La production de La Reine Margot prendra 5 ans. Le film sort en France le 13 mai 1994 dans une version provisoire dont le montage est précipité pour sa présentation au Festival de Cannes (où il remporte le Prix du jury). Puis Chéreau remonte le film pour sa sortie aux États-Unis, en le raccourcissant de 20 minutes. Fait exceptionnel, le film ressort en France dans cette nouvelle version le 16 décembre 1994. C’est un projet très ambitieux, réalisé dans une totale liberté artistique et porté par l’enthousiasme d’une troupe d’acteurs réunis autour d’une actrice-vedette, Isabelle Adjani. Cette coproduction à très gros budget connaîtra une cascade de péripéties et de contretemps. Elle met en œuvre des moyens humains et techniques extraordinaires et nécessite 5 mois de tournage (de mai à décembre 1993) et autant de montage.
Des archives exceptionnelles
La Reine Margot est un film très bien documenté à la Cinémathèque française, qui conserve un fonds d’archives très important sur la carrière de Patrice Chéreau, consultable à l’espace Chercheurs de la Bibliothèque. Les documents se rapportant à La Reine Margot en constituent la pièce maîtresse. Leur diversité (archives scénaristiques, de production, de tournage, de montage et de distribution) permet de reconstituer toutes les phases de la vie du film, depuis les premières réflexions du cinéaste au milieu de l’année 1988 jusqu’à sa réception critique en France et à l’étranger en 1995, dans sa nouvelle version remontée. Le fonds d’archives Suzanne Durrenberger, la scripte du film, est également très précieux pour la connaissance du film. Véritable collaboratrice de création, elle a tourné 4 films avec Patrice Chéreau. La Reine Margot est leur première coopération. Le fonds comprend des scénarios de tournage annotés et près de 2000 polaroïds en couleurs. Les découpages techniques contenus dans le fonds d'archives Danièle Thompson complètent avantageusement cet ensemble. La Cinémathèque conserve également de magnifiques costumes du film, dont la robe portée par Isabelle Adjani dans la scène du mariage royal.
Le Cadre historique
Fidèle au roman de Dumas, le film de Chéreau a pour cadre la période des Guerres de Religion qui déchirent la France entre Catholiques et Protestants au XVIe siècle. Pour apaiser les tensions, la reine catholique Catherine de Médicis (interprétée par Virna Lisi) négocie le mariage de sa fille Marguerite de Valois (Isabelle Adjani), que Dumas surnomme Margot, avec le protestant Henri de Navarre, futur Henri IV (Daniel Auteuil). L’union est célébrée, mais un attentat manqué contre l’amiral de Coligny (Jean-Claude Brialy), chef des Protestants, déchaîne les passions meurtrières. Le 24 août 1572, influencé par ses frères, les ambitieux princes Anjou (Pascal Greggory) et Alençon (Julien Rassam), et saisi d’une frayeur irrationnelle, l’instable roi catholique Charles IX (Jean-Hugues Anglade) ordonne le « Massacre de la Saint-Barthélemy ». Le pays tout entier bascule dans la violence. 4000 Protestants sont tués en 3 jours. À l’intérieur de ce cadre historique, Dumas invente une idylle entre la reine Margot, membre du clan royal catholique, et un noble protestant, le comte de la Môle (Vincent Perez). Chéreau la reprend à son compte et en fait une histoire d’amour passionnée et tragique qui sera la clé de voûte de son film. Le thème des Guerres de religion est aussi décisif dans sa volonté d’adapter le roman. Il va pouvoir aborder la question de la violence politique et de l’intolérance religieuse.
La longue gestation du film
Les archives de La Reine Margot mettent en lumière l’investissement de Patrice Chéreau et l’intensité de sa réflexion au cours des 5 années de préparation du film. Le scénario, coécrit avec Danièle Thompson, connaîtra 9 versions successives : la première date de juin 1990, la dernière d’avril 1993, à la veille du tournage.
Les archives révèlent d’abord un important travail de relecture du texte d’Alexandre Dumas. Patrice Chéreau s’approprie le roman au cours d’une véritable gestation qui donne lieu à la production de multiples documents, de toutes nature : annotations du livre de Dumas, réflexions personnelles, idées ou questions formulées sous forme de notes manuscrites, parfois griffonnées sur des supports improvisés (papiers à en-tête d’hôtels, nappes de restaurant, et même pochons de compagnies aériennes), au moment où elles viennent à l’esprit du cinéaste, toujours aux aguets.
