La Cinémathèque française Catalogue des restaurations et tirages
  • Eternel amour - Albert Capellani - 1914 - Collections La Cinémathèque française
  • 1

Eternel amour

Albert Capellani / Fiction / France / 1914

Un paysan tombe amoureux fou d’une jeune fille, lui fait la cour, demande sa main à son père. Il invite pour ses fiançailles son meilleur ami, devenu artiste à Paris. Le jour des noces, la future mariée tombe entre les bras de l’artiste. Le père s’en aperçoit, en avertit le fiancé, qui en sort dévasté et tente de se donner la mort. Un accord est cependant trouvéᅠ: la fille épousera l’artiste.

A Paris, celle-ci déchanteᅠ: son bohème de mari va de fête en fête tandis qu’elle reste à la maison à élever leur fille. Elle mourra, et la garde de sa fille sera l’objet d’une dispute entre le peintre (père délaissant) et le fiancée d’autrefois, qui voudrait donner

  • Titre original : Eternel amour
  • Genre : Drame
  • Année de production : 1914
  • Année de sortie d'origine : 1914
  • Date de sortie en France : 10 juillet 1914
  • Format d'origine : 35
  • Métrage d'origine : 880 m

Film sauvegardé en 1996 d'après un élément de conservation issu des collections de la Cinémathèque française.

Informations techniques sur les copies

Année du tirageProcédé imageVersionMétrageCadenceMinutageFormat
1996Noir et blancFrançais895 m20 i/s39 min35

Projections notables (avec accompagnement musical)

Date de projectionLieuAccompagnement musicalCommentaire
2010-06-28Il cinema ritrovatoRétrospective Albert Capellani- édition 2010- Cinémathèque de Bologne
1996-12-19Cinémathèque française - Ciné-mémoire présenté sans accompagnement musical

Éternel Amour s'ouvre sur un très beau premier plan dont la composition rappelle les peintres flamands, un certain naturalismeᅠ: en arrière-plan, on aperçoit une colline de foin, des paysans qui travaillent la meule, des habitations lointaines et une ferme en amorce à gauche qui crée une coulisse vers le ciel. Un plan composé avec intelligence, dans le pur style Capellaniᅠ: juxtaposition de deux mondes, le réalisme social et la fiction romanesque. La demande de noces, elle, se fera au bord de l'eau, tout répond à un ordre solide.

Mais à la campagne s'oppose vite la ville, celle des peintres, de la bohème, les filles qui posent comme modèle, le cynisme affiché des attitudes. L'opposition est donc inscrite dès les premières séquences entre l'ordre et le désordre. L'arrivée à la gare du peintre, en ce qu'elle rejoue sciemment les frères Lumière - mais avec en prime un enfant d'un réalisme absolu, et un noir de fumée plus vraie que nature, est un des plus beaux plans de Capellani. La caméra y effectue un petit panoramique gauche-droite pour accompagner la sortie des deux amis du quai de gare jusqu'à la rue. Tout a été filmé en un plan-séquence, avec une belle aisance.

A peine le peintre rencontre-t-il la fiancée qu'il exprime son désir de la peindreᅠ: la représentation joue le rôle de catalyseur amoureux. C'est, de fait, un film de peintre sur un peintre, mais aussi un film réaliste sur un monde social guère prévenu des nouvelles coutumes nées en ville. Un film sur le moderne et l'éternel. La peignant, il la déshabille (un peu, pour arranger son allure), et c'est la première fois qu'elle se sent regardée. Le jour des fiançailles, elle tombe dans les bras du peintre, dans une grange où ce dernier lui offre une fleur et lui dit qu'il la trouve belle. Capellani, toujours dans une logique de film de peintre, a choisi une grange dont la décoration occupe toute la partie droite de l'écran et laisse derrière une ouverture sur un ciel lumineux et blanc, avec des arbres qui donnent au plan sa respiration graphique. La fiancée et le peintre sont au centre gauche du plan, elle en blanc lui en sombre, baignant dans un équilibre parfait. En montage parallèle (ce qui audacieux pour 1914), Capellani ne cesse de revenir sur le repas de fiançailles, le père qui commence à s'inquiéter, va les chercher et les surprend à l'instant même du baiser. Alerté, le fiancé ne sait pas réagir, et pleure dans les bras de son beau-père.

