Sacha Guitry

Exposition du 13 octobre 2007 au 2 décembre 2007


Une vie d’artiste

L’idée de cette exposition est née de l’exploration du fonds Lucien et Sacha Guitry, conservé par le département des arts du spectacle de la Bibliothèque Nationale de France. Alors que les collections de l’avenue Elisée-Reclus étaient dispersées, le secrétaire de Guitry Henri Jadoux préserva un ensemble important d’archives, acquis par la BNF en 1995. Cette masse de documents, pour la plupart inédits, éclaire d’un jour nouveau la pratique artistique de Guitry (trop souvent réduite à une virtuosité superficielle), en approfondissant l’étude de ses méthodes de travail. Surtout, elle révèle l’un des moteurs essentiels de sa création : l’admiration. En suivant un fil d’Ariane plus thématique que chronologique, l’exposition se propose en effet d’évoquer les différents « cercles » d’artistes qu’il a traversés, dans la triple posture d’amateur, de collectionneur et de conservateur. Jusqu’à faire de son théâtre et de son cinéma un vaste conservatoire des artistes admirés. Ce parcours se décline en sept parties, qui répondent aux différentes « passions artistiques » de Guitry en même temps qu’à une obsession unique : conserver la trace du geste créateur.

Dans les années 1890-1919, le jeune Guitry est au cœur du cénacle politique, artistique et littéraire le plus brillant. Son premier cercle tutélaire est celui des « monstres sacrés » de la Belle Époque : cercle dominé par les figures mythiques de Lucien Guitry, père de Sacha, et de Sarah Bernhardt, sa mère spirituelle. Si Lucien est unanimement admiré par les deux pôles du monde théâtral, c’est Renée de Pontry, son épouse et mère de Sacha, qui paraît sur les théâtres d’Art. Face à cette « grande famille », voici le cercle des auteurs – essentiellement dramatiques, dans une avant-guerre de 1914 où le théâtre est le premier des arts. Lucien interprète des auteurs de Boulevard qui ont nom Edmond Rostand ou Henry Bernstein… Mais il fréquente aussi les intellectuels du Mercure de France et de la Revue blanche, foyer d’un dreyfusisme auquel il adhère. Formant avec Jules Renard, Tristan Bernard et Alfred Capus un groupe de quatre « mousquetaires », il offre à son fils, coincé pour l’éternité en classe de sixième, les plus prestigieux professeurs. Grâce aux galeristes Josse et Gaston Bernheim, les Guitry fréquentent peintres et sculpteurs, de Claude Monet à Auguste Rodin… Grâce à sa première femme et Pygmalion Charlotte Lysès, Sacha se rapproche de sa génération, fréquentant Jean Cocteau ou Colette. Mais durant ces années, c’est surtout de ses grands aînés qu’il fixe la mémoire, par la photographie et le dessin – avant d’en faire les héros de son premier film Ceux de chez nous.

Exclu par les foudres de son père de sa famille d’origine – les comédiens, Guitry ne peut se faire reconnaître comme acteur qu’en assumant sa vocation de dramaturge. Dès lors, il s’attache progressivement à entretenir autour de lui une longue généalogie d’interprètes – en s’inscrivant tour à tour dans la tradition du Boulevard, de la Comédie française et du Théâtre Libre. Dans les années cinquante, c’est au cabaret qu’il recrute ses derniers interprètes, parachevant ainsi une carrière vouée à mettre en valeur toutes les figures de l’acteur. Guitry écrit dans L’Illusionniste : « Il n’y a ni différence, ni classe parmi ceux qui montent sur les planches. Il y a les bons et les mauvais, c’est tout ». Il s’approprie toutes les formes de spectacle : le cirque et la pantomime, Guignol et le music-hall. Nombreux sont les films ou les pièces comprenant une scène de cirque ou une approche drolatique, puisée dans l’art clownesque ou guignolesque. Maître des mots, c’est pourtant au monde du mime et de Deburau qu’il emprunte pour livrer sa profession de foi théâtrale.

Enfant des années mille-neuf cents, Guitry a sacrifié au genre en vogue de la « revue », qu’il renouvelle avec l’aide de son ami d’enfance Albert Willemetz. À partir de 1919, son grand amour pour Yvonne Printemps l’encourage à écrire des opérettes –comédies musicales avant la lettre –, avec la complicité de compositeurs comme André Messager ou Reynaldo Hahn. Ces années d’euphorie créatrice, qui coïncident avec les Années Folles, sont fixées par l’objectif de Jacques-Henri Lartigue. Tout en perpétuant une musique légère venue de la Belle Epoque, Guitry s’adapte à des formes nouvelles. En conviant Damia ou Charles Trenet dans ses films, ou sur la scène des nombreux galas qu’il anime ; en créant bientôt des chansons que popularisent Mouloudji ou Yves Montand.

À la ville comme à la scène, les Guitry sont toujours en représentation. Cette mise en scène de l’intime passe par le costume. En digne fils de Lucien, Sacha se compose un look très étudié, mariage de décontraction moderne et de distinction XVIIIe ; il pose au Voltaire en veston de velours auprès de ses épouses, véritables icônes de l’élégance parisienne. Les Guitry se ruinent par leur goût commun des belles voitures, des villégiatures et des bonnes tables. En tournée en Angleterre et aux États-Unis, ils sont les ambassadeurs du bon goût français.

On connaît Guitry comme auteur dramatique et cinéaste. Mais son écriture est passée par tous les média du XXe siècle : le journalisme, à travers caricatures, chroniques, projets de journaux. La publicité, avec le slogan pré-texto « L. S. K. C. S. KI ». La radio et la télévision, dont il perçoit très tôt la capacité d’augmenter son public… Cette diversité de pratiques lui permet de maîtriser toutes les étapes de la création. Comme le révèle la genèse des Mémoires ou du Roman d’un tricheur, roman et film qui synthétisent chacun de ces talents sous le signe d’un dénominateur commun : la voix.

Tout au long de sa carrière, Guitry n’a pas cessé de collectionner les « hommes illustres » , et ce fétichisme s’étend à un réseau d’amitiés politiques qui va de Georges Clemenceau ou Léon Blum à Philippe Pétain. Il est en effet moins sensible aux aléas de l’Histoire qu’à l’aura de telle ou telle figure… Pour lui, le grand homme est toujours plus ou moins un artiste, et cet artiste est toujours plus ou moins un acteur. De Ceux de chez nous à Si Paris nous était conté…, il fait défiler les gloires de la France comme autant de comédiens qu’il serait chargé de remettre en scène.

Dans sa défense et illustration d’une continuité française, Guitry transforme son hôtel particulier de l’avenue Élisée-Reclus en une véritable « arche de Noé » , recueillant tous les vestiges et les prestiges des siècles passés pour les intégrer à sa galerie personnelle. Ainsi, le cercle inaugural des acteurs, famille d’élection dont il n’est jamais tout à fait sorti, se voit in fine sublimé parmi les « grandes figures » dont il a rempli son musée imaginaire. La boucle est alors bouclée : ce musée où s’est replié Sacha Guitry renvoie à la généalogie spectaculaire de sa jeunesse, à sa vision du monde comme théâtre jamais fini.

Noëlle Giret et Noël Herpe