La Roue d’Abel Gance : Le lancement d’un film d’exception

Véronique Doduik - 16 juillet 2022

Pionnier du langage cinématographique, Abel Gance entreprend dès 1912 une réflexion sur cet art nouveau, réflexion qu'il va mettre en pratique dans ses films, en particulier grâce à Charles Pathé, industriel et producteur de cinéma, rencontré en 1917. Celui-ci devient un véritable mécène, apportant au cinéaste le soutien financier qui lui permet de donner libre cours à ses ambitions artistiques. En 1919, Abel Gance se lance dans une adaptation personnelle du Rail, un roman de Pierre Hamp, ancien cheminot connu pour ses descriptions réalistes du monde du travail et de la condition ouvrière.

Un film avant-gardiste

Gance envisage le cinéma comme un art total. Il veut faire une œuvre capable d'en explorer tout le potentiel technique et artistique, et conçoit son film comme une « tragédie de la modernité », incarnée par cet objet cinématographique entre tous, le train. Abel Gance introduit dans son film de nombreuses innovations techniques (surimpressions, accélération de l'image dans la scène de l'accident ferroviaire, inversion de la pellicule et coupes rapides qui s'accordent avec la partition musicale signée Arthur Honegger...). La Roue est produit par Pathé frères, les Films Abel Gance sont producteurs exécutifs. Présenté en 1923, le film est l'aboutissement d'un tournage épuisant de plus de deux ans, marqué pour Gance par le drame intime du décès de sa femme adorée. Le cinéaste remanie le montage plusieurs fois, pour aboutir à quatre versions, répertoriées entre 1922 et 1929. En 2016, le film La Roue est restauré à l'initiative de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, en partenariat avec la Cinémathèque française, la Cinémathèque Suisse et Pathé, et avec le concours du Centre national du cinéma et de l'image animée. Sortie en 2019, la version restaurée de La Roue correspond à celle de février 1923, la plus proche du montage original selon les historiens du cinéma. Film d'exception, La Roue fait l'objet à sa sortie en 1923 d'un accompagnement promotionnel important, ce dont témoignent les affiches et le matériel publicitaire conservés par la Cinémathèque.

Fernand Léger et l'affiche de La Roue

La projection de La Roue en 1923 suscite une onde de choc dans l'avant-garde artistique. Ce « film-étincelle », dans lequel Abel Gance combine séquences mécaniques, naturalistes, symboliques et expressionnistes, est d'une modernité radicale. Le cinéma, cet art nouveau, trouve ici des possibilités narratives et expressives inédites. Pour le peintre Fernand Léger, militant d'un cinéma débarrassé des scories d'une « intrigue sentimentale et littéraire », La Roue apparaît comme l'exemple d'une « pure image en mouvement » dont les acteurs eux-mêmes s'absenteraient. Engagé dans des recherches picturales sur l'élément mécanique comme « acteur-objet », où la machine devient le personnage principal, le peintre reçoit le film comme une révélation. Par l'entremise de son ami Blaise Cendrars, assistant-réalisateur d'Abel Gance sur La Roue, Fernand Léger imagine autour de 1922 plusieurs projets pour l'affiche du film (à l'encre, à la gouache ou à l'aquarelle), de petit format, dont quatre sont aujourd'hui connues. Il s'agit de quatre versions d'une même recherche picturale, centrée sur le seul motif d'une roue de locomotive. Il semble acquis qu'aucun de ces projets n'a abouti et ne fut utilisé pour la distribution commerciale du film.

Projet Affiche Fernand L Ger

Projet d’affiche pour La Roue (1922) - Aquarelle sur papier, 40,6 x 31,4 cm. - New York, collection D.B.Marron -
Fernand Léger © ADAGP Paris, 2012

L'un de ces projets est conservé aujourd'hui dans une collection particulière, la collection D.B. Marron à New York. Fernand Léger organise sa composition autour de l'élément hypnotique de la roue de locomotive. Des bras de bielles, comme saisis en plein mouvement, structurent et dynamisent le dessin. Le titre du film et le nom d'Abel Gance (réalisés au pochoir), mentionnés par deux fois, entourent l'image centrale tout en s'y fondant par la proximité de leurs couleurs.

