La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages

Avant-gardes

Sésame pour l'histoire parallèle du cinéma dominant, à partir de titres importants sauvegardés et programmés par la Cinémathèque française.

L'erreur picturale c'est le sujet. L'erreur du cinéma c'est le scénario.

Fernand Léger

Derrière les expressions « cinéma pur », « cinéma intégral », « film absolu », « musique visuelle », « poème d'images » proposées par les artistes et critiques de l'époque, transparaît le désir de débarrasser le cinéma de tout ce qui ne serait pas essentiellement cinématographique. Se rejoue ici un débat inauguré depuis longtemps par Lessing dans son Laokoon (1766) concernant la spécificité de chaque art. Ce sont les éléments discursifs narratifs qui sont en priorité rejetés parce qu'ils instrumentalisent et normalisent tout le travail de la forme. Les jeux avec la matière filmique peuvent en revanche se diversifier à foison dès lors qu'elle n'est plus arraisonnée par les nécessités du récit. Cette demande de libération, cette revendication d'autonomie sont des thématiques récurrentes dans toutes les avant-gardes du début du siècle, bien sûr du côté de la peinture abstraite mais aussi avec la poésie phonétique ou sonore de Raoul Hausmann, Hugo Ball, Kurt Schwitters, et la poésie zaoum de Kroutchenykh, Khlebnikov et des frères Burliuk. Il ne s'agit donc plus de donner à voir des fragments analogiques du monde, ni même d'en donner une expression plus ou moins subjective, mais de construire de nouvelles réalités filmiques. Henri Chomette qui fut en France le plus actif défenseur de la notion de « cinéma pur » en dégage clairement le sens : « Le cinéma peut tirer de lui-même une puissance nouvelle qui, délaissant la logique des faits et la réalité des objets, engendre une suite de visions inconnues – inconcevables en dehors de l'union de l'objectif et de la pellicule mobile. »

Cette extraordinaire liberté que réclament les artistes face aux filets du langage et à la fiction jugée illusionniste va se manifester par une opposition violente au scénario considéré comme structure étrangère au « cinéma cinématographique » : « Toute la fantaisie humaine bridée dans les livres et le théâtre va se déchaîner (...) alors on commence à s'amuser vraiment, à utiliser les yeux pour des choses qui en valent la peine. Croyez-moi, passez chez l'oculiste, faites refaire vos yeux, vos lunettes. Le Cinéma va commencer... » (Léger). De son côté, René Clair déclare : « Pour moi, je saurai me résigner facilement à admettre aujourd'hui dans le monde des images ni règle, ni logique. La merveilleuse barbarie de cet art me charme. »

Certains films semblent en effet avoir évacué toute trame narrative : Ballet mécanique (Léger / Murphy), Le Retour à la raison (Man Ray), La Marche des machines (Deslaw), Cinq minutes de cinéma pur et Jeux des reflets et de la vitesse (Chomette)... Mais alors que le cinéma abstrait s'est richement développé en Allemagne avec Walter Ruttmann, Hans Richter, Viking Eggeling, Oskar Fischinger, ainsi que les expériences de projections lumineuses de Ludwig Hirschfeld-Mack et Kurt Schwerdtfeger au Bauhaus, il ne donne lieu en France qu'aux quelques rares mais surprenants films d'Alfred Sandy : Lumière et ombre, Essais cinématographiques et Prétexte, tous réalisés en 1928. Alors que la plupart des films qualifiés d'abstraits sont construits à partir de formes géométriques, certaines séquences de Prétexte sont singulières par leur exploration de la dissolution des formes stables. On n'oubliera pas que c'est en France qu'un peintre russe, Leopold Sturzwage (qui deviendra Survage), imagina dès 1914 de réaliser un film entièrement abstrait à partir de sa série de peintures intitulées Rythmes colorés commencée deux ans plus tôt.

Patrick de Haas

(in Jeune, dure et pure. Une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France, sous la direction de Nicole Brenez et Christian Lebrat, Cinémathèque Française / Mazzota, 2001).


[1] Fernand Léger, « Peinture et cinéma », Les Cahiers du mois, op. cit.

[2] En 1926, le débat fait rage autour du cinéma pur, qui oppose ses avocats (principalement Henri Chomette et le critique Pierre Porte) à ses adversaires (principalement Jean-Louis Bouquet et Henri Fescourt qui défendent leurs positions dans L'Idée et l'écran : opinions sur le cinéma (Impr. Haberschill et Sergent, 1925-26, 3 fascicules). Dès 1923, Paul Valéry, répondant à une enquête, rêve de pur cinéma avant que l'expression et les films censés les incarner ne se répandent : « Je pense qu'il y aurait à incarner un art du pur cinéma, ou du cinéma réduit à ses propres moyens. Cet art devrait s'opposer à ceux, théâtre ou roman, qui participent de la parole. (...) Je crois que certains films pourraient être des ouvrages aussi raffinés et aussi parfaits que certains poèmes » (« Appel à la curiosité », Le Théâtre et Comœdia illustré, n° 15, mars 1923, supplément « Films », n° 4).

[3] Henri Chomette, « Seconde étape », Les Cahiers du mois, op. cit.

[4] Fernand Léger, « Vive Relâche », Paris-Midi, 17 décembre 1924.

[5] René Clair, « Rythme », Les Cahiers du mois, op. cit., p. 87.

[6] Le projet fut explicité par Survage dans Les Soirées de Paris, n° 26-27, juillet-août 1914, et ardemment défendu par Apollinaire (« Le rythme coloré », Paris journal, 15 juillet 1914) et Cendrars (« La parturition des couleurs », La Rose Rouge, 17 juillet 1919). Mais il essuya un refus des Établissements Gaumont. Voir Survage. Rythmes colorés 1912-1913, catalogue du Musée d'art et d'industrie, Saint-Étienne, 1973.