financer l’achat de la pellicule, il se retira du projet. C’est alors que Murphy contacta Léger.[2]

Le peintre Fernand Léger était, au début des années 1920, une des figures importantes du Paris artistique. Son apport au mouvement cubiste est bien connu. Il fut «ᅠconvertiᅠ» au cinéma après avoir assisté à la projection de la Roue d’Abel Gance (1922) dont son ami Cendrars avait été le collaborateur essentiel. Il consacra au film un article dans la revue Comédia, dont le titre a valeur de manifesteᅠ: «ᅠEssai critique sur la valeur plastique du film d’Abel Gance La Roueᅠ». C’est en effet sous ce seul aspect que Léger s’est intéressé au film de Gance, mais il eut sur lui une influence décisive. Plus tard, il confia dans un entretienᅠ: «ᅠEn 1923, je fréquentais des copains qui étaient dans le cinéma et j’ai été tellement pris par le cinéma que j’ai failli lâcher la peinture. Cela a commencé quand j’ai vu les gros plans dans «ᅠLa Roueᅠ» d’Abel Gance. C’est le gros plan qui m’a fait tourner la tête. Alors à tout prix j’ai voulu faire un film et j’ai fait le Ballet mécanique.ᅠ»[3]

Les «ᅠcopains qui étaient dans le cinémaᅠ» étaient Blaise Cendrars et Marcel L’Herbier. Le premier avait travaillé sur La Roue et le second se préparait à tourner L’Inhumaine. Il engagea Léger pour réaliser certains décors du film, à côté de ceux du décorateur principal, l’architecte Mallet-Stevens. Léger travailla donc sur le film de L’Herbier en même temps qu’il préparait son propre film. Ballet mécanique fut réalisé entre l’automne de 1923  et celui de 1924. Léger ne s’est guère expliqué sur sa rencontre avec Dudley Murphy, se contentant de déclarer avoir fait son film en étroite collaboration avec lui. Si la contribution de celui-ci est difficile à démêler avec précision, il est évident qu’il fut l’opérateur du film (certaines images l’attestent, puisque c’est lui que l’on voit, derrière la caméra, dans le reflet d’une sphère métallique animée d’un mouvement pendulaire, Léger, en chemise blanche, se tenant à l’écart de la caméra). Il est également probable que Murphy travailla au montage initial du film aux côtés de Léger, celui-ci n’en ayant alors aucune expérience. Il est probable également que certains plans insérés dans le montage sont l’œuvre de Man Ray, en particulier ceux représentant Kiki de Montparnasse (ou plus précisément le visage de Kiki), qui était à ce moment son égérie. Cependant, le nom du seul Léger figure au générique.[4]

Les notes que Léger a prises pendant la préparation du film montre d’ailleurs sans ambigüité qu’il fut le penseur, l’architecte et le concepteur de Ballet mécanique.[5] Le carton de présentation du film présent sur la copie du MoMA indiqueᅠ: «ᅠLe Ballet mécanique a été composé par le peintre Fernand Léger en 1924.ᅠ» On notera l’emploi significatif du terme «ᅠcomposéᅠ». Il poursuitᅠ: «ᅠC’est le premier film sans scénarioᅠ». Léger revendiqua cette particularité à plusieurs reprises et s’en expliqua en 1925 par une formule lapidaire mais résumant la parfaite cohérence entre son œuvre de peintre et son travail de cinéasteᅠ: «ᅠL’erreur picturale, c’est le sujet. L’erreur de cinéma, c’est le scénario.ᅠ»[6] Il entendait donc se démarquer du cinéma narratif et conçut d’emblée son film comme une pure expérience visuelle. Cela n’excluait évidemment en rien la rigueur architecturale comme le montrent en abondance ses notes préparatoires. S’il ne put réaliser, essentiellement pour des raisons techniques, toutes ses ambitions initiales, il parvint cependant à tenir l’intention principale, que ce soit sur le plan de la diversité des matériaux visuels utilisés ou sur celui de leur agencement au sein d’un ballet représentatif de la vie moderne.

