Un autre espace-temps

Véronique Doduik - 13 novembre 2022

Jean Cocteau utilise le cinéma, cette « pure machine à sensations », pour déconstruire nos conformismes perceptifs, à commencer par les deux modalités essentielles qui commandent notre vision du monde, celle de l’espace et celle du temps. L’idée que le monde filmique est un autre monde, un monde inversé, déformé, peut-être plus réel que le nôtre, car créé par la poésie, est une idée centrale dans l’œuvre de Cocteau.

L’espace coctalien

On trouve dans les films de Jean Cocteau de multiples jeux sur l’espace : ainsi des scènes qui témoignent d’un désir de libération des lois de la pesanteur (la leçon de vol dans Le Sang d’un poète, ou l’apothéose finale de La Belle et la bête, sorte de montée aux cieux). Ou encore la soumission d’un même espace à des lois contraires. L’exemple le plus significatif en est la traversée de la « zone » dans Orphée séparant le monde des vivants de celui des morts. Cet espace indéfini obéit à des lois physiques contradictoires : dans un même plan, Heurtebise progresse immobile, faisant face à un vent violent, tandis qu’Orphée, comme englué dans un ralenti mimé, avance avec difficulté sans que le vent le touche.

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Orphée (Jean Cocteau, 1949). Orphée (Jean Marais) et Heurtebise (François Périer) progressant avec difficulté dans la « zone », de l’autre côté du miroir, où s’appliquent des lois physiques différentes du monde des vivants. Photographie de Roger Corbeau. La Cinémathèque française.

Comment représenter visuellement cet espace affranchi des lois communes qui régissent notre monde ? Le décorateur Christian Bérard, créateur des décors et des costumes de La Belle et la bête disparaît pendant la préparation d’Orphée. Il devait concevoir les costumes et les décors d’Orphée. Très affecté par le décès de cet ami très cher, Cocteau choisit de poursuivre sa vision : représenter cet autre monde non pas de façon dantesque, mais au contraire avec le plus grand dépouillement. Cocteau va utiliser des décors naturels : les ruines du fort de Saint-Cyr, bombardé pendant la Deuxième Guerre mondiale. Leur aspect fantomatique s’accorde à sa conception de l’au-delà.

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Orphée (Jean Cocteau, 1949). Photographie de Roger Corbeau. Collection Cinémathèque française

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Orphée (Jean Cocteau, 1949). Photographie de Roger Corbeau. Collection Cinémathèque française

De la même façon, Cocteau tourne dix ans plus tard Le Testament d’Orphée dans les carrières des « grottes du Val d’Enfer » aux Baux de Provence (Bouches-du-Rhône), dont l’espace abstrait s’accorde à sa vision cinématographique.

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Le Testament d’Orphée (Jean Cocteau, 1959). Photographie Yves Mirkine. Collection Cinémathèque française

Le temps coctalien

L’autre dimension du monde réel, le temps, est pour Cocteau une donnée variable que le poète peut modeler, puisque le cinéma permet de le suspendre, de le compresser ou de le distendre à sa guise. Jean Cocteau n’a cessé de travailler sur cette dualité : d’un côté le temps incompressible enregistré par la machine, et de l’autre celui qui s’écarte de l’écoulement linéaire et continu, un temps réversible et modelable, qui appartient en propre au poète. Si la vitesse d’écoulement du temps est très souvent perturbée dans les films de Cocteau, c’est sa dilatation qui a souvent la préférence. Les accélérés sont très rares, alors que dans tous les films « orphiques », le ralenti occupe une place très importante.

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Le Testament d’Orphée (Jean Cocteau, 1959). Le poète, sous les traits de Jean Cocteau, déambule dans un espace-temps indéterminé : il est vu à la fois de dos et de face. Le temps étant aboli, passé, présent et futur n’ont plus de frontières. Photographie Yves Mirkine. Collection Cinémathèque française

Dans Orphée, la « zone » est un sas de décompression dans lequel le temps se fige et les heures ne s’écoulent plus : on y entre et on en sort toujours à la même heure. La même « mise entre parenthèses temporelle » avait déjà été utilisée dans Le Sang d’un poète, puisque la totalité du film se déroule entre le moment où une cheminée d’usine commence à tomber et celui où elle atteint le sol et qu’apparaît le mot « Fin ». Dans La Belle et la bête, les temporalités du château de la Bête et du manoir du marchand ne sont pas les mêmes, mais coexistent néanmoins : ce décalage laisse le champ libre à des actions dans un temps suspendu qui ne compte pour personne. La Belle peut ainsi quitter le château de la Bête de nuit et arriver chez son père le matin même du jour qui ici s’achève. Le sens de l’écoulement du temps peut également être inversé, lorsque le poète reconstitue la fleur d’hibiscus dans Le Testament d’Orphée, dans une scène montée à l’envers.

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Le Testament d’Orphée (Jean Cocteau, 1959). Photographie Yves Mirkine. Collection Cinémathèque française

C’est avec Le Testament d’Orphée (1959) que Cocteau donne à sa notion de l’espace-temps son expression la plus achevée. Cet ultime film montre en effet l’insolite odyssée d’un homme ballotté dans le temps, errant dans des espaces étranges, confronté à lui-même, à son œuvre, à ses mythes, avant de trouver la mort.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.