Inventions

À vingt-cinq ans, pour son premier film, Fear and Desire, Stanley Kubrick était déjà un réalisateur complet : il en écrivit le scénario, en signa la photographie et en assura la mise en scène et le montage. Deux ans plus tard, en 1955, préfigurant la Nouvelle Vague, il contrôla de même Le Baiser du tueur, tournant dans les rues de New York avec un modeste budget.

Batteur de jazz et joueur d'échecs dans sa jeunesse, il a toujours associé le travail manuel et celui de l'esprit. En même temps, la pratique de la photographie – avec un Graflex offert par son père quand il avait treize ans – combinait l'aspect technique et la création artistique.

Plus qu'aucun de ses contemporains, il a accordé la plus grande importance aux ressources de la technologie pour la faire correspondre à ses besoins stylistiques. Comme les peintres de la Renaissance, il ne négligera rien de la pratique concrète de son art pour atteindre ses buts esthétiques. Si certains ont prétendu qu'il aurait pu être un grand général dans une autre vie, il aurait pu aussi bien être un ingénieur de haute volée.

Cinéaste-cinéphile, Kubrick a toujours aspiré à faire mieux que ses prédécesseurs, à répondre à l'insatisfaction qu'il ressentait face aux films du passé. Ainsi, il souhaitait avec 2001 : L'Odyssée de l'espace faire oublier les approximations des voyages cinématographiques dans le cosmos. Les effets spéciaux du film, confiés à Douglas Trumbull, au nombre de deux cent cinq, furent mis au point sur une durée d'un an et demi après la fin du tournage. Pour la première partie, "L'aube de l'humanité", le cinéaste trouva de très grands angulaires et fabriqua un projecteur de dix pouces sur huit pour projeter les photos à l'arrière-plan sur un écran de trente mètres sur dix. Les transparences étaient constituées exclusivement de photos prises en Afrique selon ses instructions précises. Pour la séquence du voyage vers l'infini, il s'inspira d'un film expérimental de Jordan Belson et développa le système du Slit Scan. Son travail sur la lumière de 2001 : L'Odyssée de l'espace annonce ses films ultérieurs : il ouvrit le diaphragme au maximum aussi bien pour filmer les décors intérieurs que les maquettes. La lumière, autant que possible, venait réellement de sources présentes dans le décor, soit au plafond (le hall du Hilton de l'espace), soit sous le plancher (la chambre du XVIIIe siècle).

Avec son chef opérateur John Alcott, il chercha dans Barry Lyndon à n'utiliser que la lumière de chandelles pour éclairer la salle de jeu. Il se servit dans ce but de trois objectifs photo 50 mm f/0.7 de Zeiss mis au point pour le projet d'alunissage Apollo de la Nasa.

Une vieille caméra Mitchell BNC fut modifiée pour recevoir ces objectifs à très grande ouverture. Pour les scènes de bataille de ce même film, et avec un égal souci de réalisme, il utilisa une dolly avec des roues à bogies placées sur des plateformes métalliques ordinaires. Trois caméras avec des focales de 250 mm, les plus longues existant, filmant simultanément, se déplaçaient ainsi sur un rail de trois cents mètres pour suivre les combattants.

L'invention de la Steadicam par Garrett Brown allait lui permettre de perfectionner la fluidité de ses mouvements d'appareil. Ce système, destiné à stabiliser la caméra, lui donnait la possibilité pour Shining de filmer à quatre centimètres du sol le parcours de Danny sur un tricycle dans les couloirs de l'hôtel Overlook. La conception artistique du film était inséparable de cette avancée technique. Pour Full Metal Jacket, Kubrick camoufla les éclairages en sources naturelles. Dans la séquence d'ouverture, on voit le décor de la caserne à 360° grâce à des bancs de lumière placés devant les fenêtres. Comme l'avouait admirativement son chef opérateur John Alcott, "Travailler pour [Kubrick], c'est comme aller à l'école et en plus toucher un salaire !".

Michel Ciment