Léger avait-il pris connaissance de l’article de Léon Moussinac publié dans la revue Cinéa en 1923 et intitulé «ᅠThéorie du cinémaᅠ»ᅠ? Nous l’ignorons, mais il met en œuvre dans son film l’une des thèses principales du critique qui écrivaitᅠ: «ᅠLe film contient donc un rythme intérieur, celui de l’image, et un rythme extérieur, celui des images, c'est-à-dire créé par l’ordre de succession des images et la durée fixée à chacune dans le temps.ᅠ»[7]

En ce qui concerne le rythme intérieur de l’image, Léger et Murphy ont une compréhension parfaite des possibilités plastiques de la caméra, qu’ils utilisent en plan fixe pour filmer des objets animés, et en mouvement pour donner vie aux objets inanimés. Ainsi, le plan d’ouverture du film, - Katherine Murphy (l’épouse de l’opérateur) assise sur une balançoire -, qui pourrait sembler anodin, est en réalité d’une composition admirableᅠ: la caméra en plan fixe enregistre le mouvement pendulaire de la balançoire sur laquelle se tient la jeune femme, le corps parfaitement immobile, à l’exception du visage, les lents mouvements rotatifs du cou contrepointant ceux de la balançoire. Au contraire, lorsqu’il s’agit de filmer des ustensiles de cuisine, présents en abondance dans la dernière partie du film, la caméra s’en approche et s’en éloigne alternativement, ce mouvement de «ᅠl’œil mécaniqueᅠ» imprimant à l’image son rythme spécifique. L’exploration des possibilités expressives des valeurs de plan, du gros plan en particulier qui, nous l’avons vu, avait fasciné Léger lors du visionnage de La Roue de Gance, est une constante du film. Les multiples gros plans de bielles, de pistons et autres batteurs mécaniques en mouvement tendent ainsi à élargir la vision du spectateur sur le monde moderne. De même de l’exploitation des possibilités optiques du cinéma, par l’utilisation d’un prisme placé devant l’objectif, qui aboutit à une déconstruction, ou plutôt à une composition «ᅠcubisteᅠ» de l’image, et donc à une vision différente du réel, puisque Léger a toujours revendiqué avoir fait un film réaliste.

Etude sur la perception cinégraphique du rythme et du mouvement, Ballet mécanique abandonne la grammaire du cinéma narratif classique, construite sur les notions de plan et de séquence, pour revenir aux fondamentaux des pionniers, de Marey et Muybridge en particulier. L’unité de mesure de sa composition est en réalité le photogramme, et cette unité confère à Léger une liberté totale dans l’élaboration du rythme extérieur de son film, c'est-à-dire son montage. Il peut ainsi varier à l’infini la durée des plans, dont le plus bref compte un unique photogramme et le plus long 522.[8] A partir du matériel visuel ainsi traité, Léger utilise les combinaisons rythmiques de successions et de juxtapositions d’images avec la virtuosité d’un musicien.

Tout de contrastes violents et de rythmes saccadés, Ballet mécanique se veut miroir fidèle de la vie réelle, non pas simplement limitée à son apparence perçue, mais intégrant toute la complexité de la Psyché humaine avec ses obsessions, ses fantasmes, ses rêves et ses cauchemars. Par l’inversion ou le renversement d’images déjà vues, par la répétition obsessionnelles de certains motifs (comme la lavandière gravissant quelques marches chargée d’un lourd ballot ou l’annonce «ᅠon a volé un collier de 5 millionsᅠ»), par l’insertion brusque d’éléments hétéroclites qui disparaissent aussi rapidement qu’ils sont apparus (articles de journaux, canotier, souliers, formes abstraites, propres toiles de Léger, etc.), Ballet mécanique imprime dans la rétine du spectateur un monde d’images foisonnant, asséné à un rythme effréné, tantôt brutal, tantôt à la limite du subliminal. Paradoxalement, ce monde n’est pas d’abord celui de la vie moderne. Il renvoie à l’enfance, à la source, au premier émerveillement. Enfance du spectateur, enfance de Léger sans doute et enfance du cinéma lui-même, comme l’a très finement noté Stéfani de Loppinotᅠ: «ᅠL’émerveillement face aux gros plans fait penser aux premières projections de lanterne magique, les effets de prisme au Kaléidoscope, les flickers des photogrammes (chapeau/chaussure) au thaumatrope, les boucles saccadées aux bandes de zootrope et aux disques de phénakistiscope qui avaient précisément pour motifs favoris des rouages de machines et de petits bonshommes coupés dans leur élan, condamnés à remonter sans cesse une trop haute échelle.ᅠ»[9]

