En 1938, le producteur Alexander Korda met en chantier l'adaptation de L'Espion noir. Le scénario définitif est signé Emeric Pressburger, émigré hongrois compatriote de Korda, et la mise en scène confiée à Michael Powell, réalisateur rôdé aux quota quickies. C'est la première collaboration de ceux qui par la suite, sous la bannière de leur société de production The Archers, feront parmi les plus grands films du cinéma britannique et signeront leurs œuvres de la formule conjointe « Written, directed and produced by Michael Powell and Emeric Pressburger ».
Par-delà la guerre
L'Espion noir est aussi le premier d'une longue série de films de guerre ou assimilés au genre pour le duo. Leur travail est dans les premières années indissociable de l'effort de guerre britannique, avec notamment des films de propagande en forme de glorification de la Royal Air Force (Le Lion a des ailes, coréalisé seulement par Powell) ou d'incitation à l'entrée en guerre des États-Unis face à la menace nazie (49e parallèle). On décèle néanmoins chez Powell et Pressburger, dans leurs audaces formelles et narratives, leur raffinement, voire leur flânerie, une aspiration à échapper à la concrétude du conflit. La vie et la mort du Colonel Blimp, racontées en flashbacks au rythme des guerres menées par l'Angleterre, sont en effet bien moins le récit de quarante années de carrière militaire que celui d'une amitié indéfectible entre deux officiers britannique et allemand, scellée par le souvenir de la femme qu'ils ont aimée. Là où, dans le splendide A Canterbury Tale, les soldats anglais et américains stationnés dans le Kent, pris dans leurs doutes de jeunesse, sont posés comme réincarnations des pèlerins du XIVe siècle.
Cette traversée vers l'intangible de l'âme et des sentiments passe bien souvent par le prisme du territoire alentour, dont la mise en scène de Powell, travaillée par la question du cinéma muet et la recherche de visions surpuissantes, cherche à réveiller les forces élémentaires et mythologiques (voir la scène d'escalade hallucinante et très epsteinienne d'À l'angle du monde ou la sensualité tellurique des paysages de La Renarde). Ainsi, guerre oblige, mais pas seulement, on trouve dans les films du duo quantité de personnages déplacés, qu'ils soient mobilisés, exilés ou infiltrés, qui doivent s'accommoder à un nouvel environnement. Inclinaison non-étrangère à leurs itinéraires personnels : Pressburger, né en Autriche-Hongrie en 1902, émigre dans les années 20 en Allemagne pour faire ses armes de scénariste à la UFA, avant de devoir fuir le nazisme et se réfugier en Angleterre ; tandis que Powell, né en 1905 dans une famille de propriétaires terriens du Kent, fait des allers-retours en France dans sa jeunesse, notamment sur la Côte d'Azur, où il débute sa carrière à la Victorine, comme petite main sur les films de Rex Ingram.
Le territoire agit donc comme un révélateur pour les personnages, qui les renvoie à leurs passions intérieures, quand bien même ils chercheraient à les faire taire. C'est là toute la symbolique du maelstrom final de Je sais où je vais, qui vient rompre l'ascension sociale froide et rectiligne de Wendy Hiller pour la remettre sur la trajectoire de son véritable désir, ou, comme le dira Deborah Kerr, sœur anglicane confrontée au retour de son refoulé, dans Le Narcisse noir : « Je crois que d'ici, nous voyons trop loin. »
Le regard d'Ulysse
Les mémoires exceptionnellement détaillés et précis de Michael Powell, Une vie dans le cinéma et Million-Dollar Movie, attestent de son goût pour l'exploration et le danger, mis au service de la création artistique. Or, s'il est une topographie particulière qu'il n'a cessé d'arpenter, avec et sans Pressburger, c'est celle des îles, simultanément à l'intérieur et à côté du monde, naturellement tenues de se recentrer sur elles-mêmes. Sans même compter l'Angleterre, des archipels écossais au large de l'Australie, en passant par la Crète, sa filmographie prend la forme d'une odyssée. À tel point qu'il faudrait adjoindre à l'image du réalisateur « aventurier », chère à Bertrand Tavernier, celle d'Ulysse, explicitement citée dans Colonel Blimp. Odyssée que Powell se permettra (consciemment ou non ?) de boucler parfaitement en 1978, avec Return to the Edge of the World, dans lequel il revient à Foula, son Ithaque de cinéma, où quarante années plus tôt il tournait son premier film vraiment personnel : À l'angle du monde.
Dans Age of Consent, James Mason, peintre désabusé en retraite sur une île idyllique, réenchante l'intérieur de sa cabane en y reproduisant la nature extérieure, métaphore de l'obsession formelle de Michael Powell. En effet, si sa caméra a brillamment démontré son aptitude à transcender un décor réel, elle excelle peut-être plus encore dans la construction d'espaces purement artificiels, telle la Bagdad bleutée du Voleur de Bagdad. À la fin des années 40, entouré par des techniciens de renom (Alfred Junge, Arthur Lawson, Jack Cardiff), le style powellien, tant admiré par Martin Scorsese, atteint son apogée : d'abord avec Le Narcisse noir, puis dans les mises en scène opératiques des Chaussons rouges – fantasmagorie en Technicolor où le cinéaste se dépeint en artiste démiurge consumé par sa passion créatrice –, et des Contes d'Hoffmann.
Il faut alors se rappeler de cette séquence séminale d'Une question de vie ou de mort, expérimentation de vue subjective ultime, où les paupières d'un œil se referment sur l'image avant qu'un fondu enchaîné sur des traînées bleues et rouges abstraites ne nous donne l'impression de remonter le nerf optique, pour rejoindre le tribunal de l'âme de David Niven. Pénétrer le regard, l'exciter jusqu'à la jouissance scopique par des mirages de formes et de couleurs et espérer ainsi atteindre une vérité intérieure, telle est l'ambition du cinéma de Michael Powell, récapitulée en 1960 dans son dernier chef-d'œuvre : Le Voyeur.
Nicolas Métayer