L'affiche de La Roue restaurée et conservée par la Cinémathèque française

Il existe une affiche éditée par Pathé Consortium Cinéma, distributeur du film, dont la Cinémathèque française possède un tirage incomplet, « amputé » de sa partie inférieure droite.

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Affiche de La Roue attribuée à Fernand Léger - Lithographie : 164,5 x 122,5 cm. - 
Coll. Cinémathèque française

Inspirée schématiquement du style de Fernand Léger, l'affiche représente le motif central de la roue de locomotive. Néanmoins, plusieurs éléments visuels évoquant le scénario sont totalement nouveaux. Le lettrage et les couleurs n'appartiennent pas véritablement au style du peintre : les couleurs franches, la facture des caractères typographiques, les personnages et les paysages, trop réalistes, lui sont étrangers.

Après une remise à plat pour sa bonne conservation, un premier travail de restauration mené par l'atelier de Brigitte Bussière et Thierry Deknuydt en 1999 a consisté à traiter la lacune par un panneau blanc, et à compléter le trait rouge encadrant l'affiche, dans lequel s'inscrivaient partiellement le titre du film et le nom du réalisateur. Cependant, l'acquisition en 2016 par la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé d'une affiche de La Roue identique à celle de la Cinémathèque, mais complète cette fois-ci, a permis de retrouver les éléments manquants. Cette affiche a été vraisemblablement éditée lors de la première sortie du film, en février 1923, mais certaines sources la datent de 1927. Comportant un cartouche en forme de losange dans lequel figurent les initiales F.L., l'affiche a été attribuée à Fernand Léger. Néanmoins, il n'est pas certain qu'il en soit l'auteur. Les initiales F.L. ne correspondent à aucune signature connue de l'artiste. De plus, loin de l'abstraction chère au peintre et à ses recherches sur le mouvement et la couleur, cette affiche, très narrative, scindée en deux parties par une diagonale affirmée, ressemble plus à un « catalogue » de motifs évoquant les scènes essentielles du film. Si la roue en constitue toujours l'élément central (bien que de façon moins affirmée), et si les couleurs rappellent la palette de Fernand Léger, le contenu visuel de l'affiche apparaît comme un résumé du scénario : l'accident de chemin de fer, le héros Sisif et sa fille adoptive Norma qu'il contemple amoureusement, la croix, le Mont-Blanc, la locomotive et le rail, omniprésent, qui traverse tout le panneau... Le nom du distributeur du film, Pathé Consortium Cinéma, figure en bonne place, tout en haut de l'affiche, isolé dans un cartouche. Grâce à cette affiche complète de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, la deuxième restauration de l'affiche lacunaire de la Cinémathèque (mené là aussi par l'atelier de Brigitte Bussière et Thierry Deknuydt), a permis en 2019 de reconstituer à la gouache le panneau manquant.

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Affiche restaurée – Lithographie : 164.50x122.50 cm.
Fernand Léger © ADAGP Paris, 2020

Si cette affiche n'est pas de la main de Fernand Léger, qui pourrait en être l'auteur ? Cet artiste anonyme a certainement eu connaissance des projets du peintre pour le film, ou du moins de son travail, car il s'est inspiré de sa palette et a cherché à reproduire son style. Une hypothèse, stylistiquement fondée (en particulier sur la précision du trait et le dessin des personnages), désignerait René Péron, futur grand affichiste, comme l'auteur débutant de l'affiche. Mais rien n'est sûr.

