Annette Wademant, ma mère

François Boisrond - 22 octobre 2024

Présenter Annette Wademant, ma mère, est un dur exercice. Elle est née dans une famille de la bourgeoisie belge. Ses deux parents étaient enfants uniques de bourgeois, des industriels wallons un peu décatis. Ils se sont mariés, très vite ils ne se sont pas entendus. Ils ont divorcé, elle avait deux ans. Elle a eu une jeunesse assez rude dans le sens où ils l'ont mise dans un pensionnat de religieuses. Ça a été un grand traumatisme. Elle en fit des cauchemars toute sa vie. Elle est restée dans ce pensionnat jusqu'à ses dix ans, jusqu'à ce que la guerre éclate. Sa mère est venue la chercher chez les religieuses et une autre vie a commencé. Elle a fait les 400 coups à Bruxelles, elle a quitté l'école à partir de la 3e. Assez jeune, elle a eu des amants, faisant partie d'une petite bande d'artistes, bédéistes, peintres, la petite bohème de Bruxelles.

Ma grand-mère et elle étaient des passionnées de cinéma, elles y allaient souvent. Puis survient le concours de beauté « Miss Ciné-Télé-Revue Belgique ». Elle passe ce concours. Elle me disait qu'il y avait des filles beaucoup plus jolies et plus belles qu'elle, mais qu'elles n'avaient pas de tempérament, et qu'elle avait gagné grâce à son tempérament, son sourire, sa force d'aller en face des gens. Le prix consistait à partir aux États-Unis avec le propriétaire de Ciné-Télé-Revue. Pendant trois mois, je crois, elle est allée à New York, Hollywood... Elle a rencontré tous les gens du milieu. Il y a plein de photos très amusantes d'elle avec Walt Disney, James Cagney... Ce voyage l'a transportée dans une autre dimension. Elle monte à Paris, s'inscrit au cours Simon, où elle rencontre Jacques Becker, qui venait de tourner Rendez-vous de juillet – ou qui s'apprêtait à le faire et cherchait des comédiens, je ne me souviens pas. Elle m'avait dit qu'il y avait eu un petit coup de foudre réciproque.

Elle collabore en tant que scénariste avec Becker sur deux films. D'abord Édouard et Caroline – enfin, soi-disant : elle racontait qu'elle avait lu la Recherche en entier un été, et que ça lui avait donné l'idée de cette situation, de ce rapport de classes. Le second, c'était Rue de l'Estrapade. Je ne sais pas très bien comment elle rencontre Max Ophuls, sans doute grâce à Becker. Ils sont allés à Cannes avec Édouard et Caroline, soutenus par Cocteau. Elle adorait Cocteau qui l'avait prise un peu sous son aile. Elle avait une véritable adoration pour lui. Je l'ai emmenée à Milly-la-Forêt, là où il a habité. On est allés voir sa tombe, visiter la chapelle, la maison-musée...

Annette avait un aplomb, une sorte de conviction, un sacré tempérament. Elle n'avait pas froid aux yeux, elle n'était pas farouche. Elle avait un regard intense qui te fixait, regardait bien profondément. Les harceleurs ou les lourds dragueurs ne l'inquiétaient pas plus que ça, ils avaient intérêt à avoir de la répartie et de la conversation. Mais elle n'était pas toute seule dans sa génération. Ma chère marraine, Claudine Boucher, la monteuse de Truffaut, était de la même trempe de pétroleuses. Elles avaient avorté à maintes reprises. C'étaient des sacrés numéros à l'époque.

Elle a commencé à travailler avec Ophuls comme dialoguiste pour Madame de... Il y avait aussi Marcel Achard, l'académicien. J'imagine qu'ils attendaient d'elle qu'elle apporte un peu de jeunesse, ce qui avait été le cas pour Édouard et Caroline.

Mon père, Michel Boisrond, a un tout autre parcours. Il est rentré dans le cinéma pendant l'Occupation parce qu'il lui fallait trouver quelque chose pour échapper au STO. Il avait un copain qui travaillait aux studios des Buttes-Chaumont. Il s'est retrouvé deuxième assistant et a travaillé avec René Clair, mais aussi avec beaucoup d'autres. Il a été directeur de production pour Orson Welles. Je me demande si ce n'est pas au cours d'un festival en Amérique du Sud qu'il a rencontré ma mère.

