Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Le fonds Freuler (Chicago)

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Les enjeux de la recherche sur la Triangle

Le premier enjeu des archives Triangle tient à la conjonction de la masse de documents (94 boîtes d'archives de production, pour le fonds non film parisien) avec d'une part le caractère largement inexploré, par l'histoire du cinéma, de la période 1909-1919 qui représente la part quantitativement et qualitativement la plus importante du fonds, et avec d'autre part les différents registres dans lesquels s'inscrivent les documents (édition littéraire, production cinématographique, technique, esthétique, mais aussi management, droit, gestion financière et comptabilité). De sorte que le fonds Triangle prend les études cinématographiques à contre-pied pour une activité qui s'intercale précisément entre le cinéma des premiers temps (1895-1905) et le système hollywoodien classique (1920-1949). Le fonds démontre une tentative d'imposition, par les producteurs aux exploitants (américains, d'abord), d'un programme hebdomadaire « obligatoire », composé d'un film dramatique (5 bobines) et d'un film comique (2 bobines)tooltip.

Le second enjeu est le rééquilibrage, déjà amorcé par des historiens comme Koszarski et Cherchi Usai (et avant eux Douglas Gomery), de notre vision du cinéma américain : Hollywood n'a pas toujours été la capitale du cinéma, et elle ne l'a sans doute jamais été complètement puisque les bureaux new-yorkais et les installations (studios et laboratoires) du New Jersey ont été (au moins jusqu'à 1940) très importants. Hollywood n'est qu'une étiquette un peu trop commode pour désigner un ensemble beaucoup plus complexe et riche, que les archives de la Triangle permettent de percevoir un peu mieux dans l'articulation entre les bureaux de New York, les studios de Los Angeles et les laboratoires du New Jersey.

Du coup, notre perception historique évolue elle aussi en profondeur, car ce sont moins les noms et les dates (dont pourtant les archives sont remplies) qui comptent dans leur succession ou leurs connexions, mais les processus, les forces en présence, les moyens mobilisés, les complémentarités de compétences, les emprunts à des modèles préexistants (en l'occurrence, l'édition papier pour Ince, par exemple), les scissions et les démarquages, et donc en fait la compétition (y compris avec l'Europe et les Européens réfugiés aux États-Unis) entre firmes (Pathé) : il y a dans ces années la totalité du marché mondial à investir et la Triangle est un effort (inabouti) pour y accéder. De ce point de vue, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la Triangle est un prototype (très éphémère puisque la période réellement active et marquante va de novembre 1915 à mai 1916) de ce que nous considérons d'ordinaire comme étant Hollywood (au sens d'usine à rêves mondiale). Mais pour comprendre en profondeur comment fonctionne cette industrie, il faut en passer par des analyses comparatives précises, qui permettent d'identifier les ressemblances, les différences, et donc les enjeux mêmes de la compétition, si labile et si féroce à l'époque.

Troisième enjeu : se trouvent ainsi remises partiellement en cause deux notions centrales de l'histoire traditionnelle du cinéma : celle d'œuvre et celle d'auteur. D'œuvre puisque le film connaît des formes diverses selon les lieux (pays, états) et/ou les dates (remontages successifstooltip), et que la base écrite (scénario, continuity script) est de très grande importance. D'auteur puisque les documents montrent que le matériau de base (écrit) est élaboré de façon très détaillé (plan par plan pratiquement) entre le producteur (supervisor) et le scénariste en chef, alors que le réalisateur ne participe pas aux choix des acteurs (dont les noms sont indiqués au dernier moment au crayon sur les formulaires contresignés par deux personnes) et que c'est assez souvent l'acteur principal qui assure la mise en scène. Pourtant (difficulté supplémentaire), la Triangle «tourne » avec des réalisateurs récurrents (Reginald Barker pour Ince, Christy Cabanne pour Griffith, par exemple) pour des films d'importance : il faut donc que ces réalisateurs aient eu la confiance des dirigeants et donc qu'ils aient eu une compétence et un talent que, dans cette période peu travaillée par les historiens du cinéma, la cinéphilie a totalement ignoré (on en veut pour preuve la réduction répétitive de la Triangle à Griffith, Ince et Sennett qui, quand ils étaient présents, ne réalisaient pas les films qu'ils supervisaient, et qui, quand ils sont partis, ont laissé la place à ces mêmes « seconds » (Barker, Cabanne, mais aussi Allan Dwan, Tod Browning, Frank Borzage…). Tous les films de la Triangle ne sont pas des chefs-d'œuvre, mais nombre d'entre eux ont une importance historique (dans la culture et la politique américaines de l'époque) et une importance esthétique (avec des choix de sujets et un traitement esthétique innovants). La recherche sur la Triangle met donc le chercheur face à cette difficulté : des films rares, mais souvent très intéressants dans leur fond et dans leur forme, inconnus de la cinéphilie et même des historiens de cinéma, et pour lesquels un véritable travail archéologique est nécessaire pour leur préparation, pour leur tournage, pour le tirage des copies (on a souvent perdu en route les couleurs d'origine obtenues par teintage et tonage) et pour l'extension de leur distribution (on tend à oublier que pendant la Première Guerre mondiale, le cinéma américain distribuait des films en Europe, et en France en particulier, avec succès).

Ainsi, là où l'esthétique et le talent individuel prévalent encore, il faut mettre en place un travail en équipe qui regroupe non seulement archivistes et chercheurs, mais aussi chercheurs ayant des compétences complémentaires, dont nombre hors les études cinématographiques (l'expertise comptable, par exemple). De plus, alors que d'ordinaire on part du film (l'œuvre) pour rechercher les archives qui correspondent à l'axe de travail, il s'agit ici de trouver, pour des films dont une grande partie est portée disparue, et dans un continent inexploré (les archives, la Triangle, les années 1910), des angles d'approche inédits. À l'inverse, si les films sont conservés, d'une part il se peut qu'on ne dispose pas des archives correspondantes, et d'autre part il peut ne pas être aisé d'établir de quelle copie on dispose : les films ont été distribués dans de nombreux pays aux régimes de censure variable, et ils ont été aussi rediffusés, aux États-Unis notamment, à des dates différentes dans des montages différents.

Enfin, le dernier enjeu est la nouvelle dialectique qui se met en place ces dernières années entre archivistique et recherche. La première ne peut se déployer que dans les résultats connus de la seconde, et la seconde ne peut se déployer réellement qu'à partir des productions de la première. Il est clair alors que les archives relancent un cycle complet dans les deux secteurs. Pour la recherche, il faut reprendre les données à la base en prenant ses distances avec la doxa (celle-ci est aussi présente dans la recherche universitaire, on le sait) en construisant des hypothèses de dynamique de production cinématographique, et apporter des informations nouvelles aux archivistes, tout en reliant des documents épars (films mais surtout autres fonds d'archives) dans le monde. Pour l'archivistique, il faut peut-être à la fois revoir ses catégories de base (pour le catalogage par exemple) et réinitier des processus de restauration des films à partir du non-film, comme cela a été le cas pour deux films Triangle à la Cinémathèque française. Dans l'ensemble, c'est bien à un processus de désenclavement des études cinématographiques qu'appellent les archives dites « de la Triangle ».

Marc Vernet

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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