Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Les films Triangle à la Cinémathèque française

La restauration de The Desert Man

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Galerie d'extraits de films

Hoodoo Ann (Lloyd Ingraham, 1915)

En 1984, la Cinémathèque française a acquis une copie 16 mm avec cartons en anglais provenant d'une copie de distribution américaine d'époque.

Analyse

Mae Marsh, vedette de l'équipe Griffith et parfois co-productrice des films dans lesquels elle joue, interprète dans son registre habituel (vivacité du jeu, naturel de la mise et des gestes) une jeune fille simple, ostracisée par ses condisciples dans sa pension chic en raison de ses origines modestes et du fait qu'elle doit travailler pour gagner sa vie. C'est une des caractéristiques des vedettes féminines de la Triangle (Bessie Love, Lillian Gish, Marguery Wilson) que d'interpréter tantôt des jeunes femmes, tantôt de toutes jeunes filles, l'habit et la coiffure faisant la différence. Ann est maladroite (elle casse une poupée qu'elle avait empruntée en cachette pour jouer), mais elle se rattrape toujours par une autre action : ici, elle sauve très courageusement des flammes une petite fille. C'est ce qui lui vaudra d'être « adoptée » par des voisins et d'entrer ainsi dans la vie d'adulte. Hoodoo Ann, véhicule pour Mae Marsh, fait ainsi partie de ces films « à kids » de l'époque, où les enfants tiennent les rôles principaux, et dont l'objectif est de conquérir le public jeune et le public familial, en espérant que les enseignants feront de la publicité pour ces films moraux et guideront ainsi des classes entières d'écoliers vers les salles de cinéma.

Il faut d'abord rappeler que contrairement à ce que laisse penser la copie dans son état actuel, toute la scène de l'extrait se déroule de nuit : les pensionnaires sont couchées depuis un certain temps quand le feu prend. Il faut donc les imaginer comme fortement teintés du rouge de l'incendie, selon le code de l'époque.

Il faut ensuite voir que toute la scène relève du spectaculaire : dans une tentative que l'on connaît maintenant très bien, la Triangle développe des scènes spectaculaires nocturnes sur fond d'incendie (voir les analyses d'Hell's Hinges, The Half Breed…). Le principe est simple : en extérieur réel, un décor en bois est enflammé, procurant ainsi un éclairage nocturne suffisant pour tourner la scène, en un temps où le transport sur le tournage de l'électricité n'existe pas encore (en 1916, c'est une affaire de mois puisqu'en 1917, le problème sera résolu). Ici toutefois, le risque n'a pas été pris de tourner de nuit : l'incendie a été réalisé de jour puis teinté en rouge (première forme de la « nuit américaine »). On conjugue donc ici trois éléments spectaculaires : l'extérieur réel, la nuit et le feu. La scène est extraordinairement découpée pour l'époque entre les plans larges et les plans plus serrés en extérieur réel, et les plans moyens d'intérieur au moment du sauvetage. Ce découpage est dû à la fois à la complexité de l'action (remue-ménage à l'extérieur, arrivée des pompiers, sauvetage à l'intérieur), mais aussi à la nécessité de rendre la continuité de cette action complexe à partir d'un tournage en temps réel (la pension ne brûlera qu'une seule fois). Comme il s'agit d'une production de prestige, les figurants sont très nombreux (pensionnaires, responsables de la pension, voisins alertés, pompiers) et leur mise en scène n'est pas une mince affaire, notamment devant la pension en feu. Il semble d'ailleurs qu'exceptionnellement, la scène ait été filmée avec deux caméras car on peut noter pour l'incendie de légères variations d'angle de prise de vue.

L'extérieur réel. Il a plusieurs avantages : il offre du naturel et du vaste, par opposition à la scène théâtrale (il s'agit de prouver les mérites du cinéma, tout en affirmant parallèlement son appartenance au territoire américain), donc du spectaculaire, renforcé par le recours à de nombreux figurants pour participer de ce que le poète américain Vachel Lindsay appelait la splendeur propre au cinéma. On en profite pour construire des décors d'importance (ranch, église, grange, pension), tout en bois (pour le naturel et pour la combustion). Le revers de la médaille est que ce décor principal apparaît dans les films de la Triangle souvent comme isolé, posé là tout seul, ce qui fait ressortir son côté « décor de cinéma » : pas de route qui y mène, pas de jardin ou de plate-bande, pas de ligne électrique, pas de voisin. Ici, la pension paraît posée en plein champ, sans rien de ce qui fait la transition entre une maison et son paysage.

Le studio. La scène du sauvetage dans le dortoir est tournée en studio, de façon à mettre en sécurité les acteurs en contrôlant la représentation des flammes. Mais évidemment, le feu est moins spectaculaire car moins important dans le dortoir que dehors : on note dans les coins quelques flammèches, loin des deux actrices, et la fumée est censée pallier cela. Pour diminuer cet écart trop sensible, on a procédé à une surimpression pour faire apparaître au premier plan d'autres flammes, rapportées, et quelque peu diaphanes. On peut noter un tel ajout dans une scène du même type à la fin de The Half Breed.

Au total, une scène très élaborée, aux moyens conséquents, mais où des restes de primitivisme peuvent encore se voir dans la recherche de solutions à des entreprises nouvelles. Ce qui retient au final est le risque de la scène à mouvements de foule à régler et à filmer, en temps réel, devant la pension en flammes.

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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