Histoire orale des Yeux sans visage (Georges Franju, 1960)

Delphine Simon-Marsaud - 7 mars 2022

Née dans la tête d'un metteur en scène épris de poésie macabre, l'image troublante d'une jeune fille au masque blanc a marqué au fer rouge la mémoire collective. Retour sur la naissance d'un chef-d'œuvre, qui influença aussi bien John Carpenter, George Romero que Pedro Almodovar, Les Yeux sans visage, raconté par ceux qui l'ont vécu.

Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1960)

Avec Georges Franju (réalisateur), Édith Scob (actrice), Pierre Brasseur (acteur), Jules Borkon (producteur), Jean Redon (auteur), Boileau-Narcejac (scénaristes), Claude Sautet (scénariste), Maurice Jarre (compositeur), Eugen Schüfftan (chef opérateur), Claude Brasseur (acteur), Juliette Mayniel (actrice).


Un sujet insolite

Georges Franju : Je tournais avec Pierre Brasseur La Tête contre les murs. Il y interprétait le docteur Varmont, médecin traditionaliste, défenseur de l'organisation hospitalière psychiatrique. Nous étions à la fin des prises de vue. Brasseur vient me parler d'un projet.

Pierre Brasseur : Le producteur, Jules Borkon, me propose un sujet. Mon rôle serait encore celui d'un médecin mais, auprès de ce toubib-là, Varmont est un enfant de chœur. Le scénario me fait hésiter. Non pas parce qu'il s'agit d'un film d'épouvante, mais parce que la noirceur de mon personnage et les effets sont si excessifs qu'ils risquent de n'épouvanter personne. L'histoire est tirée d'un roman de Jean Redon.

Jean Redon : Comme je lui apportais régulièrement des comédies, Jules Borkon voulait cette fois un sujet d'épouvante. Il décide d'acheter les droits de mon roman, Les Yeux sans visage.

Pierre Brasseur : Voici l'histoire de départ. Je suis un chirurgien esthétique paranoïaque et alcoolique qui, conduisant en état d'ivresse, a un accident de voiture. Ma voiture prend feu et ma fille, qui est près de moi, est très gravement brûlée. Comme elle est défigurée, je vais tenter de lui refaire un visage en pratiquant sur elle une hétéro-greffe. L'expérience, bien entendu, échoue, mais comme je suis fou de vanité, je répète mes tentatives. Mon assistant est mon pourvoyeur. C'est un dangereux névrosé, un maniaque. Il cultive des roses dans son laboratoire. Il est aussi morphinomane. Il me fournit en sujets, en « matières premières », c'est-à-dire qu'il enlève des jeunes filles qu'il amène sur ma table d'opération. Comme mes prélèvements sont meurtriers, l'assistant fait disparaître les cadavres. Il les enterre après les avoir violés. Et l'histoire se termine par mon arrestation. Alors que je m'apprête à procéder à une nouvelle transplantation, des policiers font irruption dans la salle d'opération. Ils me passent les menottes. Et ma fille, qui du haut de la galerie dominant le champ de vision assiste à la scène, se précipite dans le vide et s'écrase sur le dallage, à mes pieds, où elle meurt dans une flaque de sang.

Georges Franju : Brasseur me raconte l'histoire et me dit : « Voilà, je suis emmerdé parce que ça ne me plaît pas tellement. Je joue un ivrogne, et puis alors, j'ai un assistant qui, quand les filles sont mortes, il viole les cadavres, alors dis donc... J'aimerais bien que tu fasses ça avec moi, parce qu'au moins, avec toi, je suis tranquille, je sais jusqu'où ça pourra aller ». Alors je décide de changer tout ça évidemment et je vais voir le producteur, qui m'accueille en riant. Il me dit : « Mais vous avez l'air gentil... » Il a eu la réaction de beaucoup de gens de cinéma qui, depuis Le Sang des bêtes, et ne m'ayant jamais vu, se faisaient de moi une image en quelque sorte calibrée sur la violence de mes réalisations.

Jules Borkon : Je venais de visionner des séquences de son premier long métrage, La Tête contre les murs, violent réquisitoire contre les méthodes de l'enfermement psychiatrique, encore en montage. Je m'attendais à voir entrer dans mon bureau un malabar. Sa taille modeste, son poids léger et son air gentil m'ont surpris.

