La Passion Abel Gance

Samuel Petit - 7 juillet 2020

« Il y a le cinéma d'avant et d'après La Roue, comme il y a la peinture d'avant et d'après Picasso. »
Jean Cocteau

Sisif dans La Roue (Abel Gance), photographie de plateau retouchée à l'encre, coll. Fondation Pathé © 1923 – Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

Lorsque la France entre en guerre en 1914, le cinéma national n'est plus dans la position hégémonique de ses premières années, concurrencé par le cinéma américain qui ne cesse de s'étendre. Ce phénomène s'accélère avec la Première Guerre mondiale. Au sortir du conflit, l'industrie cinématographique française, très affaiblie, est à rebâtir. De nombreuses infrastructures situées dans des zones de guerre ont été détruites, trop peu de salles sont en état de fonctionner. Le délabrement des studios et des laboratoires oblige à importer de nombreux éléments techniques, comme la pellicule. Les acteurs forts de l'industrie, réalisateurs, producteurs, financiers, veulent alors impulser des projets ambitieux afin de regagner du terrain. La création des studios de la Victorine en 1920, sous le contrôle de Louis Nalpas, en est un bel exemple. L'idée de créer une « Californie à la française » fait son chemin, et les studios niçois deviendront l'un des symboles phares de cette reconstruction.

En 1911, le jeune Abel Gance se lance dans le cinéma. Il crée la société de production Le Film Français, qui lui permet de réaliser une quinzaine de films jusqu'en 1917. Dès 1912, il écrit Qu'est-ce que le cinéma ? Le sixième art, et développe une pensée singulière sur l'art cinématographique, qu'il s'empresse de mettre en pratique dans ses œuvres. C'est par l'entremise de Charles Pathé, rencontré à Nice en 1917, qu'Abel Gance reçoit un soutien financier d'envergure. Plus qu'un producteur, Charles Pathé va devenir un véritable mécène pour le cinéaste, et lui laisser toute latitude pour développer ses projets dans des conditions exceptionnelles, à la hauteur de ses ambitions.

Contrat entre Abel Gance et Charles Pathé pour un film intitulé provisoirement Le Rail, p.2. Fonds Abel Gance - Collection Cinémathèque française

Contrat entre Abel Gance et Charles Pathé pour un film intitulé provisoirement Le Rail.
Fonds Abel Gance – Collection Cinémathèque française

En 1919, Abel Gance ambitionne de réaliser rapidement un film intimiste, avec l'espoir de faire un succès commercial. Il s'agit d'une libre adaptation du Rail, un roman de Pierre Hamp, ancien cheminot aux mille vies, écrivain inventeur du « nouveau réalisme » en littérature, qu'il a lu quelques années auparavant. Envisageant le cinéma comme un art total, Gance est persuadé qu'il peut faire une œuvre capable d'en explorer tout le potentiel technique et artistique. Ne souhaitant conserver du roman que l'histoire d'une catastrophe de chemin de fer, il va donner au récit et à sa mise en images une ampleur inédite jusqu'alors : montage, usage de la couleur, surimpression... L'œuvre est produite et financée par Pathé frères. Les Films Abel Gance sont producteurs exécutifs.

Le scénario

L'histoire est celle de Sisif, cheminot, qui recueille une jeune orpheline. Il la baptise « la Rose du Rail », laquelle grandit aux côtés de son fils. Quelques années plus tard, les deux hommes tombent amoureux de la jeune femme et luttent pour la conquérir.

Une trentaine de boîtes détenues par la Cinémathèque française constituent les archives scénaristiques de La Roue. Le manuscrit original contient environ deux cent cinquante pages. Sur la première page, à en-tête Les Films Abel Gance, Gance titre : « Manuscrit originale de La Roue d'Abel Gance ». Un ajout ultérieur à l'encre bleue précise : « Il n'y a aucun autre exemplaire de La Roue – et il n'en a jamais été fait une autre copie ».

Détail du papier à entête La Rose du rail, extrait du manuscrit original de La Roue

Détail du papier à entête La Rose du rail, extrait du manuscrit original de La Roue.
Fonds Abel Gance – Collection Cinémathèque française

Sur un canevas a priori simple et modeste, Gance entremêle des influences littéraires et philosophiques, comme en témoigne le scénario, rempli de citations, dont un certain nombre apparaissent dans le film : Kipling, Schopenhauer, Nietzsche, Baudelaire...

