Duels

Le duel, ou l'affrontement entre deux adversaires, est chez Kubrick une métonymie de combats plus importants sur des champs de bataille qui peuplent un certain nombre de ses films. En bon lecteur d'Aristote, il savait que le conflit est la source du drame, mais cela correspondait aussi chez lui à une préoccupation plus profonde, à un pessimisme radical qui voit l'homme comme foncièrement agressif.

Dans le scénario de Napoléon, qui est resté à l'état de projet, on croit entendre sa voix quand le jeune Bonaparte s'exprime dans un salon des Tuileries : "La Révolution a échoué parce que le fondement de sa philosophie politique était erroné. Son dogme central était le transfert originel de l'homme à la société. Elle avait l'idée rose que l'homme est bon par nature et qu'il n'est corrompu que par une société mal organisée. Il suffirait de détruire les mauvaises institutions, de remonter un peu la machine et hop !, on avait l'utopie de l'homme naturel revenu dans toute sa bonté... C'est une idée très attirante mais elle est tout simplement fausse. On a tout pris à l'envers. La société est corrompue parce que l'homme est corrompu puisqu'il est faible, égoïste, hypocrite et avide."

La confrontation dans les films de Kubrick se situe souvent dans un cadre insolite qui agit en contrepoint et en rehausse le propos. Dans Le Baiser du tueur, le jeune boxeur Davy poursuit Vince, un patron de bar véreux, jusque dans un entrepôt encombré de mannequins. Tels de modernes gladiateurs, ils s'affrontent l'un avec une lance, l'autre avec une hache, au milieu de ces statues de cire dont ils se jettent à la figure un torse ou une jambe. Le combat de boxe du protagoniste qui suit sur un écran de télévision son rival en amour évoque le premier court métrage de Kubrick, Day of the Fight, consacré à la préparation et au match de Walter Cartier, un pugiliste auquel Kubrick avait déjà consacré un reportage photo. L'ouverture de Lolita voit Humbert Humbert venir assassiner Clare Quilty, qui lui a ravi sa nymphette dans le cadre d'un château gothique inquiétant. Un portrait du XVIIe siècle préside à leur affrontement dans une partie de ping-pong (le sport ou le jeu – cartes, échecs ou billard – sont des versions "soft" des combats guerriers) avant que Humbert ne décharge son revolver sur son adversaire.

2001 est ponctué de rencontres hostiles qui soulignent la permanence de l'instinct agressif, du singe, qui se sert d'un os pour fracasser le squelette et le crâne de l'animal mort (qu'un effet de montage rapproche d'un tapir vivant), à l'astronaute, qui met fin aux fonctions vitales de HAL 9000, l'ordinateur. Dans Barry Lyndon, le duel au pistolet, qui voit mourir le père de Barry en ouverture, trouve un écho dans celui qui oppose Barry et son beau-fils, Lord Bullingdon, vers la fin du film (deux scènes inventées par Kubrick et absentes du roman de Thackeray). Un autre duel au pistolet, un duel à l'épée et un match de boxe à mains nues scandent par leur rituel la permanence d'une société où la violence se cache sous les mœurs policées. Dans Shining, c'est dans un escalier que Wendy, le remontant à reculons munie d'une batte, se heurte à Jack, venu lui "écraser la cervelle". Ce sont les toilettes, dans la caserne de Full Metal Jacket, qui voient Gomer Pyle, la recrue obèse, en caleçon et un fusil chargé à la main, abattre son sergent instructeur avant de mettre fin à ses jours. Chez Kubrick, le retour du refoulé et l'instinct de mort sont toujours présents et, enjeu capital, souvent liés à l'Éros.

Michel Ciment