Programme de recherche ANR Cinémarchives

La Triangle (1915 - 1919)
Archives, recherche et histoire du cinéma

Les films Triangle à la Cinémathèque française

La restauration de The Desert Man

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Galerie d'extraits de films

A Submarine Pirate (Le Sous-marin pirate), Charles Avery, Sidney Chaplin, 1915

La Cinémathèque avait reçu en dépôt un négatif nitrate ainsi que des négatifs titres bilingues (français et anglais), eux aussi sur support nitrate. Dès 1944, Henri Langlois procéda au tirage d'une copie. Puis, vers le début des années soixante, il fit établir un contretype 35 mm (probablement à partir de la copie nitrate, comme il était courant à l'époque). En septembre 1966, sont tirées deux copies 16 mm, une troisième le sera en décembre 1978. En octobre de la même année, il procéda aussi au tirage d'une copie 35 mm, toujours dans le même laboratoire. Malheureusement, tous ces éléments sont incomplets (828 mètres au lieu des 1070 mètres d'origine). Le négatif nitrate a depuis disparu des collections.

Analyse

On le sait, la Triangle n'a pas pu recruter Charlie Chaplin, qui a été engagé en exclusivité par la Mutual. La concurrence est donc rude à la fois pour Mack Sennett et pour la Triangle, puisque les courts métrages comiques sont encore en 1915-1916 un des moyens les plus sûrs de gagner de l'argent au cinéma. À un moment, la Triangle se vantera même d'avoir embauché Mrs Charlie Chaplin.

Le film, qui est un long métrage, dans lequel joue le demi-frère de Charlie Chaplin présente plusieurs centres d'intérêt. Le premier est de découvrir que le demi-frère en question n'est pas dénué de talent, même si son jeu n'a ni la force ni la finesse de celui de Charlie. On notera toutefois qu'il est crédité au générique en tant que co-réalisateur du film, ce qui n'est pas rare à l'époque (les acteurs principaux peuvent encore être les réalisateurs de leur film, comme le sont Mabel Normand et Fatty Roscoe Arbuckle chez Sennett), mais il faut aussi relever qu'on a affaire ici à un film très ambitieux par la longueur (ce n'est pas un 2 bobines) et par son tournage (nombreux extérieurs réels spectaculaires).

Le second centre d'intérêt est évidemment le thème du film : un sous-marin. La Triangle a très tôt fait de cela un de ses thèmes favoris, puisqu'il s'agit à la fois d'une question brulante (le naufrage du Lusitania est très exactement contemporain des premiers signes de création de la Triangle) et d'un point délicat. En effet, si le sous-marin est une arme militaire diabolique, comment les Américains y répondront-ils ? Affirmer qu'ils en possèdent également (ce qui est la réalité) brouillerait considérablement le discours politique. D'où un traitement cinématographique récurrent : il faut à la fois en parler, mais en montrant toujours (et ce sera encore le cas dans Civilization d'Ince-Barker l'année suivante) que le sous-marin n'est pas une propriété militaire mais l'invention unique d'un savant un peu fou. C'est exactement le cas dans A Submarine Pirate : un homme, qui a inventé et construit un sous-marin, veut le vendre à une puissance étrangère. Leur transaction, qui a lieu dans un restaurant, est surprise par le serveur, interprété par Syd Chaplin.

Le troisième centre d'intérêt est le fait que des séquences entières sont prises en mer avec un vrai sous-marin (américain), ce qui démontre encore une fois (on en a un autre exemple avec The Lamb) la collaboration entre l'armée et la Triangle jusqu'à l'interdiction de telle pratique au printemps 1917.

Le quatrième est l'écart entre la dimension de long métrage du film, et la survivance des techniques du burlesque le plus rebattu, notamment la course-poursuite à base de Keystone Cops (une dame corpulente poursuit la police qui poursuit le serveur qui poursuit les hommes du sous-marin). Mais ce point d'apparence archaïque est relevé par son essence même : comme dans les courts métrages, le tournage se fait en pleine rue (scène avec la voiture, les policiers accrochés ou le serveur caché). Mais ici le tournage et le film prennent une autre dimension à passer par les toits pour de véritables cascades (les nostalgiques d'Harold Lloyd ou de L'homme de Rio se reconnaîtront) au sommet des buildings. Spectacle oublié aujourd'hui (et ce n'est pas le numérique qui nous le restituera) : un tournage en décors réels, avec une profondeur de champ infinie, en pleine ville, avec des passages acrobatiques d'un immeuble à l'autre. Le sommet est atteint pour la descente par grue, où l'on peut voir à la fois les risques pris par l'acteur (on ne sait s'il est doublé), le désœuvrement des ouvriers du chantier qui attendent qu'on veuille bien leur rendre leur grue, et surtout la foule de badauds agglutinée sur les trottoirs pour assister à la totalité de la cascade (descente au filin et atterrissage impeccable sur le toit de la voiture).

La mise en scène est manifestement attentive à maintenir le spectaculaire des scènes par un cadrage large qui rend hommage au monumental des immeubles et du paysage urbain. On peut y voir plusieurs choses : le désir de conserver un aspect documentaire aux images, un souci de créer le suspens (les acteurs travaillent au-dessus du vide), mais aussi peut-être une volonté très nette et très travaillée à la Triangle de se différencier du music-hall et du théâtre en montrant qu'on se trouve bien dans des décors réels et non dans un cube scénique traditionnel. La contrepartie de cela est que les acteurs sont souvent de minuscules points dans l'image, car si le cinéma de l'époque sait bien alterner en studio plan d'ensemble et gros plan, ou scène d'intérieur (studio) et scène d'extérieur (décor réel), il ne sait pas encore larder le tournage en extérieur, à la caméra distante, avec des plans rapprochés de la même scène (que ces plans soient réalisés dans le même décor réel ou en studio).
Bien qu'employant un Chaplin de second choix, ce film est un produit ambitieux de la Triangle.

crédits

Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.

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