Influencé par la littérature romantique, le document déborde dans ses descriptions, ressemblant parfois à un roman scénarisé, plus qu'à un scénario destiné aux collaborateurs de Gance. Celui-ci doit tout contenir, tout embrasser : naturalisme, symbolisme, récit épique, et avant-garde formelle. L'œuvre doit rendre compte de la condition humaine, et se tenir près des petites gens. « Ma roue est une croix » dira Gance. Et d'ajouter : « c'est aussi la roue du destin ».

Photogramme de La Roue, coll. Fondation Pathé © 1923 – Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

Photogramme de La Roue
Collection Fondation Pathé © 1923 – Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

Sur la partie inférieure de la première page, la citation « Sache que tu n'as point ton égal en malheur », fait probablement écho aux difficultés du tournage, et au drame intime qui a frappé Abel Gance, constituant un fil rouge nécessaire pour comprendre ce qui s'est joué lors de la fabrication du film.

Une page entière a été ajoutée après le tournage, une série de formulations à la recherche du mot juste, autour d'une dédicace à sa femme décédée : « À ma chère femme morte à 28 ans ». Cette œuvre ne peut se comprendre qu'à l'aune de la vie personnelle du jeune cinéaste. Lui-même est un rescapé de la pandémie de grippe espagnole de 1918, qui tua des dizaines de millions de personnes dans le monde. Sa compagne, Ida, n'a pas eu la même chance. Mal soignée, elle souffre d'une tuberculose. Au moment de l'écriture de La Roue, le couple s'installe dans le midi pour aider au rétablissement de la jeune femme. Gance écrit dans ses carnets, à un mois du tournage : « 16 décembre 1919 – je me revois à une petite table de l'hôtel du Grand Palais à Nice... L'avant-veille encore j'avais joué au tennis avec elle (Ida) et Canudo (...) m'avait dit : « Elle tousse trop ». Elle me regardait de son lit, inquiète de me voir si tragiquement gai. Et pour lui montrer qu'il n'y avait rien, que tout est bien de près, de loin, je me mets au travail et j'écris sur une belle feuille blanche : Le Rail. Je commence en effet mon scénario ce jour-là. Elle tousse... j'écris deux lignes du scénario ». Son état s'aggrave, elle souffre d'une phtisie galopante.

La Roue, Manuscrit original, p. 3, fonds Abel Gance, coll. la Cinémathèque française

La Roue, Manuscrit original, p. 3
Fonds Abel Gance – Collection Cinémathèque française

Les première et deuxième parties sont dactylographiées, on y trouve de nombreux ajouts de notes. Les troisième et quatrième parties sont manuscrites, comme si le temps avait manqué pour les restituer. Et en effet, le film a été réécrit à plusieurs reprises durant son tournage.

Le scénario comporte mille huit cents plans, dont plusieurs ne figurent pas dans le film. De nombreuses notes sont ajoutées, destinées à ses opérateurs Burel et Bujard. On trouve également des idées liées à la mise en scène, au travail de l'atmosphère, à la couleur, au montage : fondu enchaîné, diaphragme, éclairage...

Le manuscrit est daté sur son ultime page, « Arcachon le 20 nov. 1920 », c'est-à-dire en pleine réalisation du film.

Le tournage

Le tournage de La Roue débute à la fin de l'année 1919 à Nice. Les studios de la Victorine, alors en construction, vont fournir, sous la forme de prestations de services, notamment par le biais de Léonce-Henri Burel, opérateur sur le film, du matériel d'éclairage, un certain nombre de collaborateurs, ainsi que des éléments d'aménagement de décors. Le tournage se déplace près de Saint-Gervais de juillet à septembre 1920, pour s'achever en février 1921 à Arcachon.

D'après Pathé Consortium Cinéma, distributeur du film, le budget initial est d'environ quatre cent mille francs. Quelques mois plus tard, le prix de revient total sera de deux millions six cent mille francs. La première partie du film est tournée de janvier à juin 1920, de jour comme de nuit, dans la gare de triage de Nice Saint-Roch et le long de la ligne Nice-Coni alors en construction. En février 1920, un mouvement de grève local est initié, compliquant le ravitaillement des équipes et du matériel. Le travail des cheminots ne reprendra que fin mai. Il faut alors rallonger les contrats des techniciens et des acteurs parfois engagés ailleurs.

Tourner sur place nécessite d'adapter les éclairages insuffisants des espaces publics comme la gare. Certains plans étant tournés de nuit, il faut des groupes électrogènes, difficiles à trouver, pour compléter le déficit de lumière. Il faut les alimenter en essence, et là encore, la pénurie se fait sentir. Les retards s'accumulent. Un accord est passé avec La Compagnie Industrielle des Pétroles, et c'est au cœur des grèves que l'on tente d'acheminer le matériel technique.