Le film se conclut, comme il avait commencé, sur l’image de la marionnette «ᅠcubisteᅠ» de Chaplin[10]. Mais cette fois, c’est une marionnette disloquée qui nous est montrée. Ballet mécanique nous apparaît ainsi comme l’expérience visuelle d’un émerveillement et d’une inquiétude, toute mécanique, aussi sophistiquée et fascinante soit-elle, portant en elle le principe de son dérèglement, et finalement de sa destruction.

Joël Daire


[1] George Antheil, Bad Boy of Music, New-York, 1945, pp.134-135.

[2] Man Ray, Self-Portrait, Robert Laffont, 1964, pp. 327-328.

[3] Dora Vallier, «ᅠLa Vie dans l’œuvre de Légerᅠ», entretien avec Fernand Léger, Cahiers d’Art, II, 1954 p.160.

[4] Sur les copies conservées à la Cinémathèque française ainsi que sur la copie 16 mm conservée au Museum of Modern Art de New-York (MoMA), un carton précédent celui du titre indique «ᅠUn film de Fernand Légerᅠ». Aucune indication de ce type ne figure sur les éléments conservés au Film Museum d’Amsterdam, le premier carton du film étant celui qui suit la brève séquence de la marionnette animée de Charlot avec la mention «ᅠCharlot présente le Ballet mécaniqueᅠ».

[5] Ces notes ont été reproduites, ainsi que tous les croquis et esquisses de Léger, dans le livre de Standish D. Lawder, Le Cinéma cubiste, Paris Expérimental, 1994 pp. 107-115.

[6] Fernand Léger, «ᅠPeinture et cinémaᅠ», in Les Cahiers du mois, n°16/17, «ᅠCinémaᅠ», Paris, 1925, p.107.

[7] Léon Moussinac, «ᅠThéorie du cinémaᅠ», in Cinéa, n°95, Paris, 1923, p.8.

[8] D’après le minutieux découpage établi par Standish D. Lawder, in opus cité pp. 163-172. Nous sommes cependant sceptiques quant aux durées spécifiées par l’auteur, car calculées sur la base d’une cadence de projection à 16 images/s, cadence peu usitée dans les années 1920. La copie conservée par La Cinémathèque française est quant à elle cadencée à 20 images/s.

[9] Stéfani de Loppinot, «ᅠBallet mécanique, Fernand Léger, 1924ᅠ», in Du praxinoscope au cellulo, un demi-siècle de cinéma d’animation en France (1891-1948), CNC, Paris, 2007, p.43.

[10] Cette marionnette est l’image animée d’une illustration de Léger pour l’ouvrage d’Iwan Goll, Die Chapliniade, eine Kinodichtung,  Rudolph Kaemmerer, Dresden, 1920.

Autour du film

  • Henri Langlois , "A genoux, Le ballet mécanique" in Jeune, dure et pure ! une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France,  sous la dir. de Nicole Brenez et Christian Lebrat, La Cinémathèque française et Mazzotta, Paris et Milan 2001.

  • Stéfani de Loppinot, «ᅠBallet mécanique, Fernand Léger, 1924ᅠ», in Du praxinoscope au cellulo, un demi-siècle de cinéma d’animation en France (1891-1948), CNC, Paris, 2007.

  • Standish D. Lawder, Le Cinéma cubiste, Paris Expérimental, 1994.

Autour du réalisateur

  • Giovanni Lista,  «ᅠLéger scénographe et cinéaste», in Fernand Léger et le spectacle (catalogue, Biot, Musée National F. Léger), Editions de la Réunion des Musées nationaux, Paris, 1995.

  • Fernand Léger, «ᅠPeinture et cinémaᅠ», in Les Cahiers du mois, n°16/17, «ᅠCinémaᅠ», Paris, 1925.

  • Dora Vallier, «ᅠLa Vie dans l’œuvre de Légerᅠ», entretien avec Fernand Léger, Cahiers d’Art, II, 1954.