Georges Franju : Il y eut entre Borkon et moi un immédiat courant de sympathie. Borkon, qui fut autrefois l'impresario de Chaliapine, de Grock et de Mistinguett, avait belle allure et parlait un drôle de français. Au physique, une espèce de géant, mélange de clown devenu homme du monde et d'espion asiatique.

Jules Borkon : J'avais l'idée d'un film d'épouvante « puissant », mais je ne voulais surtout pas d'ennui ni avec la censure, ni avec mon distributeur, ni avec les culs-bénits de la Centrale catholique du cinéma, dont Franju se flattera d'être, tout au long de sa carrière, la bête noire. Je ne voulais pas non plus de chiens martyrisés par le bistouri à cause des Anglais qui respectent les animaux. Pas trop de sang par crainte d'une interdiction aux mineurs. Et pas de médecins fous à cause de la censure allemande, ça leur rappelerait de mauvais souvenirs.

Georges Franju : Né sous le signe du Bélier, j'aime les obstacles et suis à l'aise avec les interdits. Les contraintes, les barrières dressées par Borkon me donnaient des idées. Je lui parle d'abord du rôle de Brasseur. Le docteur Génessier, qu'il doit incarner, ne sera ni Caligari, ni Jekyll, ni Mabuse, ni aucun de ces médecins de « l'épouvante » que nous connaissons. Ce sera un homme normal pour cette raison que si un personnage anormal a un comportement anormal, c'est normal. Alors que si un homme apparemment normal se conduit anormalement, c'est anormal et inquiétant. Dans le premier cas, notre personnage appartient au fantastique classique, dans le second cas, à l'insolite. Celui-là seul m'attire parce que je le redoute. Et je le redoute parce que j'y crois.

Jules Borkon : Et puis nous parlons de l'adaptation du scénario. Franju me propose la collaboration de Boileau et Narcejac, ce que j'accepte d'autant plus facilement que ces auteurs ont eu des grands succès avec Clouzot et Hitchcock.

Georges Franju : Je voulais travailler avec Boileau et Narcejac pour une raison bien précise, inavouée à Brasseur et Borkon, et vous allez comprendre pourquoi. Dans la première période du livre policier, le héros était le policier ou bien son semblable, détective ou reporter collaborant avec la police. Avec le Chevalier Dupin, Sherlock Holmes, Rouletabille, on était du côté de la loi. Autre orientation, le héros pouvait être le hors-la-loi. Avec Arsène Lupin, Fantômas et toute la série noire des gangsters américains, on était du côté du malfaiteur. Boileau et Narcejac ne sont ni du côté du flic, ni du côté du criminel, ils sont du côté de la victime. Voilà pourquoi j'ai fait appel à ces deux-là : je voulais que le personnage dominant dans Les Yeux sans visage, ce soit la victime.

Boileau-Narcejac : Nos influences sont multiples. Nous avons eu la chance de naître presque en même temps que le cinéma. Pour nous, c'était l'inoubliable rencontre avec Charlot, le Masque-aux-dents-blanches, Judex. Les livres que nous lisions, au creux de nos manuels d'Histoire, c'étaient Fantômas, Nick Carter, Arsène Lupin et Rouletabille. Et bientôt, l'affaire Landru occupa toute la une. Ça marque ! Edgar Poe et toute la littérature noire, celle de Sheridan-le-Fanu, Walpole, le roman noir anglais...

Pierre Brasseur dans le rôle du Dr Génessier (Les Yeux sans visage)


« Pour que le décor de notre vie quotidienne engendre un monde fantastique »

Georges Franju : Je ne suis pas dialoguiste. Si je l'étais, on ne parlerait pas dans mes films. Ce que j'ai à dire, je ne le dis pas par le dialogue. Avec Boileau-Narcejac, j'ai pensé qu'on pouvait faire des choses bien ensemble. Ils ont un sens poétique très sûr, ça n'existe pas tellement chez les auteurs de romans policiers.

Boileau-Narcejac : Franju était un vieil ami, avant même qu'on travaille ensemble. Nous aimions déjà beaucoup ses courts métrages. Lui, avait lu nos bouquins. Pour son court-métrage La Première Nuit, en 1958, il nous avait demandé d'écrire la phrase d'introduction : « Il suffit d'un peu d'imagination pour que nos gestes les plus ordinaires se chargent soudain d'une signification inquiétante, pour que le décor de notre vie quotidienne engendre un monde fantastique ».

