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La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

La restauration de The Despoiler

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Les films Triangle et l'histoire du cinéma

La Triangle dans l'histoire du cinéma

Les films produits et distribués par la Triangle sont et ne sont pas dans l'histoire du cinéma. Ils ne sont pas dans l'histoire du cinéma, parce que celle-ci ne les a pas retenus, puisqu'ils ne relèvent d'aucun de ses critères classiques : une décennie bien identifiée, des réalisateurs renommés, des acteurs mythiques. Or, la Triangle émerge et disparaît à l'intérieur de ce qu'il est convenu d'appeler « la période de transition » du cinéma américain, entre le cinéma des premiers temps (dont la terminaison est située vers 1908) et le cinéma classique (dont le début est repéré dans les années vingt). Par ailleurs, la guerre de 1914-1918 a pris pour les historiens le pas sur le reste. Et l'on s'est plus occupé de la guerre (et de sa représentation dans les films documentaires) que du cinéma comme divertissement. Les supervisors que sont Griffith, Ince et Sennett ont de plus éclipsé les réalisateurs chargés de tourner les films. Certains ne sont jamais parvenus à figurer au panthéon de la cinéphilie (Christy Cabanne, Reginald Barker, Walter Edwards…). Et ceux qui ont laissé une trace l'ont pu avec leur œuvre postérieure (Allan Dwan, Raoul Walsh, Erich von Stroheim, Tod Browning, Frank Borzage). Quant aux acteurs, on retient Douglas Fairbanks senior et Lillian Gish, mais leur renommée doit assez peu pour nous (pas pour le public de l'époque) à leur travail à la Triangle. Qui se souvient de ces stars qu'ont été Bessie Love ou Bessie Barriscale, par exemple ?

Il est vrai que la période est complexe et qu'il n'est pas aisé d'y voir clair : on n'est pas encore dans le studio system, propre au cinéma classique, mais bien dans l'éphémère producer unit identifié par l'historienne du cinéma Janet Staiger (organisation des métiers autour d'un producteur central, voire unique) : multiplicité et instabilité des structures (la Triangle change à plusieurs reprises de structure et est entourée d'une nébuleuse d'autres compagnies auxquelles elle est plus ou moins associée), partage entre la côte Est (anciens studios, public massif) et la côte Ouest (nouveaux studios, vastes espaces déserts). Ou encore découpage mouvant des responsabilités, notamment entre supervisor, scénariste, réalisateur et acteur principal. Le supervisor participe activement à l'écriture du scénario (Griffith est crédité de plusieurs, Ince co-signe souvent), et l'acteur principal assume tout aussi souvent la réalisation du film. Il est même probable que les acteurs ayant le plus de succès deviennent très vite les co-producteurs de films dans lesquels ils tournent (Mae Marsh, par exemple). Enfin, on voit bien comment le système se cherche encore entre court métrage (2 bobines) et superproduction (plus de sept bobines), entre state rights (cession des droits pour une exploitation sur la totalité d'un territoire), et road show (organisation à l'unité de séances exceptionnelles avec grand orchestre).

De même, il est à la fois vrai et faux de dire, comme on l'a souvent fait, que la Triangle est le premier grand studio américain, précurseur de ce que seront Warner, Universal ou Paramount.

C'est vrai dans la mesure où la Triangle cherche dans un même mouvement à opérer une intégration horizontale (en réunissant trois unités de production spécialisées pour une complémentarité dans la production : Keystone pour les comiques, Ince pour les westerns et Griffith pour les drames), pour imposer un programme hebdomadaire (fait d'un long métrage et d'un court métrage comique), et pour tenter de conquérir un public à la fois national (sur la totalité du territoire américain) et international (en supplantant l'Europe comme premier producteur dans le monde). C'est vrai aussi dans la mesure où d'une part chaque supervisor a réuni autour de lui, dans la période précédente, la complémentarité de talents nécessaires au fonctionnement artistique d'un studio : scénaristes aguerris, réalisateurs fiables, acteurs de talent, et où d'autre part les procédures de travail s'industrialisent et donc se standardisent. On voit ainsi se dessiner le rôle d'un département du scénario, chargé de constituer le capital narratif du studio, celui d'avocats pour la rédaction des contrats et la défense des intérêts, comme le rôle d'administrateurs compétents mettant en place des procédures précises de travail et de suivi.

