De quoi Pedro Costa est-il le non ?

3 février 2025

Un père gifle son fils sur une route de campagne déserte : c'est l'ouverture du Sang, le premier film de Pedro Costa. À celui qui consacrera un film au montage selon Straub et Huillet, il faut ce geste, cette violence, pour justifier qu'au champ réponde le contrechamp. Il y aura beaucoup de gros plans de visages dans le cinéma de Costa, mais bientôt plus de champs/contrechamps : les regards porteront beaucoup trop loin, vers un ailleurs, extérieur ou intérieur, hors de portée de la grammaire du cinéma.

Il est difficile aujourd'hui de ne pas regarder les trois premiers films à l'aune de ce qui commencera avec le quatrième, Dans la chambre de Vanda (2000), film séminal s'il en est. De ce cinéma à venir, Le Sang, Casa de Lava et Ossos sont pourtant le contraire d'une suite d'esquisses. D'abord car, chacun à sa manière singulièrement trouée, elliptique, ce sont trois films pleins, souverains, accomplis. Ensuite et surtout car leur sombre éclat est celui de la négation. Dix ans et trois films pour apprendre à dire non, pour se défaire des mauvaises éducations, des mauvaises fréquentations, pour se donner les moyens de réapprendre seul, avec les vrais amis, rencontrés et choisis.

Premier non : Le Sang. Seul un Portugais a pu réussir un premier film qui tourne aussi fièrement le dos au présent pour accueillir un si long passé : celui d'un siècle de cinéma, condensé en un geste qui rappelle celui des premiers Godard. Film-cinémathèque, Le Sang est une reconnaissance de dette et de fidélité d'un ciné-fils à ses pères. Dreyer, Murnau, Ford, Ray, Tourneur, Bresson, Laughton : depuis La Nuit du chasseur et Les Amants de la nuit, le noir et blanc a rarement été aussi habité, animé. C'est aussi l'histoire de deux fils qui luttent contre l'emprise familiale : refuser la dette du père mort, ne rien devoir à l'oncle tristement vivant. Anti-conte de Noël, ce Sang noir est le premier film en apnée d'un jeune cinéaste qui, comme Nuno et Vicente, a grandi trop vite dans un vieux pays où l'enfance se conquiert de haute lutte. Manichéisme de Costa, déjà : la société, dans ce Portugal qui a préféré avorter de sa révolution, c'est le mal des riches et la maladie, la malédiction des pauvres.

Pour son deuxième film, Pedro Costa est parti loin rajeunir et respirer. Mais choisir le Cap-Vert, c'est aussi remonter vers l'origine du mal : le colonialisme et sa dette maudite. Ce qu'il découvre aussi loin du Portugal, c'est que le mal est intérieur au cinéma, art malade de l'embourgeoisement de son industrie. Sous le volcan Fogo, Costa fait la douloureuse découverte de son « non » propre : non à une manière de faire des films. Celle du « cinéma d'auteur », terme qui, dans ces années 90, ne nomme plus rien de politique mais un ordre économique. La clé, c'est la production, soit : l'emploi du temps et de l'argent. « Ne reste pas dans la plaine à filmer le scénario des acteurs, pars avec ton chef-op sur les pentes du volcan, va filmer ses enfants devant les maisons de lave. » Il l'a fait à moitié. Film divisé, « saboté », Casa de Lava est le bouillonnant creuset du grand œuvre à venir.

Mais le contrechamp des regards noirs des filles du feu, c'est la chute d'un travailleur immigré sur un chantier de Lisbonne. L'histoire est connue : faisant le facteur pour les Capverdiens auprès des membres de leurs familles émigrés à Lisbonne, Pedro Costa découvre le bidonville de Fontainhas et rencontre, avec Vanda et sa sœur Zita, un peuple et un destin dont il ne s'écartera plus jusqu'à aujourd'hui. Ossos documente cette rencontre et la sidération d'un cinéaste qui ne veut plus faire l'auteur, mettre des dialogues dans la bouche d'acteurs, mettre leurs pas dans ceux d'un récit écrit sans eux. Film mutique, film zombie, cinéma en état critique. Film dur et froid comme un diamant gris. Quelques mois plus tard, tout recommencera entre quatre murs verts. Agenouillé au pied d'un lit, Pedro Costa apprendra à dire « oui ».

Cyril Neyrat