Déciller les yeux

Catherine Bizern - 18 avril 2023

Plus qu'un genre, le cinéma documentaire est un mouvement que l'on peut qualifier par sa volonté première de nous « dessiller les yeux », comme y appelle Jean Vigo en 1930. C'est aussi une pratique qui s'est construite depuis l'origine dans un rapport critique au cinéma majoritaire – de fiction – et à la réalité. Ni ethnologique, ni didactique, le cinéma documentaire est le lieu d'une expérience éclairée, politique et sensorielle du monde.

Sois belle et tais toi (Delphine Seyrig) Cycle 25 Indispensables du Documentaire

L'expérience du monde, et d'abord celle du cinéaste : tout dit sa présence, la manière dont il suscite la parole chez l'autre, la façon dont il affirme son regard par les mouvements de caméra, ou par la coupe qui au montage vient briser le flux du temps réel. Le cinéma documentaire est d'emblée un cinéma à la première personne : le cadre de la caméra et l'œil du cinéaste sont confondus dans le ciné-œil que Dziga Vertov invente et célèbre dans L'Homme à la caméra. Il filme, il regarde, il exprime son point de vue. Le commentaire de Franju dans Le Sang des bêtes, de Painlevé, dans L'Hippocampe ou de Resnais et Marker dans Les Statues meurent aussi sont le « je » du cinéaste. Un je aussi prégnant que celui de Rouch, Depardon, Johan van der Keuken, Claire Simon, cinéastes à la caméra pour lesquels le cinéma naîtra dans le corps-à-corps avec l'outil.

Art du point de vue, le documentaire nous permet aussi de percevoir ce qui nous échappe du réel en faisant naître, de la confrontation avec la réalité, une dramaturgie, et ce dès Nanouk l'esquimau. Ce cinéma se construit dans un double mouvement : immersion-observation-mise en situation au tournage, mise en scène par sélection et scénarisation au montage. D'un côté le travail de la durée, de la contemplation, de l'écoute, de l'autre la mise en forme et l'analyse.

Image + son = politique

Dans les années 1960, il devient le lieu de l'expression des luttes, de la visibilité des marges et de la reconnaissance des oppressions. Il accompagne les changements profonds appelés par la décolonisation notamment. Le Joli mai est celui de la fin de la guerre d'Algérie en 1962, Le Dix-septième parallèle est celui qui délimite la frontière entre Sud-Vietnam et Nord-Vietnam en 1967. Dans Pour la suite du monde, plus que la reprise de la pêche au marsouin, c'est la prise de conscience d'exister comme peuple qui se déploie. Le documentaire lutte contre les formes anciennes de représentation, remet en cause l'ordre établi, passe du mythe des dominants aux mythologies populaires. Le Chagrin et la Pitié – où pour la première fois Ophuls filme des anonymes pétainistes, collaborateurs, résistants et montre une France sous le régime de Vichy, lâche et fasciste – est interdit d'antenne en 1973 parce qu'il « détruit les mythes dont les Français ont encore besoin ».

Ce cinéma, qu'on appellera direct par qu'il est en prise directe avec les personnes filmées, va être porté par l'invention de la caméra 16 mm Éclair Coutant, légère et presque silencieuse, couplée au magnétophone portatif Nagra. Ce dispositif de tournage permet à la fois la caméra portée et la synchronie entre l'image et le son. Le documentaire devient alors un cinéma de la parole, un cinéma de l'écoute. Une écoute qui impose la réalité des corps tandis que le corps filmé se met à parler de lui. Et en son nom propre. C'est la force dans Chronique d'un été de la séquence où Marceline Loridan déambulant dans les rues de Paris désertes évoque ses souvenirs de déportation – un des premiers récits à la première personne de la réalité des camps au cinéma. C'est la force de Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig qui, à l'inverse même du titre du film, transforme en sujets politiques toutes ses actrices, objectivées jusque-là, par le seul fait de les filmer et de recueillir leur parole. C'est à la recherche de cette même parole incarnée que part Hervé Le Roux en réalisant Reprise. Et c'est la défaite de la lutte des classes qui est contenue entre l'image de 68 où une jeune femme crie qu'elle n'y retournera pas, dans cette taule, et les paroles désabusées et corps usés qui racontent trente ans plus tard la condition de la classe ouvrière telle qu'elle se vit et se subit à l'orée de l'an 2000.

Primary, son pendant français Partie de campagne réalisé en 1974 par Depardon sur la campagne présidentielle de Giscard, mais aussi Les Deux Marseillaises de Comolli et Labarthe, travaillent la parole incarnée du corps politique et la relation entre politique et cinématographe qui jouent chacun de la mise en en scène et de la représentation. Le cinéma sort plus grandi de cette confrontation que le politique : filmer le sujet parlant, c'est en filmer la parole, la pensée et le corps ; tout fait sens et ce qui est non-dit s'inscrit forcément aussi dans le film... Dans Général Idi Amin Dada, Barbet Schroeder compte sur cette même puissance de révélation du cinéma et confronte l'ennemi filmé au spectateur dans ce qui les sépare, mais aussi par effet de miroir dans ce qui les réunit.

Pas de spectacle, des spectateurs

Le réel interrogé, manipulé, doit nous donner à voir et surtout à comprendre. Dans Terre sans pain, Buñuel choisit la révolte plutôt que la commisération. Il choisit non seulement de rendre la misère insupportable mais surtout son spectacle, ce qu'il construit au montage [1]. Ce refus de faire spectacle de l'horreur se retrouve dans Le Sang des bêtes de Franju, qui dira « la violence n'est pas un but, la violence est l'argument » ou encore Nuit et Brouillard de Resnais, des films où le commentaire viendra construire la violence de la représentation.

Si pour Adorno l'art est impossible après Auschwitz, pour Rancière seul l'art est possible pour montrer Auschwitz, « parce que c'est son travail même de donner à voir l'impossible par la puissance réglée de mots et d'images joints et disjoints ». Ainsi Claude Lanzmann, pour Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, utilise ce même dispositif que dans Shoah : aux plans rapprochés sur le témoin sont confrontés des paysages dont toute trace du passé est effacée.

La mise en scène du cinéma documentaire a le spectateur en ligne de mire, elle sollicite son regard, ses croyances et son impensé, elle éprouve ses limites. Comme dans Sud de Chantal Akerman, qui ne fait pas l'autopsie du lynchage d'un Noir par trois jeunes Blancs, mais interroge plutôt « comment celui-ci vient s'inscrire dans un paysage tant mental que physique et vous hanter au détour d'un champ de coton vide, d'une route, d'un geste ou d'un regard ».

Catherine Bizern

[1] Description des rushes non montés par Jean-Louis Comolli dans Voir et pouvoir, éditions Verdier, p. 354.