Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Les films Triangle à la Cinémathèque française

La restauration de The Desert Man

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Galerie d'extraits de films

Manhattan Madness (Une Aventure à New York), Allan Dwan, 1916

En 1952, Henri Langlois avait reçu du MoMA une copie d'époque 35 mm avec cartons anglais. Au début des années soixante il fit tirer, à partir de cette copie, un contretype safety 16mm, puis en septembre 1965 il procéda au tirage de deux copies 16 mm à partir de ce même contretype. La Cinémathèque française conserve une troisième copie 16 mm, sans qu'on puisse en déterminer l'origine.

Analyse

C'est un nouvel exemple de l'association Dwan - Fairbanks. Le propos d'ensemble est explicité dès les premiers cartons du film : il s'agit de comparer l'Est (New York) et l'Ouest (le Nevada) selon leurs qualités respectives et leur capacité à procurer de la joie. Steve O'Dare (ce nom est sans doute une parodie d'un « Oh dear! » un peu chochotte) élève des chevaux dans le Nevada et vient à New York les vendre au représentant d'une puissance étrangère. Le film sera donc l'occasion d'une double mise en parallèle : l'Est et l'Ouest américains d'une part, les États-Unis et la guerre en Europe d'autre part. De sorte que ce film, apparemment décontracté, a une valeur importante sur le plan cinématographico-politique : il est important dans la consolidation de la persona de Fairbanks, dans le traitement narratif et cinématographique des écarts Est-Ouest aux États-Unis, et dans la relation à l'Europe au plan de l'histoire politique (que peuvent faire les Américains pour les Européens : leur vendre des chevaux ?), mais aussi au plan du cinéma (le projet de la Triangle ayant sans doute été de supplanter la production cinématographique européenne au bénéfice du seul cinéma américain), comme on le verra à propos de la fin du film.

L'acteur Douglas Fairbanks est passé de Broadway à Los Angeles, d'une capitale culturelle aux usines à fabriquer des films. Le personnage qu'il incarne ici va du Nevada à New York, ou plus exactement revient à New York après s'être établi au Nevada. Ce personnage à une caractérisation assez nette : d'origine aisée, il a fait ses études dans un « college » huppé de la côte Est, mais il dirige un élevage de chevaux dans le Nevada. Il a donc fui la ville, dont il estime le train-train fade, pour retourner au grand air s'occuper d'élevage, tout en y réussissant à développer une entreprise prospère. Il faut y ajouter une autre caractéristique. Les premiers plans du film présentent son arrivée à New York : il court sur les toits du train qui l'a amené, franchit à pieds joints une barrière et saute dans une voiture qui l'attend, non sans avoir pris le soin de remettre un pli urgent à un coursier à cheval venu le rejoindre tout exprès. Fairbanks incarne ainsi une sportivité amoureuse de vitesse et dédaigneuse des conventions, pour une modernité qui semble valoir à la fois pour les États-Unis (il incarne l'Américain idéal) et pour le cinéma (sa course initiale est une sorte de montage permettant d'enchainer une arrivée en train, un exploit sportif, l'usage du poney express et un départ immédiat en voiture), ou si l'on préfère pour le nouveau cinéma américain, lancé dans le long métrage de fiction avec de nouvelles vedettes comme Fairbanks. CQFD.

Par son montage parallèle, l'extrait reflète l'esprit général du film pour la comparaison entre l'Est et l'Ouest. Steve O'Dare oppose à ses amis qui lui vantent les plaisirs new yorkais (une sortie à cheval, une bagarre à la sortie d'un bar, un trajet en autobus à impériale), les joies saines du Nevada (dompter un mustang, régler ses comptes dans un gunfight, conduire une diligence dans le désert). On s'arrêtera un instant sur deux points. Tout d'abord ce plan étonnant montrant au premier plan des cow-boys et à l'arrière-plan, à flanc de coteau, la lente progression vers la droite d'un troupeau de vaches, comme si l'image était coupée en deux registres superposés, dans une sorte de montage dans le cadre qui n'est dû qu'à la géographie particulière du lieu choisi permettant de présenter, sans élever la caméra, une grande profondeur, le lointain se retrouvant au-dessus du proche. Ce plan n'était certainement pas le plus aisé à mettre en scène. Ensuite, on relèvera les deux « travelogues », l'un sur le bus à impériale, et l'autre sur la diligence. Ce type de mouvement de caméra est à la fois rare (il n'intervient que de façon très parcimonieuse dans les films de fiction de l'époque), classique (puisque c'est un des premiers effets cinématographiques du cinéma muet pour ces voyages - la plupart du temps en train - qui permettent d'admirer le paysage qui défile), et ici inédit puisqu'il est encore plus rare d'avoir une caméra embarquée sur un véhicule cahotant comme cette diligence, ou même sur un bus tournant comme ici à angle droit. Il est clair que le propos du film est de faire juger supérieure la vie au grand air, par opposition aux raffinements un rien décadents de la bonne société new-yorkaise, mais le personnage même de Steve O'Dare met en lumière la complémentarité entre les deux : son éducation lui permet de diriger une entreprise d'élevage en toute prospérité (la campagne a besoin de la ville), et la ville pour ses affaires a besoin de la campagne (vente massive de chevaux au profit d'une puissance militaire étrangère). Autrement dit, Steve O'Dare / Fairbanks est une synthèse réussie entre deux extrêmes des États-Unis, qui ne s'opposent pas vraiment, mais se complètent. On sait que cinématographiquement la Triangle était à la recherche d'un public unifié, dans tous les États-Unis et dans toutes les couches de la population, jeunes et moins jeunes, riches et moins riches, easterners (qui forment démographiquement la plus grande partie du public de cinéma) et westerners.

Dans la dernière partie du film, O'Dare a rendez-vous avec son acheteur potentiel dans une mystérieuse villa avec portes secrètes, escaliers magiques, soubrettes - espionnes, coups de feu surprises et chausse-trappes en tout genre. Il parvient toutefois par téléphone à appeler à sa rescousse ses cow-boys qui accompagnaient le troupeau et c'est au galop qu'ils arrivent pour nettoyer la maison - nid d'espions (il s'agissait en réalité d'une mise en scène voulue par ses camarades new-yorkais pour démontrer qu'on pouvait aussi à New York éprouver des sensations fortes). Cette partie finale, à l'intrigue un peu trop tirée par les cheveux, est peut-être une parodie de film européen, alambiqué à l'excès dans un décor de théâtre à machines, qui pourrait être Fantômas (1913) ou Les mystères de New York (1914).

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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