La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages

Albert Capellani

La renaissance d'un auteur oublié, grand maître de la narration et de l'adaptation littéraire, pionnier du cinéma naturaliste.

La redécouverte de Capellani a été menée avec le festival Il Cinema Ritrovato de Bologne en 2010 et 2011, Pathé et la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. Retour sur l'œuvre restaurée du cinéaste au travers de l'étude menée par Philippe Azoury.

Albert Capellani (1874-1931)

Albert Capellani, le metteur en scène qui, en France, fut le premier à défricher les rapports complexes entre cinéma et théâtre, tissa des ponts entre ces deux domaines, donna au cinéma les armes formelles qui allait en faire un art à part entière, était à l'origine un acteur de théâtre. Élève du conservatoire (il suit, avec son frère cadet Paul, l'enseignement de Le Bargy), c'est sur les planches avec André Antoine, le grand metteur en scène naturaliste, au Théâtre Libre et à l'Odéon qu'il fit ses premières armes. Puis il passe régisseur, auprès du grand Firmin Gémier. Il devient l'administrateur du music-hall l'Alhambra en 1903, avant de répondre en 1905 à l'offre que lui fait Charles Pathé de rejoindre l'équipe artistique dirigée par Ferdinand Zecca. Charles Pathé est alors déterminé à changer le cinéma et à en dominer le marché mondial, convaincu que le cinéma sera « l'école, le journal et le théâtre de demain ». L'urgence est d'abord de réussir à sortir le cinéma du circuit forain dans lequel il est cantonné depuis le début de la décennie (l'incendie de la grande Charité servit d'argument dernier pour chasser le cinéma hors du centre des villes). Pour cela, Pathé ouvre un nombre conséquent de salles, rompt avec le système de ventes des films (les forains vivaient sur les mêmes titres jusqu'à l'usure) pour le remplacer par des locations hebdomadaires. Pour réussir à faire du cinéma le nouveau spectacle privilégié d'une bourgeoisie industrielle naissante, Pathé, allié à son directeur artistique Ferdinand Zecca, comprennent qu'ils doivent désormais lui offrir des films plus longs, autrement plus élaborés, incarnés par des noms de la scène – qui, grassement payés pour une après-midi de gesticulation aphone, trouvent leur compte dans ce nouveau médium qui leur permet de jouer chaque soir simultanément dans une centaine d'endroits à la fois.

Les films de Capellani de la période 1905-1907 finissent d'achever (en beauté : Peau d'âne, Aladin ou la Lampe merveilleuse, Cendrillon) les scènes à trucs héritées de Méliès et dont l'espagnol Segundo de Chomón est le grand maître d'œuvre chez Pathé ; Capellani, pétri des théories naturalistes qui forgent sa culture profonde, invente déjà un ménage aussi étonnant que bancal entre la féerie et le réalisme (dans Aladin, ce qui l'intéresse n'est pas le merveilleux, mais le retour à la réalité). Mais à partir de 1906, il impose sa marque chez Pathé et réussit coup sur coup quelques films charnières (Drame passionnel, La Fille du sonneur, Pauvre mère – film où il introduit tout un jeu d'apparitions/disparitions héritées des féeries dans un drame social sur la folie), où il offre au public citadin une sorte de miroir : des histoires (souvent adaptées par son scénariste André Heuzé à partir de romans à succès) devant lesquels ce nouveau public peut se reconnaître, jouées en partie dans les nouveaux studios Pathé (à Montreuil) avec des excursions dans les rues de Paris (les environs de Notre-Dame, les quais de la Seine, les guinguettes comme le Chalet du Lac à Saint-Mandé, ouvert en 1904, reviennent fréquemment) sitôt que le récit l'autorise à sortir du studio. Il est étrange de voir à quel point, durant toute sa période française, Albert Capellani n'a eu de cesse, esthétiquement, de faire l'aller retour entre le cinéma et le théâtre, qui est alors un art considéré en tout comme supérieur au cinéma. En studio, il répète à l'infini le système de représentation né avec Méliès : celui qui reproduit, frontalement et par des plans tableaux, le point de vue d'un spectateur assis dans une salle de théâtre. Quoi de plus normal, après tout ? La Maison Pathé faisait alors suffisamment publicité d'avoir réussi à engager à grands frais quelques noms des théâtres parisiens. Surtout, elle tente depuis quelques mois (elle y parviendra définitivement en 1907 en créent sa filiale la SCAGL - Société Cinématographique des Auteurs et Gens de Lettres, dirigée par Pierre Decourcelles) de trouver un accord avec les dramaturges et écrivains pour qu'ils comprennent enfin que le cinéma n'est pas seulement du cirque ou de la prestidigitation filmée, mais aussi une autre façon de transmettre des textes, et ce en dépit de son défaut de parole. Mais de l'autre côté, pour quelqu'un comme Capellani, qui a fait ses armes chez Antoine, qui est un lecteur féru d'Hugo et de Zola, comment ne pas voir dans le cinéma l'art le plus réaliste qui soit, plus que le théâtre, plus que la peinture, plus que le roman, un art qui ne passe plus par le filtre, toujours trop indirect, du pinceau ou de la plume, mais qui permet de capter une situation in-situ. Ce sont ces degrés de réalisme immédiat qui se sont perdus avec le désintérêt progressif des frères Lumières pour le cinéma. Albert Capellani est ce premier naturaliste du cinéma qui n'oppose pas le Théâtre et le Journal, ne voit pas en quoi la fiction romanesque et la vue documentaire seraient deux lignes non réconciliables: au contraire, il rêve de pousser le drame, la légende, le morceau d'histoire, l'époque dans un cadre qui n'est plus de convention mais qui donnerait à voir l'action comme elle a pu se passer.

