« Faire de la poésie plastique » : Le Sang d’un poète (1930)

Véronique Doduik - 13 novembre 2022

En 1930, Jean Cocteau réalise son premier long métrage, Le Sang d’un poète, commandité et produit par son mécène, le vicomte Charles de Noailles. Envisagé d’abord comme un film d’animation, le projet se révèle trop difficile à réaliser d’un point de vue technique. Cocteau, qui avoue « ignorer alors tout de l’art cinématographique », choisit de faire un film en images réelles « aussi libre qu’un dessin animé », dans lequel il pourra déployer son univers poético-fantastique. Le cinéma sera pour lui un outil d’exploration de l’inconscient, une expérience sensorielle inédite, et selon ses mots, « une occasion de faire de la poésie plastique ».

Le Sang d’un poète est une œuvre-clé dans la filmographie de Jean Cocteau. Elle contient déjà toute sa mythologie personnelle, avec des figures et des scènes qui seront les leitmotivs de ses films suivants : la traversée du miroir, l’élasticité du temps, le désir de s’envoler, la statue qui s’anime, la bataille de boules de neige, l’obsession de la blessure et du sang, le suicide du poète…

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Lee Miller (la statue). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Féral Benga (l’ange noir). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

Le film, divisé en quatre parties introduites par des cartons à la manière du cinéma muet, se déroule sans aucune logique narrative. « Les actes s’y enchaînent comme ils le veulent, sous un contrôle si faible qu’on ne saurait l’attribuer à l’esprit. Plutôt à une manière de somnolence aidant à l’éclosion de souvenirs libres de se combiner, de se nouer, de se déformer jusqu’à prendre corps à notre insu et à nous devenir une énigme." (Jean Cocteau : La Difficulté d’être, 1947). La temporalité du film est intérieure, semblable à celle d’un rêve.

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

Si Le Sang d’un poète a pu être qualifié de film « surréaliste », avec son atmosphère onirique et son esthétique du hasard, Jean Cocteau s’en est toujours défendu, affirmant que son film « n’est qu’une descente en soi-même, une manière d’employer le mécanisme du rêve sans dormir ». Pour Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, Le Sang d’un poète « n’a jamais été ce qu’on appelle un film », plutôt « une reprojection sur écran d’une suite d’images nées du cinéma dans la cosmogonie du poète ».

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

Le Sang d’un poète peut être compris comme un autoportrait de Cocteau, au carrefour de tous ses fantasmes. Cocteau y projette son double dans la figure d’Enrique Rivero, avec lequel il établit par la voix un lien organique, à la fois intérieur et extérieur.

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Enrique Rivero (le poète). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

Le thème principal du film est la difficile condition du poète, instrument de forces obscures et souffrant pendant l’acte de création. Georges Auric avait composé une musique particulière pour chaque séquence, Cocteau en changea l’ordre à la dernière minute, pour placer au hasard les thèmes musicaux. Ceux-ci apportent au film un rythme syncopé, pareil à un cœur qui bat, avec un enregistrement du cœur de Jean Cocteau. Le Sang d’un poète est le premier volet des films orphiques de Jean Cocteau, Orphée (1949) et Le Testament d’Orphée (1959). Il ouvre de façon significative son œuvre cinématographique.

Le Sang d’un poète est projeté pour le première fois le 20 janvier 1932 dans la salle du Vieux-Colombier à Paris. Le film resta pendant au moins vingt ans à l’affiche d’une petite salle de cinéma de New-York et battu le record de longévité d’un film à l’affiche. Dans cette même salle, Charlie Chaplin vit ce film et comprit “qu’il pouvait exister un cinéma en Europe” (Du cinématographe, Jean Cocteau).


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.