La Traversée du miroir

Véronique Doduik - 13 novembre 2022

L’existence d’un lieu ou d’un objet qui sert de médiateur pour conduire vers un autre monde appartient en propre à l’univers de Jean Cocteau. Le thème du passage dans une autre dimension, vers un autre monde, invisible à nos yeux, y occupe une position centrale. Dans Le Sang d’un poète, son premier long métrage, une statue invite le poète à plonger dans un miroir et découvrir un autre monde, peuplé de personnages étranges se déplaçant dans des lieux insolites. Le miroir est déjà ici l’instrument du passage vers cet univers invisible auquel seul le poète peut accéder.

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Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930). Photographie de Sacha Masour. Collection Cinémathèque française

Dans Orphée, c’est le miroir que le poète franchit pour accéder à l’au-delà.

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Orphée (Jean Cocteau, 1949). Photographie de Roger Corbeau. Collection Cinémathèque française

Dans La Belle et la Bête, c’est une forêt mystérieuse qui relie les deux mondes que sont, d’une part, le village et la maison bourgeoise du marchand, et d’autre part le château enchanté de la Bête.

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La Belle et la bête (Jean Cocteau, 1945). Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française

Une fois franchi le seuil de cette forêt, les premiers phénomènes enchantés apparaissent : les feuillages s’ouvrent et se ferment seuls pour guider le visiteur. Nous pénétrons dans un autre espace-temps, régi par des lois différentes de celles du monde réel, comme dans « la zone » d’Orphée. Dans le château de la Bête, Belle évolue dans une course au ralenti ou traverse les couloirs sans marcher. Les chandeliers sont tenus par des mains sans corps, les portes s’ouvrent seules, les statues bougent et regardent.

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La Belle et la bête (Jean Cocteau, 1945). Photographie de G.R. Aldo. Collection Cinémathèque française

Dans Orphée, la découverte d’un autre monde correspond à une initiation. Entre l’univers réel et l’univers irréel, pas de séparation radicalement étanche. Toutefois, le passage de l’un à l’autre constitue un moment spectaculaire du film. La principale porte de communication est là aussi le miroir que l’on traverse. L’initié, l’ange Heurtebise, révèle à Orphée que « les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient ». Bien que le symbole du miroir soit présent dans tous les films de Cocteau, c’est dans Orphée qu’il devient le moteur du récit et qu’il exprime sa pleine valeur métaphorique. Le miroir permet d’y franchir l’infranchissable, il mène à la fois à la mort et à l’inspiration poétique. La surface du miroir a la faculté de pouvoir se liquéfier pour ouvrir vers l’Invisible. Dans Orphée, ce passage se fait par une suite d’images inattendues, lorsqu’Orphée, en tentant de quitter le chalet de la Princesse, se heurte contre la glace et s’évanouit.

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Orphée (Jean Cocteau, 1949). Photographie de Roger Corbeau. Collection Cinémathèque française

Dans la scène suivante, Orphée se réveille étendu près d’un bassin qui reflète son visage comme le faisait le miroir l’instant d’avant. Tout comme les miroirs, l’élément liquide chez Cocteau est souvent la substance symbolique de la mort. Si dans sa pièce de théâtre Orphée, écrite en 1925, Jean Cocteau ne met en scène qu’un seul miroir, ce motif est multiplié dans le film de 1949 : on retrouve ces « portes de la mort » dans le chalet de la Princesse, dans le salon d’Orphée, et dans le rétroviseur de l’automobile, fatal à Eurydice. La « plongée » dans le miroir a aussi parfois été interprétée comme une métaphore de la plongée du poète au-dedans de lui-même.

Dans La Belle et la Bête, le miroir a un statut un peu différent : parmi les nombreux objets magiques du film, le miroir (que la Bête donne à la Belle lorsqu’elle quitte son château pour retourner chez son père) est investi d’un pouvoir particulier, révélant une vérité plus profonde que celle donnée par la superficialité d’un reflet. Il dévoile la personnalité réelle des sœurs de Belle, possède la faculté de révéler ce qui se passe loin de là où l’on se trouve. La Belle peut ainsi voir « à distance » la Bête agoniser près d’un étang dans son domaine enchanté. Mettant en abyme les nombreuses utilisations du miroir dans les autres œuvres de Cocteau, le miroir de La Belle et la bête est un objet central pour l’intrigue en elle-même : c’est lui qui relie mentalement et visuellement, par l’intermédiaire du fondu enchaîné, la Belle à la Bête.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.