Ils ont fait plusieurs films ensemble : les premiers avec Brigitte Bardot (Voulez-vous danser avec moi ?, Une Parisienne), ou encore Comment épouser un Premier ministre, qui sont démodés mais drôles. Ils ont fait aussi ensemble Comment trouvez-vous ma sœur ? avec Serrault et Brialy, et Faibles Femmes, avec Alain Delon. Pour Édouard et Caroline, il n'y avait pas de scénario. C'était assez Nouvelle Vague avant l'heure. Ceux de la Nouvelle Vague étaient tous toqués d'elle. Elle était proche de Truffaut, elle s'est fait draguer par Godard intensément. C'est elle qui fait la voix de la psychologue dans Les Quatre cents coups : « Est-ce que tu as déjà couché avec une fille ? Tes parents disent que tu mens tout le temps... » Je pense qu'elle était restée proche de Truffaut. Elle était proche d'Alexandre Astruc, de Chabrol, aussi. D'avoir fait ces deux films avec Becker faisait qu'elle était en haut de l'affiche, désirée partout. Elle était proche d'Édith et Pierre Cottrell, et c'est grâce à eux qu'elle s'est retrouvée dans Une sale histoire.

Elle avait un certain prestige dans le cinéma d'auteur. Lola Montès a été porté aux nues par la Nouvelle Vague. Martine Carol avait accusé ma mère d'avoir voulu l'empoisonner. Les journaux s'en sont fait l'écho. Le tournage avait été un cauchemar, dans une ambiance terrible. Le film a tué Ophuls et Martine Carol. Les producteurs étaient des bandits. C'était un gouffre financier. Ophuls a été surpris en train d'incendier le décor.

La Nouvelle Vague trouvait que ce n'était pas bien qu'elle parte avec Boisrond faire du cinéma commercial. Je pense qu'ils ont été déçus. Mais elle était anti-snob au possible. Les frontières entre les différents types de cinémas ne lui importaient pas du tout. Et elle aimait bien le côté populaire. Elle en venait.

C'est drôle, parce qu'elle était complexée à mort de ne pas avoir son bac. À 40 ans, elle a repris des cours par correspondance pour le passer, elle ne l'a pas eu. Mais, en effet, en épousant mon père, elle retrouvait un genre de vie bourgeoise. La belle maison, etc... Ils ont gagné beaucoup d'argent. Les films produits par Francis Cosne (Caroline chérie, Angélique, marquise des anges et ceux avec Bardot) marchaient très bien. Leur dernier succès ensemble doit être La Leçon particulière en 1968, avec Nathalie Delon et Robert Hossein. C'est démodé et désuet, un film sur l'émancipation de jeunes qui rencontraient une femme plus âgée.

L'ultime film qu'ils ont fait ensemble est Dis-moi que tu m'aimes, avec Mireille Darc. Ça n'a pas dû très bien marcher. Une comédie bourgeoise qu'elle n'assumait qu'à moitié. Il y avait toujours ce côté-là : c'était elle l'artiste, et mon père qui se coltinait le réel. C'est elle qui... « parlait » ! Elle n'avait peur de rien. Elle n'avait aucune discipline. Elle carburait aux amphétamines. Ça lui donnait une espèce d'excitation dont elle avait besoin. Elle a été diagnostiquée bipolaire... Tout le monde défilait chez elle. Garrel venait la voir avec Nico, et les jeunes acteurs des années 70 venaient rencontrer ma mère. Depardieu, Dewaere, on les a tous vus très jeunes. D'ailleurs, le dernier film de mon père, Catherine & Cie (1975), film assez bizarre avec Birkin et Dewaere, était dû soi-disant à ma chère mère. Elle était d'une curiosité extraordinaire. Elle voyait tout, elle lisait tout.

Jusqu'à la fin de sa vie, elle allait voir plusieurs films par jour. Elle était très cinéphile. Et le complexe de l'autodidacte faisait qu'elle avait lu tout Nietzsche. Nietzsche, le surhomme, ça la faisait partir dans de bons délires. Le nombre de gens incroyables que j'ai rencontrés grâce à elle...

Je ne l'ai jamais vue avoir peur. Mais ça pouvait être violent quand ça dérapait. Ça a été formateur pour moi, ça été une école incroyable. On parlait de films, on en discutait, on disait pourquoi c'était bon, pourquoi c'était mauvais. Une vraie passionnée. Garrel, justement, elle l'a mis à rude épreuve aussi. Quand elle était en mode délire, elle l'appelait à 3 heures du matin et l'insultait. Pourtant il était toujours prêt à la faire travailler. Il y a 10 ou 15 ans, il avait un projet avec Carrère et Langmann. Dès que ça a commencé, elle a mis le désordre et les autres ont freiné des quatre fers. Elle avait toujours 50 000 projets, mais aucune discipline. Mais elle a eu une vie passionnante. Elle était dans la sensation.

François Boisrond

Propos recueillis par Dominique Païni