Masques

La précision quasi-documentaire dans la préparation de ses films, son souci de rendre compte fidèlement et lucidement de la réalité, que ce soit dans la reconstitution du XVIIIe siècle, dans l'évocation du voyage dans l'espace ou de la guerre du Vietnam, s'accompagne chez Kubrick d'un refus du naturalisme. L'humour noir parcourt son œuvre avec un sens du grotesque où la frayeur se mêle au comique. Exemplaire à cet égard, son utilisation des masques, qui apparaissent dès L'Ultime Razzia, où Johnny Clay arbore un masque de clown lors du casse qu'il coordonne sur le champ de courses. Les voyous d'Orange mécanique portent des nez phalliques lorsqu'ils viennent violer la femme de l'écrivain. Les Japonais clients d'un pourvoyeur en costumes de carnaval et en nymphettes dans Eyes Wide Shut s'exhibent en perruques et en bikinis tandis que les participants à une orgie, dans le même film, couvrent leur visage de masques vénitiens comme les aristocrates décadents de la Renaissance italienne. Dans Shining, Wendy, errant paniquée le long des couloirs de l'hôtel Overlook, aperçoit une créature inquiétante au visage de cochon pratiquant une fellation. Les maquillages outranciers du chevalier de Balibari et d'autres personnages de Barry Lyndon leur donnent l'allure blafarde de spectres dans un royaume d'ombres.

Le goût de Kubrick pour des gros plans au grand angulaire de visages déformés par l'excès des passions évoque les rictus des "têtes de caractère" sculptées par Franz Xaver Messerschmidt, artiste autrichien du XVIIIe siècle (1).

Le cinéaste a toujours opté pour deux catégories de comédiens. D'une part, ceux dont il grossit les traits et qu'il pousse vers un style de jeu expressionniste, comme le Peter Sellers de Lolita et de Dr. Folamour, le George C. Scott et le Sterling Hayden du même film, le Malcolm McDowell et le Patrick Magee d'Orange mécanique, le Jack Nicholson de Shining ou le Lee Ermey de Full Metal Jacket. D'autre part, en sens inverse, des acteurs au jeu neutre, au bord même de l'inexpressivité : Keir Dullea dans 2001 : L'Odyssée de l'espace, Ryan O'Neal dans Barry Lyndon, Matthew Modine dans Full Metal Jacket et Tom Cruise dans Eyes Wide Shut. Ces deux choix opposés trahissent un même refus du mélodrame et de la sentimentalité, un même souci de distanciation. Ces stratégies visent à "défamiliariser" le quotidien, à révéler l'absurdité de la vie, à établir une tension entre le rire et la peur, à déconnecter et à déstabiliser le spectateur, mis dans l'impossibilité de s'identifier au protagoniste, pratique fort peu hollywoodienne...

Ce trouble introduit au cœur de la réalité montrée se retrouve dans l'alliance là aussi conflictuelle entre la mécanique et le vivant, qui s'exprime jusque dans le titre en forme d'oxymore : Orange mécanique, Eyes Wide Shut et Full Metal Jacket, où la dureté du métal est associée à la souplesse de la veste. Folamour, le savant fou moitié humain moitié marionnette, le robot humain d'A.I., HAL 9000, l'ordinateur à voix humaine de 2001, autant de figures qui créent l'angoisse et l'inquiétude. De même, les masques grotesques qu'exhibent Alex et ses Droogs dans Orange mécanique correspondent aux masques de carnaval. Ils expriment un abandon de la civilisation au profit de la jouissance animale, de l'esprit panique qui se transforme en rage destructrice.

Michel Ciment

(1) Certaines de ces sculptures ont été récemment exposées par le musée du Louvre.