« Il ne s'agit pas ici de morale, ni de politique, mais d'art. » (Abel Gance)

Quels films de la période muette ont fait l'objet de commentaires et de polémiques aussi durables que Napoléon vu par Abel Gance (1927) ? Naissance d'une nation de Griffith, peut-être, et pour de toutes autres raisons. Célèbre, donc, le film de Gance ? Cependant, à propos du chef-d'œuvre reconstruit et restauré sous la direction de Georges Mourier, Frédéric Bonnaud nous promet « un film plutôt que sa légende » (voir Napoléon vu par Abel Gance, La Table ronde / Cinémathèque française, 2024, p. 40).

Première restauration entièrement numérique

Pour autant, ce n'est pas dans la durée nouvelle du film, ni dans sa construction et son rythme externes qu'il convient, nous semble-t-il, de rechercher prioritairement l'intérêt de ce Napoléon. Ces données-là nous étaient pour partie déjà connues, et les restaurations successives de Brownlow et Bambi Ballard leur avaient déjà rendu justice. Mais en partie seulement. Ainsi, la cadence de projection de la nouvelle restauration a été intégralement rétablie à 18 images/seconde, ce qui n'était auparavant le cas que pour les épisodes de Brienne. Le film y trouve une fluidité nouvelle. On découvrira par exemple l'effet que produit sur le public le chant de La Marseillaise enfin synchronisé avec les lèvres des acteurs. En outre, si les quatre-vingt-dix minutes supplémentaires de la nouvelle restauration ne présentent qu'à la marge la découverte de séquences inédites, elles n'en existent pas moins. À commencer par les fortes images de guerre civile inaugurant le siège de Toulon qui clôt la première partie du film, exigeant et minutieux travail de reconstruction. La restauration s'efforce également de respecter la dimension expérimentale qu'Abel Gance a voulu donner à son œuvre, et qui transparaît dans maintes séquences emblématiques (Brienne, La Marseillaise aux Cordeliers, La double tempête, les ombres de la Convention, le célèbre triple écran du départ de l'armée d'Italie...). Première restauration entièrement numérique, la nouvelle version s'est enfin efforcée de surmonter de nombreuses difficultés a priori insolubles avec les seules techniques argentiques : charte colorimétrique, cadre de projection, restitution authentique des teintes d'origine, etc. Combiner ensemble tous ces éléments suffit déjà à proposer au public un film différent de celui qu'il peut avoir en mémoire.

Sublime symphonie visuelle

Mais de quoi naît l'émotion cinématographique, autrement dit la poésie de l'écran ? Ce qu'offre à voir la « grande version » de Napoléon entraîne le spectateur bien au-delà de l'anecdote narrative et le plonge dans le mystère de ce que Gance appelait sa « musique de lumière », et son ami Epstein « l'idée d'entre les images ». Dans ses grandes œuvres de la période précédente, comme J'accuse ! ou La Roue, Gance travaille ses thèmes et ses motifs sous forme d'à-plats, les juxtapose plus qu'il ne les combine. Avec Napoléon, et singulièrement dans la version « Apollo », pleinement maître de son art, il atteint une nouvelle dimension, d'une virtuosité étourdissante. Rien n'échappe à Gance et rien ne l'indiffère. Jusqu'à la dernière minute, il rectifie le montage de tel passage. Conçu comme une gigantesque symphonie visuelle, Napoléon expose, juxtapose, combine et entrelace thèmes et instruments que sont ses opérateurs, ses acteurs, ses figurants, ses paysages et ses décors, jusqu'à ses cartons de sous-titres... La même science, le même génie combinatoire sont appliqués aux caractères et aux sentiments. Aucune séquence de Napoléon qui ne soit tissée de drame et de comédie mêlés, d'un sens du rythme – d'une musique, donc –, qui projette le spectateur hors du temps diégétique de l'action dans une sublime symphonie visuelle que la nouvelle partition réhausse encore.

Paroxysmes ou apothéoses, les triptyques valurent au film son triomphe à l'Opéra de Paris, mais seul le deuxième, celui de l'armée d'Italie, a survécu, celui de la double tempête ne subsistant plus que dans sa version mono-écran. Tel un retable renaissant, le déploiement sur le triple écran d'une dramaturgie symboliste, mêlant l'horizontal (la conquête de l'Italie), et le vertical (les multiples surimpressions des figures de Bonaparte, de Joséphine, de l'Aigle pas encore impérial, du globe terrestre et des « mendiants de la gloire »), constitue l'épilogue obligé de la « grande version », quand bien même il ne fut pas présenté au théâtre Apollo en mai 1927.

Concluant la « proclamation » qu'il adressait le 4 juin 1924 à tous ses collaborateurs présents et futurs, Abel Gance concluait : « Au public de nous dire aujourd'hui si le but a été atteint. » Nous ne saurions mieux dire !

Joël Daire

Joël Daire est directeur du patrimoine à la Cinémathèque française.