Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Les films Triangle à la Cinémathèque française

La restauration de The Desert Man

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Galerie d'extraits de films

Between Men (Les Loups), William S. Hart, 1915

Assez tôt, il existait dans les collections un contretype diacétate avec flash-titles anglais, issu d'un élément de travail, ainsi qu'une copie 35 mm (offerte par Langlois à une archive étrangère en 1956). En avril 1947, Henri Langlois fit tirer deux copies 16 mm incomplètes, opération qu'il répéta en décembre 1948. En mai 1947 déjà, il avait procédé de même avec une copie 35 mm incomplète (correspondant aux deux premières bobines des cinq originelles), toujours au même laboratoire. On conserve aussi la trace d'un tirage d'une autre copie 35 mm en 1969, sans que l'on sache ce qu'elle est devenue. En 2001, la Cinémathèque fit établir, à partir du contretype diacétate - désormais atteint du syndrome du vinaigre - un marron, un contretype et une copie travail 35 mm. Une fois cette sauvegarde établie, le contretype, condamné, fut détruit.

Analyse

Ce film est un film Kay Bee, c'est-à-dire relevant de la supervision de Thomas H. Ince pour la New York Motion Pictures. Le scénario a été écrit par C. Gardner Sullivan, scénariste attitré d'Ince au début de la Triangle, et spécialisé dans les histoires de l'Ouest (la spécialité de la maison). William S. Hart est l'autre pilier de la Kay Bee dont il est à la fois l'acteur vedette et le metteur en scène de référence. Le titre, court, et la présence de l'acteur - réalisateur disent d'emblée la tonalité du film : il s'agit d'une histoire d'hommes, rudes mais droits.

L'extrait montre assez bien ce qu'était la réalisation des films de Hart : on y sent relativement peu l'investissement financier au bénéfice du spectaculaire. Le cadre est assez facilement étroit, dans les intérieurs, pour limiter les frais de décor, et ce dernier se cantonne au nécessaire pour l'effet de réalisme, non sans une certaine naïveté. Ainsi, la rue qu'emprunte le héros au début de l'extrait est généreusement parsemée de cailloux pour dire le caractère pionnier de l'endroit. Ou encore, à la fin, pour la discussion finale, une malheureuse et unique peau de bête clouée sur des planches a pour tâche de nous rappeler que nous sommes dans le grand Ouest des trappeurs. Il est probable que Hart estimait que le symbolique convenait aussi au décor sans avoir à entrer dans le trompe-l'œil.

On a affaire ici à un flash-back : en raison de ses ennuis financiers, Ashley Hampdon (interprété par Barney Shelly) est fort pensif dans son bureau new-yorkais, et il repense à sa rencontre avec Bob White (interprété par William S. Hart), des années auparavant, dans un saloon de la frontière. Son bureau sombre, ses cheveux blancs et son habit de soirée (indicateurs de la haute société de la côte Nord-Est) contrastent avec la casquette pied de poule et le costume en tweed du jeune homme qu'il était alors, à sa descente de train lors d'un arrêt technique quelque part sur la frontière (on retrouve la même péripétie du train arrêté dans The Lamb). Il avait alors décidé d'aller faire un tour en ville en attendant le départ. Il avait vu White se faire lessiver au jeu, lui avait permis de regagner en lessivant à son tour la banque. Devant son refus de partager les gains et sa volonté de ne reprendre que son prêt initial (100 dollars), White avait signé un papier où il s'engageait à lui venir en aide dès qu'il le demanderait. C'est ce qui se passera dans la seconde moitié du film : White viendra à New York et aidera son ami à se sortir totalement de son mauvais pas financier en éliminant un futur gendre indélicat (et portant de surcroît un nom à consonance juive : on trouve ça et là dans les films de la Triangle des relents d'antisémitisme en lien avec l'argent). Nul doute que les noms et prénoms choisis pour les autres protagonistes affirment au contraire des racines anglo-saxonnes vertueuses).

L'extrait, articulé sur trois modes de tournage (décor réel pour le train, backlot pour la rue des pionniers, studio pour les intérieurs new-yorkais et de la frontière), est représentatif du caractère à la fois straight et contemplatif des films de Hart. Straight en raison à la fois de la réalisation et du jeu d'acteurs. Les scènes sont simples : descente de train, marche en ville, partie de cartes perdante, verre au bar, partie de cartes gagnante, verre en salle. Le jeu est, comme la réalisation, des plus sobres, avec un dialogue réduit au minimum (ici, le cinéma muet conforte la masculinité, et celle-ci profite de celui-là), pour un Hart qui est au drame ce que Keaton est au comique : un impassible droit. Le jeu est loyal et la défaite assumée, l'échange est viril et la confiance accordée. Rien d'haletant, rien de précipité dans tout cela, au contraire : des plans relativement longs, notamment pour les parties de carte, et des réactions plutôt « blanches », qu'il s'agisse de défaite ou de victoire. Tout cela se veut digne. Les plans sont aussi assez statiques et les déplacements posés, à la recherche de la clarté dans la lisibilité de l'histoire et de la dignité dans son contenu (on pourrait s'amuser ici à dire que le plan fixe est une question de morale). La mise en scène va à l'essentiel, parfois à coup de symbolique (la grande roue qui tourne en arrière plan et qui est là aussi pour dire que « la roue tourne », que la fortune va et vient, pour les uns comme pour les autres, de sorte que l'entraide est une chose nécessaire).

Le film a au moins deux fois sa place dans la politique de la Triangle. Une première fois parce qu'il répond pleinement à la mission assignée à Ince : produire de solides westerns moraux. Une seconde fois parce que la structure du film le rapproche de Manhattan Madness : un parallèle entre la côte Est et l'Ouest. Dans un premier temps, la comparaison est au détriment de la côte Est, trop raffinée, trop affairiste, trop futile et trop riche, quand l'Ouest garde sa saveur des premiers temps avec sa rudesse et ses vertus fondamentales. Sauf que, comme pour Manhattan Madness, il s'agit moins d'opposer que de faire venir en complémentarité. Le riche New Yorkais sauve la mise au pionnier ratissé, puis le pionnier sauve la mise au New Yorkais ruiné. On peut donc considérer que Between Men participe avec ses moyens propres à l'effort de la Triangle pour donner une image unifiée des États-Unis, qui, au seuil de la Première Guerre mondiale, ne le sont peut-être pas tant que cela.

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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