La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages
  • Un jour le Nil - Youssef Chahine - Collections La Cinémathèque française
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Un jour, le Nil

Youssef Chahine / Fiction / Egypte-URSS / 1964

15 mai 1964, Assouan en Égypte. Après deux ans d'un travail titanesque, l'ancien cours du Nil va être fermé et l'inauguration du Grand Barrage ouvrir une nouvelle ère en même temps qu'inonder définitivement des terres ancestrales. En ce jour mémorable, Barrak, adolescent nubien, et Nikolaï, ingénieur de Leningrad, deviennent amis. Saâd et Alik se remémorent les heures noires de la construction. Zoïa, la femme d’Alik, se rappelle avoir tout quitté pour suivre celui qui, aujourd’hui, la délaisse. Après l'explosion qui ouvre le nouveau lit du fleuve, Platonov, le chef de chantier côté soviétique, évoque son enfance sur les rives de la Volga. Zoïa décide de rentrer à Moscou. Seul, Alik se souvient de la bataille de Stalingrad, quand il avait dix-neuf ans et découvrait l'amour et la mort. Yahia, un ouvrier, en fait journaliste au lourd passé politique, demande la main de Nadia à son père, Mahmoud, le maître d'œuvre côté égyptien. Malgré sa pétition, Barrak ne peut empêcher le départ de Nikolaï, arrivé en fin de contrat. Zoïa revient auprès d'Alik. Mahmoud charge maître Fahmi de convoyer par le fleuve une énorme turbine arrivée à Alexandrie. Nadia, le cœur serré, repousse Yahia qui regarde passer la turbine sur le Nil.

  • Titre original : An-Nil oual hayat
  • Titre parallèle : Those People of the Nile
  • Titre parallèle : Un Jour, le Nil
  • Genre : ""Chronique""
  • Année de production : 1964
  • Année de sortie d'origine : 1968
  • Date de sortie en France : 9 juin 1999
  • Format d'origine : 70
  • Métrage d'origine : 2991 m
  • Visa d'exploitation : 29421
Lieux de tournage :
  • (Extérieur) Assouan, Egypte
  • (Extérieur) Moscou, URSS
  • (Extérieur) Leningrad, URSS

Sorti, puis censuré en 1968, An-Nil Oual Hayat est ressorti en 1972, avec un montage et un titre différent.

Un nouveau tirage établi d'après la seule copie 70mm encore existante donnée par Youssef Chahine à Henri Langlois au début des années 1970, a pu être réalisé en 1996 et permettre la ressortie de la version d'origine, en Cinémascope.

Informations techniques sur les copies

Année du tirageProcédé imageVersionMétrageCadenceMinutageFormat
2001CouleurArabe2997 m24 i/s109 min35

Un fleuve d'amour

Il faut vraiment une cinémathèque pour vous balancer à la figure les preuves claires et précises que le monde n'a pas toujours été ce qu'il est, et que les gens n'ont pas toujours pensé comme ils pensent aujourd'hui. Heureusement. L'histoire singulière des deux versions d'An-Nil Oual Hayat / Un jour, le Nil (l'une de 1968, celle de la Cinémathèque française, et l'autre de 1972) est révélatrice à plus d'un titre. Entre autre, que les gens et le monde ne pensaient pas comme dans ce film. Ils étaient aussi sots et pusillanimes que les gens d'aujourd'hui, mais il y avait un cinéaste qui essayait de croire aux mythes et qui a fait un très beau film. Heureusement.

An-Nil Oual Hayat, première et dernière coproduction égypto-soviétique, a été interdit par la censure des deux pays, et Chahine s'est trouvé en train de refaire tout le film avec un nouveau scénario et de nouveaux acteurs. Le deuxième, rebaptisé An-Nass Ouel Nil/ Ces gens du Nil, est un film que Chahine renie aujourd’hui. Le négatif de la première version a été charcuté, on s'est servi librement de tous les plans qui pouvaient convenir à la seconde version, et du coup, un film a disparu. Chahine dit qu'il ne voulait pas que cette première coproduction finisse en scandale.

Par un hasard totalement explicable, la seule copie positive (70 mm et son stéréophonique) de la première version, la seule valable aux yeux de Chahine, s'est trouvée à la Cinémathèque française[1]. Pendant des années, quand on abordait avec Chahine le sujet d'An-Nass Ouel Nil, il disait qu'il fallait voir le vrai film et non pas « cette chose qu'on m'a obligé à faire ».

Qu'est-ce qu'on pouvait bien reprocher à la première version ? Eh bien, avant tout d'être un vrai film, du vrai cinéma et non pas l'objet-symbole d'une entente diplomatique. Chahine est un grand naïf. Heureusement. Et puis, cette idée folle de donner les rôles principaux dans une « Histoire officielle » aux victimes de cette Histoire : les Nubiens.

Il faut dire que toute la joie de filmer un grand moment de l'histoire récente de l'Égypte ne cache pas la tristesse profonde des histoires racontées dans ce récit complexe de destins qui s'enchevêtrent.

D'abord, c'est l'histoire de Barrak, le jeune Nubien qui n'a pas réussi à se faire admettre à l'université et qui choisit de travailler sur le chantier du Haut Barrage. Tout de suite, les vieux de sa tribu lui demandent s'il compte participer à la destruction de leur village. Car tout le monde sait, et le film ne le cache pas, que le Haut Barrage va détruire les anciens villages de la Nubie.

