« Aux côtés d'un cinéaste »

Michel David - 19 février 2025

Vitalina Varela 2019

Depuis plusieurs semaines – et même mois à cause des retards dus à la pandémie –, j'ai travaillé aux côtés de Pedro Costa, tout d'abord pour le convaincre que j'avais opéré le bon choix pour distribuer son dernier film en France (Vitalina Varela, 2019), puis organiser cette distribution, auprès des salles de cinéma, en faisant présenter son film par un cercle d'amis, en organisant les débats.

J'ai eu, dès que j'avais vu Vitalina Varela à Lisbonne il y a plus de deux ans, la certitude que ce film aurait une importance capitale, qu'il n'était pas un film comme les autres, qu'il laisserait une trace dans l'histoire du cinéma, que c'en était la nécessité. Un film et une pensée pour l'avenir, pour l'histoire, pour le devenir d'une conscience universelle. Grands mots ? Orgueilleux ? Oui, à la hauteur de ce film, de ce cinéaste.

Maintenant que le film est sorti, je remarque que certains de ceux qui écrivent dessus l'ont compris ; je remarque que les écrivains (Yannick Haenel) s'en emparent ; je remarque que les cinéastes courageux se respectent les uns les autres (Wang Bing et – malgré ou à cause de la différence de leurs manières de faire – une étrange amicale de cinéastes résistants) ; je remarque que ce film est un acte de résistance.

Et que rares sont les œuvres qui participent de cet esprit de résistance. Une praxis de la rareté ?

J'ai accompagné Pedro dans certains débats. Malgré le travail que je lui demandais, malgré ce côté service après-vente, où l'on pourrait se dire qu'après tout une œuvre ne devrait exister que par elle-même, il a toujours répondu. Pourtant, il m'a surpris parfois.

J'avais choisi les salles où il intervenait. À Port-de-Bouc (Bouches-du-Rhône), petite commune ouvrière, j'apprends dans le train que le responsable de la salle a brutalement un empêchement médical. Nous arrivons de Marseille en voiture ; dès que j'entre dans la salle, je vois que la présence du réalisateur, l'argument minimal pour les spectateurs, n'est pas annoncée, ou mal. Quand la séance démarre, je demande le nombre d'entrées : 9, dont, nous le verrons après, 8 femmes. J'essaie de ne pas montrer que je suis furieux. Triste dîner. Fin du film. Nous entrons dans la salle. Contrairement aux autres salles, les spectateurs (tous !) sont restés, pas d'applaudissements, un silence « respectueux ». Pedro intervient tout de suite, en s'asseyant à côté d'eux, et en disant, en substance, qu'il n'y a pas besoin de parler à la fin du film, que le silence de cette salle est le témoin que le film a été reçu comme il convient, que point n'est besoin de débat, et que ce n'est pas un hasard si le public est composé de femmes, c'est-à-dire – c'est moi qui reprends ici la parole – de femmes qui sont de plain-pied avec Vitalina Varela, avec son histoire, avec le film.

Quelle plus belle leçon qu'être immédiatement du côté de la résistance vécue concrètement, qu'être du côté des opprimés, sans aucun discours politique, sans aucune récupération possible. Être là, simplement mais essentiellement. Ma fureur initiale était déplacée.

Lors de débats antérieurs, Pedro a voulu résister, en choisissant ses mots, alors que ce n'est pas sa langue de naissance, avec lenteur – « je suis un cinéaste lent » –, à des assertions de spectateurs pourtant convaincus du film. Pourquoi parler de zombies ? Nous voyons dans le premier plan une procession d'ombres, et sûrement pas ces créatures inventées que sont les zombies. Pourquoi parler de tableaux, comme en peinture ? D'une part, il n'y a pas l'ombre d'une raison de ne pas à être à la hauteur de ceux qui se donnent pour être filmés, d'autre part, si on isole un plan de n'importe quel film américain où une armée d'assistants sont là pour bien faire leur travail, on obtient des tableaux.

C'est sûrement faire l'impasse sur le travail considérable de la petite équipe de tournage du film, sur la tension, l'attention des acteurs qui ne sont pas des professionnels de la profession ; mais c'est surtout démontrer avec orgueil que tout film devrait avoir cette exigence ; et donc que la « vraie » question devrait être : pourquoi d'ordinaire si peu d'exigence ? Pourquoi se contenter de si peu quand on devrait demander, obtenir, faire beaucoup ?

La lenteur du film est essentielle ; et je suis sûr que les réserves de certains exploitants tiennent à ce rythme, à cette splendeur insupportable – et ceux-là devraient se demander pourquoi c'est à leurs yeux insupportable.

Et c'est là pour moi l'universel du film. Ce film est une dénonciation politique du monde qui nous est imposé.

Le capitalisme a réussi à fractionner, toujours, les images, les plans, les travaux, les vies. À inventer depuis des siècles des outils adaptés à la vie d'aujourd'hui (!), à construire ou vouloir construire les consciences.

L'immense force du cinéma de Pedro, c'est de ne pas théoriser, c'est de voir et montrer une réalité – et le faux débat fiction/documentaire a volé en éclats –, c'est de ne pas être un objet de débats, de ne pas « dé »-montrer, d'être, de penser, de résister en étant sûr que ce film est un poison pour l'uniformisation de la pensée, de nos vies.

D'être à la hauteur de l'universel que chacun d'entre nous peut reconnaître, percevoir, ressentir.

Paris, 30 janvier 2022


Michel David a été producteur et distributeur de cinéma documentaire pendant trente ans (d'abord chez différents producteurs, puis dirigeant la société Zeugma Films pendant vingt ans). Auparavant chef du service de l'action culturelle au CNC (1981-1984), et a travaillé à la Cinémathèque française (organisation des manifestations de son cinquantenaire).