L’étude des versions successives du scénario de La Reine Margot, toutes annotées, éclaire les modalités de la collaboration entre Patrice Chéreau et Danièle Thompson. Si cette dernière est l’auteur principal des dialogues, l’écriture du film se fait véritablement à quatre mains, dans un dialogue permanent où les rôles ne sont jamais figés.
Les sources d’inspiration des deux scénaristes sont très diverses, à la fois littéraires, picturales, théâtrales et cinématographiques. S’ils conservent la trame du roman de Dumas, l’intrigue est recentrée sur la Cour des Valois, dans le huis clos d’une famille monstrueuse, incestueuse, et assoiffée de pouvoir, aux dépens de la description pittoresque du Paris de la Renaissance. D’un feuilleton populaire nourri de suspense et de rebondissements, ils font un drame shakespearien, animé d’un souffle épique. Malgré son ancrage dans un moment précis de l’Histoire de France, le cinéaste cherche à brouiller les repères spatio-temporels pour atteindre à l’universalité. Il s’attache au personnage de Margot, en délaissant le portait de la « reine des catins », maléfique, intrigante et nymphomane imaginé par Dumas. Pour Chéreau, elle est une femme libre, rebelle et subversive, dont l’évolution est l’un des sujets principaux du film : princesse catholique, arrogante et volage, appartenant au clan des vainqueurs, elle sera transfigurée par son amour pour un noble protestant, le comte de la Môle, qu’elle sauve du massacre lors de la Saint-Bathélemy et qui se sacrifiera pour elle. Passant du camp des bourreaux à celui des victimes, elle fait l’expérience de l’horreur et du crime d’État, et découvre l’altruisme et le don de soi, en se dépouillant de tout. Elle finira libre, mais dans la plus grande solitude.
Le scénario de La Reine Margot est aussi nourri de la lecture de documents d’époque, comme la Correspondance de Catherine de Médicis et Les Mémoires de Marguerite de Valois. Mais Chéreau tire son inspiration principale de l’étude du Roman de Henri IV d’Heinrich Mann (frère de Thomas), paru à Amsterdam en 1935 et 1938. Cette œuvre qui dépeint la jeunesse des Valois et des Navarre, familles amies et rivales, est aussi un roman engagé contre le nazisme et sa lecture vient enrichir la conception psychologique des personnages du film.
Par ailleurs, Patrice Chéreau a déjà évoqué la tuerie de la Saint-Barthélemy dans un drame mis en scène en 1972 avec Roger Planchon, Massacre à Paris, d’après une pièce de théâtre écrite en 1593 par le dramaturge britannique Christopher Marlowe. Le cinéma l’inspire aussi. Chéreau cherche à retrouver la forme d’un certain « grand cinéma américain » épique à la John Huston, pour raconter une histoire shakespearienne « pleine de bruit et de fureur », avec une caméra très souple et très mobile. Ses références cinématographiques revendiquées sont les films de Martin Scorsese et de Francis Ford Coppola dont il admire les intrigues pleines de tension. Dans l’esprit du metteur en scène, La Reine Margot s’apparente à un « film de mafia », avec ses complots et ses rapports entre maîtres et vassaux. Danièle Thompson qualifiera La Reine Margot de « thriller historique ».
Parmi les sources d’inspiration picturales et visuelles de Patrice Chéreau, qui est fils de peintres, on trouve les tableaux de Zurbarán et de Rembrandt, mais aussi ceux de Goya, de Géricault et de Bacon. Le Radeau de La Méduse (peint par Théodore Géricault en 1819) a eu sur le cinéaste une influence toute particulière. Cette représentation de la détresse humaine, des cadavres et des corps dénudés nourrit son imagination pour la description des massacres de la Saint-Barthélemy.
Pour les décors et les lumières, il va s’inspirer de la peinture hollandaise du XVIIe siècle (Vermeer de Delft ou Pieter de Hooch).
