Révolutionnaire, le cinéma d'Abel Gance ? Selon le créateur hors normes de Napoléon (1927), l'art du film en tout cas devait modifier le cours du temps. « Le cinéma donne le « la » du siècle, comme la Révolution a donné le « la » du siècle précédent. », note-t-il en 1927. C'est que Gance appartient à cette génération d'êtres qui ont vu, su, cru, mesurer l'impact de cette machine à laquelle on prêtait tant de pouvoirs : celui de révéler le monde par un œil neuf, via la grâce de la photogénie ; de le conserver voire de la ranimer par-delà la mort ; et encore de le partager en synchronisme au public des écrans, sorte de communauté idéale, unanimiste.
Idées révolutionnaires ou révolues ? Retournons y jeter un œil, voire deux ou trois, puisque l'œuvre de Gance – peu vue, ou seulement par fragments, depuis la dernière rétrospective en 2000 – revient brandir son programme intensif.
Soleil de substitution
Gance demandait beaucoup au cinéma. À commencer par prendre en charge toutes les choses mortes de la modernité, dont il devait assurer la relève, c'est-à-dire la résurrection. Soit les défunts, depuis ceux de la Grande Guerre qui se réveillent dans J'accuse (1919). Mais aussi les arts, dont le cinéma opérerait la synthèse animée, comme dans la forme opératique du ciné-concert (« musique de la lumière », disait Gance). Et même les dieux ! Car si d'après Nietzsche, Dieu est mort, le cinéma selon Gance en prolongerait la mystique. La religion de l'art et ses icônes photochimiques offrent un culte de substitution. La lumière artificielle des studios remplacerait jusqu'au soleil : « un soleil mort, cela se remplace si on sait fabriquer de la lumière », scande le réalisateur. Ses scénarios d'apocalypse, conçus en réaction aux deux guerres mondiales, ont pour mission de sauver le monde, rien de moins. Sa grammaire hyperbolique sert cet idéal. Les effets – « spéciaux » ou mélodramatiques – doivent littéralement faire de l'effet, afin d'infléchir la marche de l'Histoire, fût-ce au moyen du leurre (à la façon de l'illusionniste Vénus aveugle, 1940). Et non sans naïveté, ce que prouve son désir de montrer le J'accuse de 1937 à Gœbbels pour le rallier à la paix.
Or le cours des siècles s'est poursuivi, en dépit des triturations temporelles ganciennes ou de ses sommations en gros plan (telles ces inoubliables convocations en regards caméras d'interprètes comme Séverin-Mars, Harry Baur, Antonin Artaud, Emmy Lynn, Viviane Romance ou de gueules cassées jouant leur propre rôle). Mais mesure-t-on l'impact de ses films dans l'histoire des images animées ?
Le cinéma d'avant et d'après
La filmographie de Gance est de celle qui inspire des césures dans l'histoire du cinéma. « Il y a le cinéma d'avant et d'après La Roue (1923), comme il y a la peinture d'avant et d'après Picasso », déclare Jean Cocteau. L'hétérodoxe Henri Langlois érige quant à lui La Folie du docteur Tube (1915) en coup d'envoi de l'avant-garde cinématographique. Que le film n'ait été diffusé que tardivement « ne l'empêche pas de se dresser dans l'histoire comme une borne séparant deux étapes, deux mondes, deux visions du cinéma ». À une échelle plus intime, l'œuvre de Gance a pu faire office de couperet dans la vie de cinéastes, dont François Truffaut, bouleversé depuis l'enfance par une séance de Paradis perdu (1939). Son travail résonna fort également auprès de Germaine Dulac, Jean Epstein, de l'avant-garde soviétique ou plus près de nous : d'Akira Kurosawa, Martin Scorsese, Leos Carax ou Guy Maddin.
Ce n'est pas seulement sa ferveur à l'ouvrage, communiquée pareillement aux interprètes et aux équipes techniques – des inventifs opérateurs Léonce-Henri Burel et Jules Kruger à l'endurante monteuse Marguerite Beaugé, jusqu'aux intenses foules figurantes – qui fascine. C'est aussi que, tendu vers l'avenir, Gance conjugue le cinéma au futur et au conditionnel. Il projette les potentiels du film au point d'excéder son dispositif : par surimpressions multiples (frayant avec l'invisible), perspective sonore (expérimentée notamment pour Un grand amour de Beethoven, 1936) ou polyvision (écriture en triples écrans créée pour Napoléon puis reprise dans les années 50 au contact de la surréaliste Nelly Kaplan). Il rêve même d'images virtuelles, aériennes, sans support.
Pour autant, Gance se situe, d'emblée, tant à l'avant qu'à l'arrière-garde. Visant l'an 2000, il demeure moulé dans une sensibilité romantique du XIXe siècle. Ses explorations plastiques « pures » se combinent à un symbolisme échevelé. Ses utopies pacifistes proviennent d'une eschatologie épique où l'héroïsme est moins confié aux foules qu'aux surhommes. La révolution du cinéma, au service du maintien des choses révolues, « conserve » davantage qu'elle ne fait table rase.
Révolutions astrales
Si les films de Gance opèrent une révolution, c'est finalement dans son sens premier : géométrique et astronomique. Boucles, leitmotivs, ritournelles : le tragique prend les formes de l'éternel retour, du cercle sisyphéen de La Roue aux cylindres et disques de phonographes qui scandent ses bandes. « Et chaque jour est un retour au paradis perdu », chante Micheline Presle dans le film éponyme. Cousue de remakes et de reprises (de J'accuse, Napoléon ou Mater dolorosa), sa période sonore dessine un mouvement orbital qui repasse à intervalles réguliers par les points de sa carrière muette. Récapitulatif et obsessionnel, le cinéma selon Gance s'enroule plus qu'il ne se déroule – à l'instar de la récollection terminale de La Fin du monde (1930). La bobine se rembobine et les images, une fois impressionnées sur la pellicule, font office de spectres qui hantent les séquences et œuvres suivantes. À moins qu'il ne s'agisse pas d'un cercle, mais d'une spirale ? Ainsi du vœu formulé par Gance dans Prisme (1930) : « Le cercle, la roue, entretiennent la vie, mais la recommencent éternellement ; c'est le hard-labour. La spirale s'évade. La spirale est la roue qui avance par son milieu. (...). Il y a là une nouvelle image géométrique à inscrire dans le cerveau des cœurs. »
Élodie Tamayo