Un projet du peintre Yves Alix

Il existe dans les collections de la Bibliothèque du Film une gouache sur papier signée de la main du peintre, graveur et écrivain français Yves Alix (1890-1969) qui se rapporte au film d'Abel Gance : il s'agit d'une étude réalisée soit pour une affiche, soit pour un livret promotionnel de La Roue

Projet pour La Roue - Yves Alix
Projet d'Yves Alix pour l'affiche ou le matériel publicitaire de La Roue – Gouache sur papier, montée sur carte. 31 x 22,5 cm. Yves Alix © Yves Alix

Yves Alix ordonne sa composition autour d'une vue en perspective d'une voie ferrée qui conduit l'œil du spectateur vers un point de fuite au-delà de la représentation. Ce rail constitue l'axe majeur du dessin, et place le spectateur dans la position subjective du conducteur de la locomotive, aux commandes de la machine. Néanmoins, ce dessin est aussi une composition abstraite, en trichromie, avec des éléments de la réalité (éléments de signalisation, poutrelles métalliques latérales, aiguillages suggérés) réduits à des formes géométriques simples (carré, cercle, lignes droites ou incurvées). Le dessin d'Yves Alix, très construit, est extrêmement moderne et en accord avec les courants artistiques de son temps.

Le dossier de presse de La Roue

Hormis l'affiche, le dossier de presse est l'outil de promotion exclusif des distributeurs dans les années 1920. Plus ou moins luxueux, adressé aux exploitants de salles de cinéma et à la presse locale ou spécialisée pour le lancement du film, il se présente le plus souvent sous la forme d'une brochure ou d'un livret comprenant un résumé du film enrichi de quelques photographies. Il contient souvent des encarts publicitaires. La sortie de La Roue, film ambitieux au budget considérable, est un enjeu majeur pour son distributeur, Pathé Consortium Cinéma. Pour l'avant-première du film en décembre 1922, la firme édite un luxueux dossier de presse de dix pages. Outre la distribution, on y trouve un résumé développé du scénario, écrit dans un style très narratif et littéraire, richement illustré de photographies du film, de dessins et d'ornements graphiques évoquant le monde ferroviaire. Ce type d'édition, particulièrement soignée, était réservé aux films prestigieux dont la sortie constituait un événement. La Cinémathèque française possède un exemplaire de ce dossier de presse, dans un bon état de conservation.

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Dossier de presse promotionnel de La Roue d'Abel Gance, 27,5 x 22,5 cm, édité par Pathé Consortium Cinéma pour l'avant-première du film en décembre 1922 

Ricciotto Canudo et le ciné-roman de La Roue

Écrivain, scénariste, critique d'art et de cinéma, Ricciotto Canudo (1877-1923) est dans les années 1920 un ardent défenseur de l'art moderne et des expérimentations cinématographiques. Canudo envisage d'écrire le ciné-roman de La Roue dès 1921. Les « ciné-romans », publiés simultanément à la diffusion du film, connaissent un immense succès populaire à l'époque. Il s'agit du scénario du film adapté par la presse en romans-feuilletons. Ami et admirateur d'Abel Gance, dont la poésie et les innovations visuelles rejoignent ses propres théories esthétiques, Ricciotto Canudo défend le film considéré comme une « inutile et folle utopie » par la critique bourgeoise. Mais Canudo veut dépasser le « simple » ciné-roman tel qu'il existe à son époque. Il va en inventer une nouvelle forme, qui sera véritablement l'équivalent littéraire et romanesque de l'œuvre cinématographique. Il affirme que le ciné-roman tel qu'il le conçoit n'est pas un « produit dérivé », mais une œuvre originale. Avant lui, on parle de « roman-cinéma » ou de « romans à épisodes », en référence au film à épisodes. En apportant à ce genre un véritable caractère romanesque, Canudo lui donne ses lettres de noblesse. La rédaction de l'adaptation de La Roue par Canudo a lieu simultanément au montage du film. La correspondance échangée entre les deux hommes montre que Canudo travaille directement à partir du scénario d'Abel Gance et s'implique sur le montage du film dont il suit le déroulement. Le ciné-roman de La Roue est publié en février 1923, en trois volumes, de deux épisodes chacun. Les trois couvertures sont illustrées par L. Armengol. Canudo suit pas à pas le scénario du film, malgré ses changements romanesques. Il veut créer « un roman visuel », c'est-à-dire un scénario de 298 scènes, avec les photographies les plus importantes du film. Dans chaque volume, il insère douze images du film, qu'il considère parmi les plus importantes. Vendu en kiosque, considéré comme un roman populaire s'adressant au plus grand nombre, ce ciné-roman rencontre un succès énorme. L'ambition de Canudo est de réunir les deux arts : celui du cinéma et celui de la littérature, mariant le rythme de la narration des mots avec celui de la narration des images. La Cinémathèque possède dans ses collections d'ouvrages précieux des exemplaires complets de ces ciné-romans signés Canudo, consultables à l'Espace Chercheurs.