Patrice Chéreau collectionne aussi les photos de reportages d’actualités. On trouve dans ses archives des pages de magazines découpées, images « choc » illustrant la violence des conflits mondiaux au moment de la production du film : la montée de l’islamisme radical en Algérie et en Iran et les affrontements ethniques et religieux en ex-Yougoslavie. Le siège de Sarajevo par l’armée serbe qui débute en avril 1992, les images effroyables des camps de concentration et les massacres de masse perpétués pendant la guerre de Bosnie entre peuples voisins, tout établit le parallèle avec les guerres de religion du XVIe siècle en France.
La déclaration d’intention
Cette réflexion préliminaire aboutit fin 1988 à la rédaction d’un synopsis sous la forme d’une « note d’intention », texte fondamental pour comprendre les ambitions du cinéaste. Sa version finale est reprise sous l’intitulé « note sur la réalisation du film » dans le scénario édité par Grasset en 1994.
La première utilité de ce texte rédigé entre novembre 1991 et mars 1992 est de convaincre des producteurs de participer au montage financier d’un film à très gros budget. La Reine Margot sera une coproduction franco-germano-italienne à laquelle prend part Claude Berri, l’initiateur du projet, via sa société Renn Productions. Chéreau commence la préparation à trois reprises. Isabelle Adjani, pour laquelle le film est écrit, tarde à donner sa réponse. La préparation s’arrête quand l’actrice déclare forfait. Mais Chéreau saura la convaincre de revenir. Il existe plusieurs versions de cette « note d’intention », allant du texte manuscrit d’origine au texte final dactylographié. C’est un texte d’allure très « littéraire », extrêmement construit, maniant avec élégance certaines figures de style (comme l’anaphore), le texte d’un homme de lettres qui met tout son talent au service d’un projet qui revêt pour lui une importance majeure.
Ne pas faire un film historique
Patrice Chéreau ne veut pas faire un film de reconstitution historique. Il souhaite « réinventer » la Renaissance, en proposer une transposition visuelle, qui, pour être peut-être moins fidèle à l’Histoire, serait plus authentique. Faire revivre une époque où la barbarie cohabitait avec le plus grand raffinement, en montrer à la fois la proximité et l’éloignement d’avec notre monde d’aujourd’hui. Il rassemble toutefois une abondante documentation historique pour la préparation de son film, en particulier pour la conception des décors. Une équipe importante est réunie autour du chef décorateur Richard Peduzzi, son fidèle collaborateur, chargé de la construction en studios des intérieurs, principalement les appartements royaux.
Olivier Radot, l’assistant de Richard Peduzzi, supervise la conception des extérieurs et dirige les campagnes de repérage, très bien documentées dans les archives. Les décors extérieurs choisis sont parfois d’« époque », du XVIe siècle, comme Le Palais Farnese de Caprarola, en Italie, mais d’autres sont volontairement anachroniques. Antérieurs à l’action, comme la basilique de Saint-Quentin (dans l’Aisne), construite entre le XII et le XVe siècle, où a lieu le mariage royal. Postérieures, comme Le Palais national de Mafra au Portugal, de style baroque, édifié au XVIIIe siècle, où le cinéaste choisit de tourner les scènes se déroulant dans la cour du Palais du Louvre. Les entrées extérieures du Louvre sont filmées dans la citadelle de Blaye, vaste complexe militaire de la fin du XVIIe, ainsi qu’au château de Compiègne, plein de passages secrets et de recoins. Le massacre de la Saint-Barthélemy, ainsi que les scènes censées se dérouler dans les rues de Paris, sont tournées, souvent de nuit, dans les rues de Bordeaux.
Cette hétérogénéité dans le choix des décors extérieurs est intentionnelle. Patrice Chéreau veut recréer une Renaissance qui ne ressemble à rien de connu, qu’il situe hors d’un cadre historique précis. Il faut que le spectateur soit dérouté, projeté dans un temps qui n’est plus le sien, mais qui n’est pas non plus complètement celui de la fin du XVIe siècle. Toute note anecdotique est bannie des décors intérieurs, conçus comme des épures, avec des fonds quasiment abstraits, d’où se détachent ici une colonne, là un entablement, des lignes quasi-géométriques comme dans les arrière-plans des portraits de la Renaissance. Le travail de la créatrice des costumes, Moidele Bickel, va dans le même sens, celui d’un anachronisme revendiqué. Elle imagine des costumes en léger décalage par rapport à l’époque.
