Méthode

Kubrick s'est intéressé avant tout aux fractures de l'Histoire, à ces moments où tout bascule, où les bases d'un ordre établi cèdent le pas au surgissement de l'inconnu. S'il a accepté la proposition de Kirk Douglas de reprendre des mains d'Anthony Mann le tournage de Spartacus (le seul de ses films qui ne fut pas un projet personnel), c'est qu'il a dû voir dans la révolte des esclaves romains l'annonce d'autres mouvements révolutionnaires de masse qui ébranlèrent le monde. Si Barry Lyndon est né de la frustration de ne pas avoir pu tourner son Napoléon, les deux films se déroulent à une époque charnière autour de la Révolution française. Le dernier plan de Barry Lyndon montre Marisa Berenson signant une lettre datée de 1789, et Bonaparte lui-même est issu de la Révolution. Dans Barry Lyndon, Kubrick peint une société de castes figée, corsetée dans ses rituels, et avec elle le déclin prochain de l'Europe des Lumières. Napoléon lui-même admirait la déesse Raison, comme Robespierre, avant de faire verser le continent dans un bain de sang, comme son prédécesseur avait fait basculer la France dans la Terreur. Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket sont concernés par deux guerres qui auront marqué des tournants historiques. La première va accoucher du XXe siècle, la seconde marque la première défaite des États-Unis dans leur histoire. Dr. Folamour fait écho au péril nucléaire, qui n'a jamais été plus ressenti qu'au début des années 1960, et 2001 : L'Odyssée de l'espace à la conquête du cosmos, avancée spectaculaire de la science et de la technologie.

Kubrick a toujours préparé ses films avec la mentalité d'un historien. Cinéaste visionnaire, il lui fallait les assises les plus solides, la vérification des faits, la recherche la plus approfondie pour s'immerger dans un milieu avant que son imagination puisse se déployer. L'extraordinaire richesse de la documentation rassemblée pour son Napoléon atteste de ce souci. Il réunit cinq cents ouvrages sur l'Empereur et demanda à des étudiants d'Oxford de les mettre en fiches. Quinze mille clichés de lieux de tournage éventuels, dix-sept mille images de brochures, gravures, dessins et tableaux furent ainsi collectés. Comme il le fera pour Barry Lyndon, il se proposa de tourner en décors naturels sans avoir besoin d'éclairages artificiels. Les reconstitutions d'époque de Barry Lyndon s'appuyaient sur la peinture du temps, celle de Gainsborough, Reynolds, Hogarth, Zoffany, Chodowiecki et Stubbs (pour les chevaux). Pour le contemporain proche, il ne procéda pas autrement. Il visionna des centaines de films documentaires et consulta des milliers de photos pour restituer l'atmosphère de la guerre du Vietnam dans Full Metal Jacket. Il ne pouvait pas être plus éloigné de la croyance de notre époque dans l'expérience vécue pour mieux créer. Avec The Short-Timers, le livre de Gustav Hasford, qui avait vécu le conflit vietnamien, et la documentation dont il s'était imbibé, il connaissait mieux les différentes phases du conflit et les épreuves du combattant que la plupart de ceux qui avaient été sur place. De même avait-il probablement atteint une meilleure compréhension de Napoléon que certains membres de l'entourage de l'Empereur. Pour le projet Aryan papers (1991-1993), une adaptation du récit de Louis Begley, Une éducation polonaise, qui avait pour cadre l'Holocauste et narrait la survie d'un enfant juif et de sa tante, il réunit de même une énorme quantité de photographies, en particulier de repérages en République Tchèque, en Slovaquie et en Pologne, et d'autres issues d'archives sur la vie des Juifs dans les ghettos et les camps de la mort ainsi que sur leur vie quotidienne en Europe orientale. Il avait aussi minutieusement annoté l'œuvre monumentale de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe.

Pour imaginer le futur, il ne procédait pas autrement. Il s'adressa aux meilleurs connaisseurs de l'aéronautique et de la cybernétique comme la Nasa pour donner vie aux voyages spatiaux et à HAL 9000 dans 2001 ou à l'androïde de A.I., son projet sur l'intelligence artificielle.

Michel Ciment