Son désespoir offre à Capellani un des plus beaux plans de sa carrièreᅠ: le fiancé est seul sur le pont, à côté d'une écluse, là où les courants sont les plus déchaînés. Il est pris en plongée, de très près, on ne voit que le haut de son crâne, son visage désespéré et derrière ce visage le torrent qui passe, à grand fracas. A-t-on mieux représenté la pulsion suicidaire, la tristesseᅠ? Voici un magnifique plan de mélodrame qui montre combien, après sept années à filmer le tourment amoureux, Capellani a finit par exceller dans le genre, l'amenant à son acmé.

Trois ans ont passé, le peintre a accepté d'épouser la fiancée, mais il est resté un noceur bohème et elle une mère au foyer (mère d'une petite fille) qui se sent délaissée. L'intérieur est encore une fois, dans l'œuvre du naturaliste Capellani, synonyme d'étouffement. Il développe aussi dans ce film une dialectique des attitudes et de l'habit. Même vêtue d'une très belle robe de fille de la bohème chic, l'ancienne paysanne continue d'être montrée comme paysanne, qui ne connaît pas les codes, qui ne connaît pas le détachement qu'il faut pour survivre dans cette ville cynique. Elle est extérieure au groupe, aux amis. Elle se tient au bord du plan, en insert, y entre par effraction, en sort aussitôt. Capellani la suit d'un léger panoramique gauche-droite, il montre une porte qui fait un mur illusoire entre les deux espaces, il insiste graphiquement sur la non réconciliation de ces deux espaces. Le mari, lui, part faire la fête au Chalet du Lac (lieu de prédilection de la bohème et décor récurrent des films citadins de Capellani). Le mari n'a aucune gêne à envoyer une voiture à sa femme pour qu'elle ramène le sac, oublié dans l'appartement, de sa maîtresseᅠ; Elle décide de s'y rendre en personne, et le reste appartient aux espacesᅠ: y pénétrer, ne pas y pénétrer, y être en intrus, en détenir les codes... Depuis le début de ce film, il n'y a jamais confrontation. Ce sont des espaces qui ne sont pas en connexion avec d'autres espaces et qui s'en tiennent à leur cercle. A force d'isolement, le plan de Jeanne, désespérée, alitée, appelant un médecin à son chevet détient quelque chose de psychiatrique – Charcot n'est pas loin.

Pierre (l'ex-fiancé) est devenu marin. Il va de port en port. C'est un espace à la dérive, qui ne sait plus où s'ancrer. Le plan très beau d'un bateau en bord de quai annonce L'Hirondelle et la mésange d'André Antoine (père spirituel de Capellani) qui sera tourné en 1920.

Capellani filme son retour au village, au pays, à l'espace originel en se posant la même questionᅠ: par où approcher, comment re-connecter avec cet espace dont on s'est exclu de son propre chefᅠ? Cet espace redeviendra le sien dans un découpage en quatre plans, où Capellani fera sortir Pierre de la maison, le fera arriver au cimetière sur la tombe de son amour de toujours. Cet espace-là est dessiné pour lui, il en maîtrise les raccords. Il en maîtrise même la magie, puisque l'image de sa femme lui revient en chimère, en surimpression. Quand son image se dissipe, elle est remplacée par celle de sa fille, bien réelle – la même, l'identique – et de fait, jouée par la même actrice. Philippe (le peintre) viendra reprendre sa fille. Pierre, d'abord, ne s'y opposera pas, ne saura comment s'y opposerᅠ. Puis, il comprendra qu'il doit absolument reprendre Madeleine par amour pour son ancienne fiancéeᅠ : il vide le champ de Philippe, et dans cet espace vide, une image vient s'imprimer, celle du jour des noces. Sur ce socle, le film se referme. Eternel amour demeure l'un des sommets de l'art de Capellani de peindre des espaces pour mieux les mettre en confrontation.

Philippe Azoury

Autour du réalisateur

  • David Bordwell's website on cinema

    Capellani trionfante

    http://www.davidbordwell.net/blog/2011/07/14/capellani-trionfante/

  • Christine Leteux, Albert Capellani, cinéaste du romanesque, Editions La tour verte, Grandvilliers, 2013.

  • Alain Carou, Le cinéma français et les écrivains - histoire d'une rencontre 1906-1914, Ecole Nationale des Chartes/ AFHRC, 2002.

Autour du film

  • Catalogue Il Cinema Ritrovato 2010

    p.135.