C'est faux parce que cet attelage de trois supervisors est lâche, en ce sens que Sennett sort assez vite du système, obligeant Griffith à superviser des comédies, avant d'y revenir quelques mois après, et que Griffith et Ince produisent leur film le plus important (Intolerance et Civilization) en dehors de la Triangle, montrant ainsi que l'articulation entre les trois labels ne va pas de soi et que les financiers du groupe ne tiennent pas les rennes de l'attelage. De même, la séparation entre l'exploitation nationale (gérée par la Triangle) et l'exploitation internationale (gérée par une autre structure contrôlée par les frères Aitken) ne facilite pas le fonctionnement et certainement pas le retour sur investissement. Enfin et surtout, c'est faux parce que contrairement à ce que le studio system contrôlera jusque dans les années cinquante, la Triangle ne relève pas d'une intégration verticale : si le système est bien en place depuis l'achat de nouvelles jusqu'au au traitement des films en laboratoire, la Triangle ne dispose pas de salles d'exploitation propres, et c'est sans doute une des raisons majeures de son échec : la production est bien réglée sur deux longs métrages et quatre courts métrages par semaine, mais la distribution et l'exploitation connaissent de très sérieux à-coups, soit parce que la censure dérègle assez fréquemment les calendriers de distribution (privant les exploitants du renouvellement promis du programme hebdomadaire), soit parce que les films ne connaissent pas le succès attendu, (privant l'exploitant des ressources que le contrat d'exclusivité signé semblait lui garantir).

La Triangle sera bien un échec (elle disparaît au sortir de la Première Guerre mondiale alors que ses concurrents en sortent renforcés et tiendront le système jusqu'en 1957) : elle aurait peut-être pu réussir l'intégration horizontale (complémentarité pour un programme unique de trois unités de production), mais elle n'avait aucune chance de réussir l'intégration verticale (contrôle de la source au débouché, de l'acquisition de récits à l'exploitation en salle).

Pourtant, la Triangle appartient pleinement à l'histoire du cinéma, même si celle-ci n'a pas encore reconnu pleinement le rôle qu'elle a joué. Elle participe d'abord à la mise en place du feature film, du long métrage de fiction sur lequel elle fonde ses programmes hebdomadaires, et donc au passage du court au long métrage, avec pour première ambition de créer un marché national unifié et régulier (changement de programme chaque semaine). Elle participe aussi à l'implantation des studios (qu'elle rénove dès 1915) sur la côte Ouest et donc à l'émergence d'Hollywood. Elle participe également de la mise en place du star system, soit en permettant aux acteurs de poursuivre leur carrière (William S. Hart, Lillian Gish, Mae Marsh, pour ne prendre que ceux-là), soit en lançant la carrière de quelqu'un comme Douglas Fairbanks dont le caractère sportif se veut adapté à la fois au cinéma (le mouvement, l'action) et au plein air (exploitation de décors naturels, tournant le dos au théâtre, même si le style de jeu de Fairbanks a été rôdé et établi du temps de sa carrière théâtrale). Enfin, la Triangle relève esthétiquement de l'histoire du cinéma puisqu'elle contribue à établir des formes cinématographiques dans une rude compétition avec ses concurrents.

Deux exemples à cela : le tournage en extérieurs réels et le filmage de nuit. Dans une vraie recherche d'authenticité (et d'économie puisque tourner en extérieurs ne passe pas par de la location ou de l'éclairage artificiel), sinon de réalisme, la Triangle privilégie le tournage en extérieurs réels, ce qui permet de déployer en même temps de l'action (cavalcade, train, voiture) et du spectaculaire (vastes espaces, figurants nombreux). Cela ne va pas sans difficultés et réglages, comme par exemple l'épineuse question de la délégation (comment contrôler une équipe partie plusieurs jours camper dans les collines pour tourner) ou celle de l'articulation des plans d'ensemble et de détail pour une scène en extérieur : seule l'équipe de Griffith semble être en mesure d'insérer des gros plans dans des séquences en plan d'ensemble et on ne sait pas encore raccorder un plan d'ensemble en extérieur réel et un plan resserré en studio. Le tournage en extérieur réel est donc aussi un laboratoire où s'élaborent des stratégies de récit, de mise en scène et de montage afin de prendre ses distances avec le théâtre et le cube scénique. Des réalisateurs comme Hart ou Réginald Barker y mettent tout leur talent. L'autre exemple, attesté dans les continuity scripts et les films, est le tournage de scènes réputées se dérouler de nuit. Le teintage en bleu a répondu à la difficulté pour que le spectateur identifie clairement les scènes tournées de jour pour une action réputée de nuit. Mais dès Birth of a Nation (1914), Griffith avait commencé à tester le tournage de nuit en extérieur réel en s'appuyant sur la lumière produite par des feux de Bengale (la difficulté alors est de transporter l'électricité sur le lieu de tournage). De Mille, pour sa part, a expérimenté l'éclairage naturel pour un feu de camp dans son Carmen (1915). S'ouvre alors une compétition acharnée dont on pourrait presque noter les progrès de mois en mois. On met en 1916 le feu à de grands éléments du décor (arbres, maisons en bois) pour illuminer la scène, selon une technique déjà expérimentée par Alfred Machin et ses moulins à vent, quitte à compléter au premier plan avec un ou deux projecteurs électriques. En 1917, on sait apporter sur le lieu de tournage, hors studio, l'électricité et tourner de nuit avec un éclairage artificiel (The Pinch Hitter).