Lettre à Louis Nalpas, 3 novembre 1919, fonds Abel Gance, coll. la Cinémathèque française

Lettre à Louis Nalpas, 3 novembre 1919
Fonds Abel Gance – Collection Cinémathèque française

Édouard de Bersaucourt, l'administrateur général et financier des Films Abel Gance, passe une grande partie de son temps à rappeler l'importance des délais à tenir.

Gance consommant beaucoup de pellicule, les usines Pathé peinent à lui en fournir. Après de nombreux essais jugés infructueux avec différentes marques de pellicule européennes (Gevaert, Brifco et Agfa), Gance finit par exiger de ne tourner qu'en pellicule Eastman, toute récente, et d'émulsion éprouvée. Le cinéaste va tourner des kilomètres de film, explosant le budget. En juin 1920, l'administrateur estime que cent cinq mille mètres de pellicule ont déjà été utilisés.

Lettre à E. de Bersaucourt, 6 octobre 1919, fonds Abel Gance, coll. la Cinémathèque française

Lettre à E. de Bersaucourt, 6 octobre 1919
Fonds Abel Gance – Collection Cinémathèque française

Gance décide alors d'organiser le tournage en fonction de l'état de santé de sa compagne, quitte à modifier des pans entiers de scénario. Ainsi, il déménage en cours de tournage la deuxième partie du film sur le Mont Blanc. Le processus créatif du film s'en trouve bouleversé. De plus, Gance veut tourner les extérieurs dans les décors naturels, tourner sur des trains en marche et tout reconstituer à l'identique, toutes choses qui ne se pratiquent pas encore à cette époque : « Il va sans dire que, lorsque la vérité entre ainsi à plein ciel, par tous les côtés du décor, l'ambiance du travail est tout autre, et qu'il s'opère une véritable transfiguration chez l'acteur. Celui-ci se trouve dans la musique exacte de ce qu'il exprime » écrit-il dans la revue L'Alerte (22 octobre 1940).

C'est donc durant la pleine saison du mois de juillet que l'équipe débarque au Grand Hôtel de Saint-Gervais pour tourner la deuxième partie. Gance n'aime pas l'emplacement réel du funiculaire, et le fait donc reconstruire à l'identique, un peu plus loin. Outre la difficulté à rapatrier les équipes et le matériel, les problèmes de ravitaillement perdurent. Il faut y ajouter la dureté du climat. La santé d'Ida se détériore et Gance continue de tout consigner dans ses carnets : « Pendant que je tourne la mort d'Elie, le médecin vient me chercher pour me dire avec cent détours que je ferais bien de m'attendre à quelque suite définitive chez ma pauvre malade. »

Afin de boucler des séquences du film, une expédition au Mont Blanc est organisée. Cinq caravanes se mettent en route, constituées de cinq personnes, avec entre autres les acteurs principaux, trois opérateurs, et l'écrivain Blaise Cendras, assistant réalisateur de Gance. Ils seront stoppés à 3 050 mètres d'altitude à l'Hôtellerie des Grands Mulets, attendant le beau temps qui n'arrive pas. Une nuit, alors que Gance et son équipe tentent de filmer, une grosse avalanche de neige entraîne une caravane, et l'ensevelit, « les trois autres s'immobilisent à temps pour ne pas subir l'éboulement », comme l'écrivent les guides de Chamonix, dans un certificat signé du 21 août. Devant les risques encourus, ils décident d'annuler l'expédition.

C'est pour la dernière partie du film, en novembre 1920, que Gance s'installe à Arcachon et trouve le Casino mauresque fermé durant la morte saison. Il y tournera les dernières séquences. Séverin-Mars, l'interprète de Sisif, est engagé sur un autre film, il faut donc l'attendre. Et d'autres soucis surviennent : accidents, recherche de budget supplémentaire, retards, matériel cassé, pellicule voilée, scènes tournées inutilisables, mauvais temps...

Au bout de seize mois, le tournage est enfin bouclé, en février 1921. Le film totalise environ cent cinquante heures de rushes. Dans ses carnets, Gance note le 9 avril 1921 : « 4 heures de l'après-midi. Il fait soleil. La nature est indifférente. M. Severin-Mars fait demander à M. Abel Gance des nouvelles de Madame et voudrait savoir s'il a terminé le montage de La Roue... La santé de Madame ? La Roue ? Dites-lui que Madame est morte et qu'à cause de cela j'achèverai La Roue aujourd'hui 9 avril. Et qu'on me retienne pour après-demain une place pour New York sur Le Lafayette. Je quitte l'Europe immédiatement. »

Séverin-Mars décède peu de temps après, en juillet 1921, d'une crise cardiaque, à l'âge de 48 ans. Il ne verra jamais le film achevé.

