Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Les films Triangle à la Cinémathèque française

La restauration de The Desert Man

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Galerie d'extraits de films

The lamb, Christy Cabanne, 1915

En 1953, Henri Langlois tira une copie muette 35 mm avec flash-titles anglais à partir d'un contretype provenant d'une copie travail d'époque. Le film est parfois répertorié sous le titre « Le Timide ».

Analyse

Ce film Fine Arts, supervisé par Griffith et réalisé par un de ses fidèles seconds, a figuré au tout premier programme Triangle présenté en avant-première en septembre puis au public en novembre 1915 à New York : c'est donc en quelque sorte un film - amiral de la Triangle, chargé de porter haut ses couleurs. En termes de communication, il s'agit de présenter trois choses, associées :

- La nouvelle star Douglas Fairbanks, qui fait ici son entrée dans le cinéma et donc permet d'identifier la Triangle comme différente des autres firmes ;

- Le nouveau format (long métrage, essentiellement tourné en extérieur à l'Ouest, et à grand spectacle avec de nombreux figurants, un train, un avion, des voitures, et des grandes manœuvres militaires) ;

- Enfin, un discours dont la Triangle entend tirer bénéfice (le citoyen américain est pacifique, mais si on lui cherche des noises, il saura se défendre).

L'extrait se situe vers la fin du film. L'agneau du titre est le personnage interprété par Fairbanks, et il se signale au début de l'histoire par sa pusillanimité, voire sa couardise : il n'aime pas la bagarre ou l'affrontement, n'est pas spontanément porté sur l'admiration des militaires et laisse volontiers les autres sauver les femmes qui se noient dans l'Océan. C'est un tender foot sans ressort. Il se laisse facilement berner et se retrouve sans l'avoir voulu en territoire mexicain où s'affrontent l'armée régulière (avec ses beaux uniformes blancs et son sens incomparable de la fuite désordonnée) et des rebelles plus vrais que nature avec leurs cartouchières, leur grand chapeau et leur barbe mal rasée. Il est pris en otage par les rebelles, peu de temps après que celle après laquelle il soupirait au début du film ait subi indépendamment le même sort (leur séparation est due au dédain de la belle pour cet homme qui tremble devant le danger). La scène présentée est donc, en condensé, l'inversion de toutes les scènes précédentes où le personnage masculin avait montré son manque d'assurance et son manque d'esprit chevaleresque, selon le schéma classique de la revanche attendue.

Par-delà le thème classique du preux chevalier qui sauve la femme en péril au milieu des sauvages, cette fin de film est une coda « à la Griffith », selon un schéma mis au point à la Biograph et déployé pour Birth of a Nation : il s'agit de « the last minute rescue », qui aura tant de succès dans le western, sur un modèle simple et efficace. Un groupe de pionniers se retrouve encerclé par les sauvages (Indiens, ici Mexicains, dans Birth of a Nation des Noirs). Il résiste, mais ses munitions viennent à manquer et il va succomber au nombre supérieur des ennemis moins armés mais déterminés. Heureusement, la cavalerie fédérale a été alertée et arrive à temps pour faire lever le siège, anéantir les assaillants et sauver les pionniers. On joue d'abord sur un montage alterné entre deux lieux : le siège et la cavalerie. Pour le siège, on joue à nouveau de montage alterné entre les assaillants et les assaillis, ce qui fait une tresse cinématographique : pendant que les assaillants resserrent leur étau, il n'est pas sûr que la cavalerie arrive à temps. La tension dramatique tient aussi à des oppositions fortes : civils / militaires, couple / armée, fantassins / cavaliers, Mexicains / Américains, avec des répartitions variables : les Mexicains sont des fantassins sauvages, le couple est civil, pacifique et américain, les soldats sont des cavaliers réguliers et de tranquilles Américains. Ces oppositions ont été tranquillement installées : les Mexicains ne sont pas l'armée régulière mexicaine (qui a été défaite au début du film), ils combattent à l'arme blanche et le chef a des visées sur la jeune femme. Ils sont donc plus proches des bandits que de l'armée, alors que la cavalerie se déploie à allure raisonnable pour finalement l'emporter. On pourra s'étonner de l'insistance sur les Mexicains et la façon de les filmer, si possible en plongée, comme des éléments du paysage (topos qui sera repris pour les Indiens des westerns) comme l'indique ce plan où ils surgissent en silence des buissons par une sorte de génération spontanée : cette insistance est raciste et consiste à montrer les Mexicains comme des vers rampants, sanguinaires et lubriques. À la fin, une fois la vermine éliminée, le civil tombe dans les bras des militaires, la femme tombe dans les bras du civil, et les amis perdus les rejoignent enfin.

Ici, la Triangle suit la ligne déjà présente du temps de la Mutual qui consiste à faire des films à partir de la guerre civile mexicaine, ou plus simplement de traiter de la guerre civile, quelle qu'elle soit, au point d'en faire une sorte de genre de l'époque (Civil War). Cette ligne sera poursuivie pendant toute la Triangle, que ce soit pour les États-Unis (Sécession), l'Irlande (troubles de 1916), l'Arménie (génocide de 1915) ou la Russie (troubles de 1915, révolution de 1917). Il est donc clair que le choix de The Lamb pour inaugurer la nouvelle politique de la Triangle avait une dimension idéologique, de politique nationale et internationale.

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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