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La Triangle dans l'histoire

Il n'est pas possible pour l'heure de le prouver sur pièce, mais il existe de nombreux éléments qui poussent à penser que l'entreprise Triangle a largement été tout autant une entreprise artistique qu'une entreprise politique, s'inscrivant pleinement dans ce que l'historien du cinéma Richard Abel appelle à juste titre l'américanisation du cinéma, c'est-à-dire la prise de contrôle industriel et artistique du cinéma, jusqu'alors dominé par l'Europe. Ceci se fait au sein de la montée en puissance des États-Unis comme puissance internationale, après la guerre des Philippines, pour se dégager de ce qui est considéré comme un étau entre l'Allemagne d'un côté et le Japon de l'autre. Par exemple, le bureau londonien, tenu par le frère du fondateur de la Triangle, a pour mission d'observer ce qui se fait en cinéma en Europe et éventuellement d'importer aux États-Unis le meilleur, mais surtout de permettre l'exportation vers Europe des produits de la Triangle, quitte à les remonter pour les adapter aux situations nationales (The Despoiler).

On ne prendra ici que trois exemples. Le premier naît du constat que la vie de la Triangle est à peu de choses près celle de la Première Guerre mondiale. D'ailleurs, les premiers signes de constitution de la Triangle, à travers l'émergence du label Fine Arts, se trouvent, des mois avant la signature de l'accord de l'été 1915, à l'exact moment du torpillage en avril 1915 du Lusitania, sans doute le premier pas pour les États-Unis en direction d'une entrée en guerre. Il se pourrait bien que les producteurs de Birth of a Nation, une des premières pierres décisives de l'américanisation du cinéma, aient été saisis ou frappés de la nécessité de disposer d'un outil de production et de distribution à hauteur des enjeux nationaux et internationaux. Il ne faut toutefois pas oublier ici le rôle d'un Thomas Ince, promoteur infatigable du western, comme film tourné en décors naturels (sur la côte Ouest, première signification de « western ») pour raconter l'avènement de la nation américaine. Le second exemple tient à la constance, dans les scénarios, de l'argument de la concorde et de l'harmonie au plan national : complémentarité de l'Ouest et de l'Est (Manhattan Madness, The Clodhopper), du Nord et du Sud (The Coward), de l'Indien et du colon (The Half Breed), du pauvre et du riche (The Habit of Happiness, A Daughter of the Poor, The Pinch Hitter), sans parler du motif récurrent de la solidarité entre générations où l'on voit souvent l'enfant sauver le parent. Il semble clair que l'américanisation passe par une homogénéisation du public et de la nation. C'est sans doute ce qui explique l'attention portée aux Irlandais, aux femmes et aux enfants, sans oublier les anciens combattants. Le troisième et dernier exemple tient à l'attention constante portée par la Triangle à la situation internationale, qu'il s'agisse de la Première Guerre mondiale, mais aussi des guerres civiles (Mexique, Irlande, Turquie, Russie) qui forment souvent la trame explicite de ses scénarios les plus prestigieux, ceux auxquels elle apporte le plus de soin et de moyens.

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L'avenir de la Triangle

Comme on le voit, nous ne sommes qu'au début de la découverte de la Triangle et de sa place dans l'histoire du cinéma. Il reste encore beaucoup à faire pour confirmer (ou infirmer) les premières hypothèses ou constats, et pour mieux définir sa place exacte dans le cinéma américain. Ses rapports avec ses concurrents restent encore à creuser, notamment avec Universal et Carl Laemmle que l'on croise à plusieurs reprises dans les fonds. Les fonds d'archives catalogués restent encore pour partie terra incognita (je pense en particulier aux documents financiers américains, si importants pour percer le mystère de l'échec de la Triangle), de même que les films conservés ici ou là, et dont on a pour bonne part perdu la mémoire. Le rôle et le talent des uns et des autres, notamment scénaristes, réalisateurs et acteurs, restent encore à étudier de près et à définir précisément. Il y a la matière pour de nombreuses années de recherche en France et aux États-Unis, et comme les archives sont riches à la fois en quantité et en qualité, on peut penser que la Triangle va maintenant peu à peu entrer dans l'histoire des études cinématographiques.

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crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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