Aller-retours

Durant cinq mois, Gance voyage pour oublier, prépare la sortie de J'accuse aux États-Unis, rencontre Griffith qui l'admire, se questionne sur son art et revient avec une nouvelle conception du montage qui donnera sa forme au film. Malgré tout, le cinéaste ne cessera de tâtonner, et retravaillera ad nauseam sur son œuvre, dont il est difficile aujourd'hui de déterminer quelle est la véritable version, celle d'environ huit heures, projetée sur trois matinées au Gaumont Palace en décembre 1922, que Gance estimait être encore une copie de travail ou bien celle de février 1923, qui correspond à la première sortie parisienne du film. Suite à la projection de décembre 1922, Pathé demande à Gance de retravailler le montage. Amer, Gance réduit son film pour le rendre plus commercial. Il tentera par la suite de le remonter, ajoutant, retranchant, modifiant, multipliant les différentes versions (au moins quatre répertoriées entre 1922 et 1929). Il développera même un projet de sonorisation du film, avec l'idée de revenir au plus près de la première version, mais son vœu de parvenir à une forme définitive ne verra jamais le jour. Le film tombe dans l'oubli durant plusieurs décennies. La polémique oubliée, La Roue refait progressivement surface dans les cercles cinéphiles, dans ses versions tronquées, dont celle de « seulement » quatre heures trente, notamment par le biais d'Henri Langlois, qui qualifiait l'œuvre de féerie mécanique. Cette dernière version, écourtée, fut considérée comme la plus proche de l'originale durant des décennies.

La restauration de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé

La version restaurée de La Roue, sortie en 2019, s'est faite à l'initiative de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, en partenariat avec la Cinémathèque française, la Cinémathèque Suisse et Pathé, avec le concours du Centre National du cinéma et de l'image animée.

La Fondation a choisi de restaurer la version de février 1923, en s'appuyant sur la liste musicale établie par Paul Fosse et Arthur Honegger. Cette liste était jouée au Gaumont-Palace, dont Fosse était le chef d'orchestre. Elle a permis, avec le scénario, la reconstruction du film.

La restauration a réuni le concours du laboratoire l'Immagine ritrovata (image) et de Arte/ZDF (musique). Elle a été menée par les restaurateurs François Ede pour l'image et Bernd Thewes pour la musique.

Cette restauration minutieuse, qui s'est étendue sur quatre ans, permet de redécouvrir aujourd'hui cette œuvre essentielle de l'histoire du cinéma, désormais disponible en DVD et Blu-ray. Le coffret est accompagné d'une étude très fouillée sur l'histoire et la restauration du film par François Ede.

NB : Le titre de l'article « La Passion Abel Gance » est emprunté à Roger Icart. Il est extrait du chapitre sur La Roue, dans Abel Gance ou le Prométhée foudroyé.


Ressources disponibles à la Bibliothèque du film

Archives

  • Fonds Abel Gance de la Cinémathèque française. 
  • La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé et la Cinémathèque de Toulouse conservent également des archives à propos de La Roue.

Ouvrages

  • DUTHEIL DE LA ROCHÈRE, Anne-Elizabeth, Les studios de la Victorine 1919-1929, Paris, AFRHC, 1998. Cote : 12.01 FRA VIC
  • GANCE, Abel, Prisme, carnets d'un cinéaste, Paris, S. Tastet, 1986. Cote : 51 GANCE GAN
  • GANCE, Abel, arrangé par Jean Arroy, La Roue, scénario original, Paris, J. Taillandier, 1930. Cote : RES 290
  • ICART, Roger, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, l'Age d'homme, 1983, Paris. Cote : 51 GANCE ICA
  • LHERMINIER, Pierre, Annales du cinéma français : Les voies du silence 1895-1929, Paris, Nouveaux mondes, 2012. Cote : 11.01 FRA LHE

Périodiques

  • ICART, Roger, « Le tournage épique de La Roue d'Abel Gance », Archives, n°63, juin 1995. FRA ARC
  • VERAY, Laurent (sous la dir.), « Abel Gance, nouveaux regards », 1895, n°31, octobre 2000. FRA MIL

En ligne

Coffret DVD / Blu-ray : La Roue

  • Nombreux suppléments, dont un livret exclusif de 140 pages, « Cahiers d'une restauration », par François Ede, accompagné de textes des principaux collaborateurs.

Samuel Petit est médiathécaire à la Cinémathèque française.