Les bandes de 1906-1910 ne sont pas signées. Le nom de Capellani ne figure pas sur l'affiche, pas plus que celui des autres réalisateurs qui travaillent sous sa direction à la SCAGL : Michel Carré, Georges Denola, Georges Monca. En 1908, un film important comme L'Assommoir est présenté sous la formule « un film d'Emile Zola » : le film appartient à celui qui en a écrit le livret. Il en partage le mérite avec les acteurs venus du théâtre : Henri Krauss, Berthe Bovy, Mistinguett, Albert Capellani, Paul Escoffier. Le concept de mise en scène est encore balbutiant : Capellani fait parti de ceux dans le monde – Griffith aux USA, Feuillade chez Gaumont - qui vont l'importer du théâtre au cinéma. Capellani a livré pour le compte de Pathé ou de la SCAGL (dont il est le directeur artistique depuis 1907) une vingtaine de films par an, sans compter ceux qu'il supervise. Le nombre descendra à une douzaine dès lors que la durée des films n'aura de cesse de s'allonger jusqu'à aboutir, en 1912, au long métrage. C'est une filmographie massive, pléthorique. Il n'existe pas pourtant, et c'est regrettable, d'entretiens avec Albert Capellani. Il aurait été probant d'entendre ce qu'avait en tête celui dont l'intégralité des films pour la SCAGL/Pathé jusqu'en 1914 semble tester, palier après palier, semaine après semaine, la possibilité d'élever les degrés de réalismes dans le cinéma romanesque. Il aurait été également judicieux d'entendre Capellani le directeur d'acteur, Capellani le cadreur, dont les compositions sont parfois des rappels de tableaux réalistes de l'école française ou nordique. Et surtout Capellani le directeur artistique, c'est-à-dire celui qui avait une vue d'ensemble sur la stratégie que recouvrait la branche « scènes d'art » de la firme, un homme sans doute en relation directe avec les productions internationales (Pathé domine alors le marché et assiste, avec intérêt, à la naissance du cinéma américain), celui qui connaît mieux que quiconque ce public tout à inventer de ces années de transition que fut la période 1906-1914. Un public qu'il aura considérablement contribué à éduquer, d'abord en lui offrant des adaptations filmées des plus grands récits de l'époque (Les Misérables, Germinal, L'Assommoir, Le Chevalier de Maison-Rouge, Anna Karénine, Manon Lescaut, La Vie de Bohème, Les Deux gosses), se servant de l'adaptation comme d'un cheval de bataille pour imposer le cinéma auprès des lettrés et imposer les lettres auprès des illettrés (encore très nombreux, et qui avaient constitué dans ses premières années le plus fidèle des publics du cinématographe). Un public à qui il a aussi montré qu'aucune frontière n'existe entre le cinéma et les autres arts (le concept critique de cinéma comme 7ème art naîtra seulement après-guerre). Pour l'heure, un film est d'art s'il enregistre des artistes de théâtre ou est adapté de grands textes et qu'il peut emmener vers une esthétique de plus en plus découpée, où l'émotion naîtrait :

  • d'un mouvement d'appareil, Capellani affectionnant les légers panoramiques (La Fille du sonneur en 1906 en donne un exemple magnifique)
  • d'un insert en plan serré (quel dommage qu'il n'ait pas compris plus tôt et de façon plus systématique la puissance du gros plan)
  • d'une lumière (de plus en plus fréquemment naturelle)
  • d'un cadre dans lequel on entre et on sort (et qui n'est plus la photographie d'une scène), conscient du champ et du hors-champ

