La Belle et la bête sort en salle en 1946 et reçoit le Prix Louis-Delluc. Le film est un immense succès. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à contrecourant du cinéma néoréaliste en pleine floraison, Jean Cocteau emprunte les chemins de la féerie pour renouer avec ses obsessions existentielles. Il adapte le conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la bête, publié en 1757, mais en le détournant de sa vocation première, qui était d’instruire les enfants en leur montrant que les apparences sont trompeuses. En s’appropriant ce conte qui, dit-il, « correspond à sa mythologie personnelle », Jean Cocteau crée un climat onirique totalement original et donne libre cours à ses préoccupations intimes. Il confie à l’acteur Jean Marais, l’homme qu’il aime, le triple rôle de la Bête, du Prince et d’Avenant (un personnage qu’il invente), amoureux de Belle et ami de son frère.
Jean Marais, jean Cocteau, Josette Day et Michel Auclair sur le tournage de La Belle et la Bête.
Photographie de Serge Lido (D.R.). Collection Cinémathèque française
Un conte de fée sans fées
Même si Cocteau donne à son film les apparences du genre, en l’introduisant par la formule consacrée : « Il était une fois », il prend des libertés par rapport au conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont : les fées ne sont plus à l’origine du récit et de son dénouement. Les éléments magiques existent par eux-mêmes, sans intervention surnaturelle. Cocteau habille le conte d’une atmosphère beaucoup plus merveilleuse, proche de l’irréalité et de l’incompréhensible, afin d’en dégager une poésie pure. C’est ce que semble illustrer la célèbre réplique « Ne cherchez pas à comprendre », adressée par la Bête au marchand, qui sera reprise et illustrée dans Le Testament d’Orphée (1959).
Maquette d’affiche pour La Belle et la bête (1945). Dessin de Jean-Denis Malclès © ADAGP Paris, 2020. Gouache sur papier, 20 x 32,5 cm. Collection Cinémathèque française
Affiche de La Belle et la bête (1945). Jean-Denis Malclès © ADAGP Paris, 2020. Lithographie, 166 x 239 cm. Collection Cinémathèque française
L’affiche est fidèle dans sa composition au dessin originel : elle saisit l’instant où la Belle, dans un geste d’acceptation, tend sa main vers la Bête dont l’attitude traduit la méfiance et l’incrédulité. Un cheval fantastique se tient à ses côtés, se confondant presque avec le décor irréel qui ancre l’histoire dans le conte de fées. Plusieurs affiches ont été éditées à la sortie du film en octobre 1946.
La Bête, entre humanité et animalité
Contrairement au conte d’origine, la Bête de Cocteau, sans avoir l’apparence d’un humain, n’est pas non plus clairement animale. Elle est dans une « zone de voisinage », entre humanité et animalité. Personnage empreint d’une grande courtoisie, ses instincts de prédateur se réveillent à l’approche d’un animal sauvage. Pour Cocteau, « cette bête féroce est une bonne bête », elle est émouvante dans sa souffrance.
Jean Marais maquillé en Bête pour la Belle et la bête. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
On sait que Cocteau s’est profondément identifié à ce personnage, à la fois ardent et inquiétant. Dans La Belle et la bête, journal d’un film, écrit par Cocteau et publié en 1946, le poète raconte comment, sur le tournage du film, il est lui-même rongé par un anthrax, qui lui donne l’apparence repoussante de la Bête. Il met sa transformation physique en rapport direct avec la gestation du film. Ce journal est fascinant dans sa description de la lutte acharnée de l’auteur rongé par un mal qui le transforme en bête, à mesure que la beauté du film prend forme.
La Belle et la bête : journal d’un film, par Jean Cocteau, avec 24 planches hors texte en héliogravure. - [Paris] : JB. Janin, édition originale, 1946. Collection Cinémathèque française
Un merveilleux fantastique : la lumière et les décors dans La Belle et la bête
Pour tourner La Belle et la bête, Jean Cocteau s’est entouré de deux grands noms du cinéma : Christian Bérard (décorateur et directeur artistique), et Henri Alekan (directeur de la photographie). À son décorateur, il demande d’écarter tout « pittoresque », d’éviter le style « hostellerie » de la reconstitution historique, et d’employer des accessoires modernes (arrosoir, banc, ustensiles de cuisine). Christian Bérard crée un climat hollandais traversé du souvenir des tableaux de Vermeer, de Rembrandt ou de Pieter de Hooch. Par ailleurs, pour construire cet univers fabuleux, il s’est sans doute inspiré des gravures de Gustave Doré pour Les Contes de Perrault (ouvrage paru en 1862), dont il a su percevoir le potentiel fantastique.
La Belle et la bête, scène d’intérieur. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
La Belle et la bête, scène d’intérieur. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
Le travail d’Henri Alekan sur la lumière est également remarquable. La géographie de La Belle et la bête repose sur une dualité primordiale : alors que la maison du père représente le monde réel, le château de la Bête est issu d’un monde magique et irrationnel. Afin de marquer visuellement cette opposition, Alekan crée deux atmosphères lumineuses différentes : pour ancrer dans le réel le monde de la Belle et celui des villageois, il crée une lumière dure, sans aucun effet de flou, une photographie forte en contrastes, retrouvant les mouvements lumineux des peintres hollandais du XVIIème siècle, de Rembrandt ou de Vermeer. Le travail sur les ombres et la lumière comme supports du réel est particulièrement remarquable. Les ombres dans le monde « réel » de la Belle soulignent la provenance naturelle de la lumière, d’où l’apparition fréquente des fenêtres dans le cadre dans les scènes d’intérieur. L’ombre double la silhouette des personnages tel un reflet de miroir uniforme, créant un équilibre parfait et donnant un aspect classique à l’image.
La Belle et la bête, scène d’intérieur. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
À l’inverse, pour évoquer le domaine de la Bête, Henri Alekan crée une lumière diffuse, brumeuse, comme immatérielle, et utilise les ombres de façon surréaliste. Le château enchanté est envahi de zones d’obscurité profonde. L’éclairage isole les visages en laissant l’espace environnant dans le flou, le sombre et le mouvant. La musique de Georges Auric participe à la création d’une atmosphère épaisse et lourde autour du château de la Bête, faite de solitude et d’angoisse.
La Belle et la bête, le marchand arrivant au château de la Bête. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
La Belle et la bête, intérieur du château de la Bête. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
La Belle et la bête, Belle dans le château de la Bête. Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française
La Belle et la bête, Belle dans le château de la Bête. Photographie de tournage de Serge Lido (D.R.). Collection Cinémathèque française
La Belle et la bête, montage de photographies de plateau pour la promotion du film. Photographies de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française