La matière sonore de La Reine Margot, essentielle à son intensité dramatique, est conçue dans le même esprit. Patrice Chéreau choisit pour écrire la musique originale du film le compositeur Goran Bregović, né à Sarajevo. Violoniste de formation classique, ce musicien a créé très jeune un groupe de rock et est devenu une idole dans son pays. Il vient de signer la bande originale d’Arizona dream de son compatriote Emir Kusturica (1992). Indépendamment de son talent, qui apporte au film flamboyance et modernité, le choix de Chéreau d’un compositeur issu de l’ancienne Yougoslavie, alors en guerre, n’est certainement pas dû au hasard : né d’une mère serbe orthodoxe et d’un père croate catholique, mariée à une musulmane, Goran Bregović se trouve au croisement de plusieurs cultures. Sa musique est riche d’apports multiples et donne au film une couleur sonore originale. Encore une fois, Chéreau ne cherche pas à reconstituer une « musique d’époque ». Bregović écrit une partition métissée, puisée au fond de la musique traditionnelle du bassin méditerranéen. Très marqué par la guerre fratricide qui déchire son pays, le siège de Sarajevo inspire au compositeur l’orchestration musicale du massacre de la Saint-Barthélemy, traité non pas comme un requiem instrumental, mais comme une chanson funèbre, où les mélopées corses se mêlent aux chants hébreux portés par la voix de l’Israélienne Ofra Haza.
La majorité des scènes de La Reine Margot se déroulent la nuit, en intérieur dans un huis-clos oppressant, ou dans des extérieurs plongés dans une demi-pénombre, aubes blafardes ou couchants ténébreux. La photographie, conçue par le chef opérateur Philippe Rousselot, participe pleinement à l’atmosphère générale du film, par la richesse et la profondeur de ses clairs-obscurs. Dans une démarche originale, Philippe Rousselot a consigné pendant le tournage ses réflexions dans un document rare, un cahier intitulé L’Objet lumière, conservé dans le fonds d’archives Suzanne Durrenberger. Entre notes poétiques et indications techniques, il y traduit ses intentions de mises en lumière sous forme « d’impressions lumineuses ».
Filmer avec trois couleurs de base
Le parti-pris de Patrice Chéreau est de filmer dans une gamme de tons limitée à trois couleurs essentielles, tour à tour majeures ou mineures. Au début, c’est le noir qui envahit l’écran : noir des costumes des Protestants venus à Paris célébrer les noces de leur chef Henri de Navarre. C’est aussi le noir porté pour le deuil de Jeanne d’Albret, reine de Navarre et mère d’Henri, que le parti huguenot soupçonne d’avoir été empoisonnée par les Catholiques.
Puis le noir se mêle au rouge et à l’or des habits royaux et épiscopaux du mariage royal, dans la cathédrale. Le noir disparaît ensuite, englouti dans le rouge du sang du massacre de la Saint-Barthélemy. Le blanc des cadavres nus amoncelés dans les rues de Paris et des chairs blafardes des charniers l’emporte alors. Le noir ne revient qu’à la fin, quand Henri de Navarre se convertit de nouveau à la Religion protestante. Les trois couleurs parfois se mêlent : l’habit noir de Catherine de Médicis, la robe blanche de Margot, la chemise blanche puis rouge du roi Charles IX empoisonné, agonisant, « transpirant le sang des Protestants » qu’il a massacrés.
Parler de l’Histoire d’aujourd’hui
Chéreau l’a dit à plusieurs reprises : ce qui l’a décidé à entreprendre l’adaptation de La Reine Margot, c’est le thème des guerres de religion. Il veut « raconter une histoire où l’on allait tuer au nom de Dieu », observer les mécanismes de l’intolérance et la façon dont elle peut engendrer des massacres de masse. Le matériau de base du scénario (le conflit sanglant entre Catholiques et Protestants au XVIe siècle) a croisé l’actualité. La résurgence barbare de guerres de religion dans le monde au début des années 1990 résonne comme un écho terrible au film. En 1989, au début de l’écriture du film, l’enterrement de l’ayatollah Khomeini en Iran annonce la montée de l’intolérance religieuse dans le monde musulman. Alors que La Reine Margot est en cours de production, des guerres de religion modernes vont déchirer le cœur de l’Europe, avec la guerre en ex-Yougoslavie où le fanatisme religieux grandit sur les ruines des idéologies communistes défuntes. Par une ironie amère de l’Histoire, le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda aura lieu au moment de la sortie du film, entre avril et juillet 1994.