Capellani, sans doute sous l'influence d'André Antoine, a orienté ses acteurs vers un jeu différent, moins hystérique, moins gesticulant. Il n'est pas anodin qu'il soit à l'origine du succès au cinéma de Mistinguett : il ne fallait pas avoir peur du réalisme pour faire jouer cette fille, portée par un naturel sans égal, avec des acteurs au jeu plus démonstratif. Capellani a vu en Mistinguett l'actrice en phase avec ce que cherchait son cinéma. Il faut aussi revoir avec attention La Mort du Duc d'Enghien en 1804, un de ses plus beaux films, pour saisir où en est le cinéma en 1909 : le film commençant comme undrame théâtral pour finir dans une séquence folle de plusieurs minutes dans lequel le plan séquence devient un impressionnant territoire d'expérimentation.

De 1912 (Les Misérables) à 1914 (Germinal), Capellani va livrer pour Pathé des films d'une longueur extravagante, qu'il faut parfois passer en plusieurs épisodes, sur plusieurs semaines. Louis Feuillade pour Gaumont faisait de son coté un usage semblable de la durée, mais Capellani ne filme pas des serials (à moins de considérer la terreur des mineurs de Germinal coincés sous un éboulement comme une forme neuve de suspense politique). La longueur, il la teste sur des récits plus arides. Ces films qui ont eu un retentissement sans égal aussi bien en France qu'à l'étranger, imposant Pathé et sa filiale la SCAGL comme un laboratoire vers un anoblissement du cinéma (Pathé et Decourcelles, fin gestionnaires, avaient compris qu'imposer les « films d'art » constituait un pari à long terme, ils finançait les productions de la SCAGL à coups de bandes burlesques, toujours très appréciées : les séries Rigadin et Boireau). En 1914, la guerre éclate. Âgé de 40 ans, au summum de sa veine créatrice, adoubé par son maître André Antoine (lequel, convaincu désormais de ce que peut le cinéma, rejoint Pathé), Capellani voit son ascension freinée : il n'achève pas le tournage de Quatre-vingt treize (qui ne sera finalement monté qu'en 1921). Le manque de charbon, de jeunes acteurs, de salles, de public bientôt, paralyse la production. Pathé envoie Capellani aux Etats-Unis, où est en train de se bâtir, autour de Griffith et quelques autres, une façon de faire du cinéma dans laquelle il reconnaît ses ambitions. Capellani fréquente d'abord les Français déjà en place (Maurice Tourneur, Émile Chautard), livre ou supervise (en qualité de directeur artistique) des films pour Pathé Exchange, Metro Picture Corp, World Film Corp Empire. Il part pour Hollywood en 1917 et travaille à trois reprises en 1919 avec la grande Nazimova (pour le compte de la Nazimova production) : il signe Eye for Eye, Out of the Fog et le splendide Red Lantern. En dehors de cedernier titre, on connaît mal la période américaine (entre autres les films des années 20-23 signés pour la Cosmopolitan de William Randolph Hearst, dont un Les Rapaces adaptés d'un texte du jeune Winston Churchill !) de celui qui était déjà en France le plus « américain » des cinéastes, celui ici qui avait le plus de goût pour le découpage et la lumière pastorale.

Il rentre en France en 1924, trouve le cinéma changé et n'y trouve plus sa place. La SCAGL vivote et bientôt fermera ses portes. Les acteurs de la période primitive n'ont plus les faveurs du public. La vitesse du récit elle même s'est accélérée, sous l'impulsion d'une nouvelle génération (Epstein, Delluc, L'Herbier) qui elle aussi se bat pour que le cinéma soit un art, le 7ème, et de façon plus indépendante encore. Capellani, à leurs yeux, est un homme du cinéma du temps où celui-ci était encore sous la coupe du théâtre. C'est injuste, mais la génération années 20, dans sa volonté de faire table rase avec le cinéma français d'avant guerre, n'a pas vu qu'elle avait là son pionnier. Son dernier grand film en France, Quatre-vingt treize, date officiellement de 1921, mais en vérité l'esthétique du film accuse le fait d'avoir été tourné au début de l'année 1914. À Paris, il tente de lancer des coproductions avec les États-Unis, mais sa santé ne lui permet pas d'y retourner comme il l'aurait souhaité. Il meurt, en 1931, du diabète : le cinéma venait de gagner la parole, celle qui lui avait tant manqué dans ses grandes adaptations, et en l'absence de laquelle il s'était mis à chercher une autre façon de faire parler le film.

Philippe Azoury