Georges Franju : Je me fous du policier qui est une mécanique. Je me fous du suspense. Je me fous de la terreur, qui est seulement un élément civilisateur pour mettre les gens en condition, les prépare à recevoir autre chose. Je ne cherche pas à faire peur, je cherche à émouvoir.

Boileau-Narcejac : Le scénario original était de Claude Sautet et de Jean Redon. L'idée de base était intéressante et cela nous amusait de tenter d'en faire une adaptation dialoguée.

Jean Redon : C'est comme ça que j'ai commencé à travailler avec Franju, Boileau-Narcejac et Sautet à l'adaptation et aux dialogues. Les cris des fauves nous aidaient à trouver quelques « trucs » pour le film. Pourquoi les fauves ? Parce que nous nous réunissions tous chez Boileau et son appartement dominait le cirque Médrano.

Claude Sautet : Quand Franju a fait appel à moi pour Les Yeux sans visage, je venais de travailler avec Jean Redon sur Le Fauve est lâché, réalisé par Maurice Labro avec Lino Ventura. Le film a eu du succès et je commençais à être considéré dans mon travail. Avec Franju, je suis tombé sur quelqu'un qui a une extraordinaire exigence professionnelle mais qui est totalement habité, en partie par le surréalisme et, disons, par son propre tempérament. Une fascination du récit par l'image. Il ne change jamais un mot de dialogue, très respectueux comme devant une pierre précieuse. Et il ne s'en occupe presque pas quand il tourne. Il en apprécie le sens comme une chose étrangère qui ne lui appartient pas, alors qu'il est très méticuleux quand il rédige le scénario lui-même.

Georges Franju : Nous avons apporté des modifications indispensables, à mon avis, au roman de Jean Redon. J'ai réduit les rôles des policiers qui, contrairement au roman, aboutissent à un échec. J'ai supprimé aussi l'assistant du docteur, drogué et sadique, et je l'ai remplacé par une assistante, seulement inquiétante. J'ai aussi donné une plus grande dimension aux rôles des jeunes filles, objets de cet horrible trafic. Ce qu'il faut, c'est éviter tout expressionnisme, toute stylisation ou fiction. C'est parce que tout paraît vrai que la peur va s'emparer du spectateur.

Boileau-Narcejac : Nous voulions créer une certaine angoisse et il n'y a pas de peur authentique sans mystère. Il fallait donc monter une histoire de bout en bout insolite, une de ces histoires qui n'arrivent jamais et qui, pourtant, pour une fois, ont bien l'air de devenir vraies.

Georges Franju : Le docteur Génessier, c'est un monsieur qu'on peut connaître. Il n'a qu'une passion, sa fille. On aurait voulu que j'en fasse un Docteur Jekyll, un Docteur Moreau, un Docteur Mabuse... Alors que c'est un bon père de famille et c'est ça qui est bien. J'aime ce qui est tendre. Surtout dans la violence. C'est la tendresse qui donne le ton à l'épouvante. Et c'est pourquoi j'aime les personnages qui sont les victimes : ils me touchent. Et ma victime était toute désignée. C'est cette jeune femme, qui m'est apparue dans la chapelle de La Tête contre les murs : Édith Scob.

Édith Scob : Quand Franju me choisit pour faire un petit rôle de folle dans La Tête contre les murs, je n'avais jamais fait de cinéma. Le critique de cinéma Jean Douchet avait un fichier de comédiens que Franju consultait. Il s'est arrêté sur ma photo. Et là, un petit miracle s'est produit. Il décide de réécrire la scène pour moi et la met en scène comme un moment important du film, une apparition.

Georges Franju : Édith me subjugue. C'est une fée, c'est l'irruption de la poésie...

Édith Scob : Il m'annonce alors qu'il pense à moi pour un rôle dans son second long métrage, une adaptation d'un roman de gare édité au Fleuve Noir, Les Yeux sans visage. J'ignorais tout du livre. C'est une histoire remplie d'opérations sanglantes et de cadavres jetés dans des rivières, mais je n'ai pas d'appréhension en lisant le scénario. Peu m'importe son côté littérature populaire d'épouvante ou qu'il soit empreint de fantastique – genre très décrié à l'époque. Pour moi, et le film le prouve de manière évidente, tout cela ne relève jamais d'un quelconque sous-genre.

Claude Sautet : Je revois la délicatesse que Franju a eu pour Édith Scob qui, la pauvre, devait tourner presque tout le temps avec un masque en plastique. Franju en avait les larmes aux yeux. Il est d'une extrême sensibilité.