Triste histoire que celle de la Nubie. Et Chahine ne se gêne pas pour raconter cette sublime tristesse, de l'exode des villageois jusqu'au voyage à dos d'âne du vieux grand-père qui, devant Abou Sim¬bel, se demande pourquoi leurs maisons n'ont pas elles aussi été transportées. Résigné, il constate que déménager toutes les habitations de son village était pourtant plus facile que déplacer une seule pierre de ce temple. Suit un plan du nouveau village. Et un vieux de s'écrier : « C'est une caserne ! », avant d'ajouter tout de même : « Que Dieu nous préserve le président Nasser ! »

Et ça rend la chose encore plus triste. Barrak donc, le jeune et beau Barrak, veut être le dernier à avoir nagé dans le vieux Nil. Nikolaï, le jeune ingénieur russe, est pris par la même envie et comme deux affluents d'un même fleuve, ils se rejoignent dans l'eau. D'ailleurs, Barrak et Nikolaï sans se connaître encore, se ressemblent déjà. Nikolaï s'élance vers sa mère pour l'embrasser à Le¬ningrad et c'est Barrak, dans un contre-champ en Nubie, qui finit le geste. Ainsi les deux veulent être les derniers à s'être baigné dans l'ancien Nil. Commence alors une amitié que Chahine filme comme une histoire d'amour. Une nuit, Barrak attend Nikolaï devant sa porte et lui dit quelque chose dans le genre « Nous construirons le socialisme ensemble...» Et ils se regardent avec un tel désir.

Après le désir, encore la tristesse. Barrak apprend que Nikolaï va partir. Il se démène pour faire circuler une pétition à tous les ouvriers d'Assouan afin d'obtenir une prolongation du contrat, monte au sommet des grues cueillir la signature d'un homme perché là-haut dans sa cabine, affronte la direction. Et quand tout ça n'aura servi à rien, Chahine montre encore Barrak seul devant le torrent, déchirant sa «lettre d'amour » et jetant les morceaux de papier dans le fleuve. Barrak fera ses adieux à son ami, en complet veston et accompagné de tous les ouvriers nubiens du chantier venus en charrette les escorter jusqu'à la gare. C'est si beau et si poignant qu'on se demande si Chahine savait qu'en 1968, en pleine défaite politique et militaire du nasserisme, il ne fallait pas s'amuser à raconter des émotions vraies.

Écoutez encore la tristissime histoire de Zoïa et d'Alik. Zoïa quitte travail, famille et patrie par amour pour ce jeune ingénieur et se retrouve à Assouan à contempler un ravissant coucher de soleil et à tricoter entourée de dix matrones. Et Alik ? Il rentre chaque soir épuisé et ne fait plus l'amour avec Zoïa. Elle n'en peut plus, le quitte, revient finalement et lui prépare son dîner. Et c'est tout.

Du côté des bourgeois, ce n'est pas plus gai. Le premier plan du film montre Yahia sortant d'un bordel. Plus tard, on comprendra qu'il s'agissait bien d'un bordel et que Yahia n'est pas un vrai ouvrier mais un écrivain engagé, fatigué par des années de militantisme. À cause de ce passé et de cette fatigue, la jeune fille de bonne famille dont il tombe amoureux, et qui l'aime, le quitte finalement. Parce qu'elle ne veut pas d'un homme usé. Bien sûr qu'il fallait à tout prix interdire ce film. À la manière des ouvriers déroutant le Nil, Chahine a, comme d'habitude, dévié une commande pour en faire un film personnel.

Il a transformé un matériel diplomatique en un matériau poétique et lyrique. Et tout le temps du film, cette question lancinante : d'où lui vient cette énergie ? Bien sûr, il y a le Mythe. « Nous changerons le cours de l'Histoire comme nous avons changé le cours du plus grand fleuve du monde ». Ce genre de sentiment, ça fait toujours un film. Et il est visible que Chahine y croyait... voulait désespérément y croire... parce qu'il voyait que tout allait de travers. Il voyait la bureaucratie, l'insensibilité, le mépris de l'individu et la corruption cachée derrière les slogans. Il finit son film sur une note terrible : un petit cireur de chaussures joue au funambule sur le parapet d'un pont pendant qu'un bateau transportant une énorme turbine avance vers Assouan. Le petit cireur profitera-t-il jamais du Haut Barrage ?

Bizarrement (j'ai presque envie de dire « chahinement »), le sentiment que laisse le film n'est pas du tout lugubre. Ce serait comme une chanson d'Édith Piaf sur fond d'histoire contemporaine héroïque. « Moi j'essuie les verres... » près du Haut Barrage !

Par moments, il est difficile de savoir dans quelle langue est ce film étrange. La réponse se trouve dans l'histoire de ce traducteur omniprésent dans le film, totalement incapable de traduire un mot d'une langue à l'autre et de toute façon parfaitement décalé puisque tout le monde se comprend, car les gens dans ce film parlent la langue du cœur et c'est très, très beau.

Yousry Nasrallah

(Texte initialement publié dans, La Persistance des images, Cinémathèque Française Musée du Cinéma, Paris, 1996.)

[1] Au début des années soixante-dix, c'est Youssef Chahine qui avait donné cette copie à Henri Langlois (ndlr).