Plusieurs séquences de La Reine Margot sont ainsi fortement connotées. Les charniers de la Saint-Barthélemy rappellent d’autres charniers, ceux des camps de concentration nazis, où, plus proches, ceux de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Pour dénoncer l’horreur, Chéreau filme les blessures, les corps anonymes amassés, sans pudeur, avec une sorte de sensualité macabre.
Le massacre de la Saint-Barthélemy est l’un des points d’orgue du film. Pour aider à la mise en place de l’action, Patrice Chéreau a fait appel à un dessinateur et story-boarder, Maxime Rebière. À l’issue de plusieurs séances de travail avec le cinéaste, celui-ci a réalisé le story-board de cinq séquences importantes du film (dont le mariage royal et la chasse au sanglier). Composés des vignettes dessinées des images clés de chaque plan, le story-board est un outil pour visualiser à l’avance la scène à tourner et prévoir le dispositif de tournage. Si le story-board de Maxime Rebière, conservé dans le fonds Patrice Chéreau de la Cinémathèque, a rempli cette fonction, il a également une valeur artistique en soi, par sa beauté graphique.
Filmer les corps
Patrice Chéreau recrée autour de lui l’atmosphère d’une troupe de théâtre. Certains acteurs le connaissent bien pour avoir déjà travaillé avec lui : Dominique Blanc (Henriette de Nevers), Pascal Greggory (Anjou) ou Vincent Perez (La Môle). Comme en témoignent les documents de casting conservés à la Cinémathèque, les acteurs (principaux et secondaires) ont été choisis à l’issue de plusieurs rencontres et auditions. Si le rôle principal a toujours été destiné à Isabelle Adjani, la distribution a parfois varié durant la préparation du film. Jean-Hugues Anglade s’est ainsi « promené » entre plusieurs personnages, avant d’incarner un Charles IX dont il donne une vision très moderne. Le film, dans lequel s’entrecroisent des destins individuels, doit reposer sur les acteurs. Ce qui compte, c’est l’incarnation, non la fidélité absolue à l’Histoire. D’ailleurs, la plupart des acteurs sont clairement plus âgés que les personnages historiques. L’évolution psychologique de Margot, « une enfant mal aimée sous une armure de reine » est au cœur du récit. Patrice Chéreau est le chef d’orchestre du tournage, au centre du tourbillon, comme il aime au théâtre diriger les comédiens sur le plateau plutôt que depuis la salle. Selon ses propres mots, il instaure avec ses acteurs un rapport de prédation, il prend possession de leur corps.
L’actrice Virna Lisi, si belle, accepte de s’enlaidir pour interpréter Catherine de Médicis, fantôme blafard rôdant dans les couloirs du Louvre. Vincent Pérez évoque le travail titanesque de Chéreau sur la figuration, agençant ses cadavres comme un peintre ou un sculpteur. « Les corps, les visages, c’est mon métier, c’est la matière première avec laquelle je travaille tous les jours. Il y a une chose totalement physique qui fait partie de mon métier ». Avec une caméra mobile, « rôdant autour des visages comme un fauve bienveillant », selon l’actrice Dominique Blanc, le cinéaste attend de ses acteurs qu’ils dépassent leurs limites. Dans la peau de La Môle, Vincent Pérez dit avoir souffert des nuits entières, à moitié nu, le nez dans la poussière, glissant sur les corps des figurants, recouvert de faux et de vrai sang (après s’être blessé avec son épée).
Du mélodrame d’Alexandre Dumas, Patrice Chéreau a tiré « un grand opéra funèbre où, pour la première fois, il donne toute sa mesure au cinéma ». Avec La Reine Margot, Patrice Chéreau semble avoir réussi la fusion entre théâtre et cinéma. « Margot, c’est du cinéma parce que c’est un pur produit du récit cinématographique. Au théâtre, je ne pourrais ni raconter cette histoire, ni m’occuper de tant de personnes à la fois. Le cinéma m’a permis enfin de me rapprocher des corps, de rôder près des visages, d’assister, atterré, aux ravages de l’Histoire ».