La Roue : roman d’après le film d’Abel Gance / Canudo. – Paris : J.Ferenczi et fils, 1923 - Couvertures, page de garde et pages intériereures

Dans les collections de la Cinémathèque figure également un très bel album souvenirs du tournage des séquences filmées à Saint-Gervais, intitulé La Rose du rail, titre qui correspond au premier chapitre de La Roue. Abel Gance avait également conçu un papier à en-tête La Rose du rail, dont on trouve plusieurs spécimens dans le fonds Gance. Au début des années 1920, La Roue d'Abel Gance est un véritable manifeste artistique. Pathé a investi dans sa production un budget considérable pour l'époque (le prix de revient total est de 2,6 millions de francs). Le lancement du film doit être au niveau de ses ambitions. Pathé Consortium Cinéma, le distributeur, mobilise tous les outils de promotion de l'époque : affiches prestigieuses, dossier de presse luxueux, adaptations littéraires en ciné-romans... Les collections de la Cinémathèque offrent dans leur diversité des témoignages de ces outils promotionnels des années 1920, au carrefour des arts plastiques et de la littérature.


Ressources disponibles à la Bibliothèque du Film

Ouvrages

  • Fernand Léger et le cinéma : Exposition, musée de Belfort, du 6 novembre 2021 au 6 février 2022 ; Biot, Musée national Fernand Léger, du 11 juin 2022 au 19 septembre 2022 / Musée national Fernand Léger ; préfaces Damien Meslot, Delphine Mentré, Anne Dopffer, Chris Dercon, Paris, RMN-Grand Palais, 2021
  • Fernand Léger, le Beau est partout : Exposition, Centre Pompidou-Metz, du 20 mai au 30 octobre 2017 ; Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BOZAR), du 9 février au 3 juin 2018 / sous la dir. d'Ariane Coulondre, Éditions du Centre Pompidou-Metz, 2017
  • Le cinéma cubiste / Standish D. Lawder; traduit de l'anglais et préfacé par Christian Lebrat, traduit et publié avec le concours du Centre national du livre, Paris, Paris Expérimental, 1994
  • Cinéma, rythme et modernité : Abel Gance et Ricciotto Canudo ou l'Art de la lumière - La Roue / Giovanni Dotoli ; Avec un témoignage de Nelly Kaplan. Paris : Hermann, 2016
  • Un genre nouveau : le ciné-roman / Odette et Alain Virmaux, Paris, Edilig, 1983

Périodiques

  • Fernand Léger et « l'affiche-arrêt » : La Roue, l'Inhumaine / François Albera, in 1895, n°81 (2017/1)
  • À la découverte de La Roue / Roger Icart, in Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 33-34, automne 1981

Archives

  • Fonds Abel Gance de la Cinémathèque français
  • La Roue : roman d'après le film d'Abel Gance. [deux époques] / par Canudo, Paris, J. Ferenczi et fils, 1923

Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.