Édith Scob : C'est un artiste très réfléchi, mais doté d'un rapport absolument poétique au monde. Ça ne passe pas par le discours, la construction intellectuelle, c'est plus spontané, vraiment de l'ordre de la perception poétique. Poète et visionnaire. Il « voit » ce qu'il veut, dans la mesure où il le voit très fort. Il y a une espèce de force qui se dégage, et puis il vous oblige à aller dans son sens.

Georges Franju dirige Édith Scob dans Les Yeux sans visage


Franju et les acteurs

Édith Scob : Il est vraiment très passionnant à regarder travailler. Le contraire d'un réalisateur classique. On a l'impression que les choses qu'il veut montrer sont inscrites très profondément en lui et ça passe. J'ai travaillé une fois avec Buñuel, pour La Voie lactée, et j'ai aussi senti cette même force considérable. Il a également tout dans la tête et n'est pas surpris par les acteurs. Avec Franju, tout est très précis, c'est le contraire des gens qui improvisent et laissent des séquences complètement libres. C'est vrai qu'il a une subjectivité avec les comédiens très étonnante. Dans Judex par exemple, on voit que Francine Bergé l'intéresse, mais il ne supporte pas Sylva Koscina. Channing Pollock ne l'intéresse pas du tout. De dos, ça suffit. Cette subjectivité, je la trouve passionnante parce que dans ses films, il y a quelque chose qui passe, une séduction qui se sent. Mais il fabrique des inégalités. Je n'ai jamais vu ça de personne. C'est insensé et très curieux.

Claude Brasseur : Dans Les Yeux sans visage, je joue un des deux inspecteurs. En 1959, je rentrais d'Algérie, je venais tout juste d'être démobilisé et je n'avais pas un rond. J'appelle mon père, je lui décris ma situation financière délicate en lui demandant s'il peut m'aider. Il me répond : « Pas de problème, je t'envoie mon chauffeur, il va t'emmener là où je suis en ce moment. » Je me retrouve alors dans un château des environs de Paris, face à un monsieur que je ne connais pas, auquel il me présente. C'était Georges Franju. Mon père me dit : « Je n'ai pas d'argent à te donner mais tu vas gagner tes sous. » C'était sa manière à lui de m'aider : plutôt que de me donner de l'argent, il me trouvait des petits rôles dans ses films.

Georges Franju : À cette époque, on n'entreprend rien d'important s'il n'y a pas de vedette. Dans mon film, il n'y en a pas : simplement, Alida Valli nous amène l'Italie et Juliette Mayniel l'Allemagne. Brasseur est certes une très grande vedette de théâtre à ce moment-là, mais il n'est pas un personnage de premier plan au cinéma. Alida Valli, je la voulais parce que Senso. Mais, au fond, je ne suis pas attiré par les comédiens, je ne compte pas tellement sur eux. Sauf pour Pierre Brasseur et Édith Scob bien sûr. Brasseur était un type extraordinaire. Charmant avec moi. Il ne se heurtait qu'avec des gens qu'il sentait hésitants.

Pierre Brasseur : Franju était d'une précision que rien ne déroute. Je ne vois pas quelles circonstances pouvaient le faire changer d'avis quand il arrivait quelque part pour placer sa caméra.

Georges Franju : S'il tournait avec des personnes qui hésitaient, Brasseur pouvait devenir terrible. Comme ce n'était pas mon cas et que je ne suis pas complexé – c'est l'habitude des courts métrages et des documentaires -, je me faisais à toutes les situations, cela m'était égal. Au contraire, cela m'amusait. Et puis, c'était une période où je buvais beaucoup. Brasseur aussi. Heureusement on ne buvait pas en même temps parce que ça aurait été dramatique ! On avait tout de même une grande complicité.

Claude Sautet : Franju dirigeait ses acteurs de manière assez simple. Avec Brasseur, il voyait bien qu'il en faisait un peu trop mais cela ne lui déplaisait pas. Il avait un goût pour ces personnages rétro que l'on retrouve dans plusieurs de ses films.

Édith Scob : Pierre Brasseur, avec qui j'avais pourtant déjà joué au théâtre, m'impressionnait, tant il pouvait tour à tour être bourru et paternel. J'étais craintive à l'époque, une adolescente fragile et introvertie à l'image de mon personnage.

Georges Franju : Édith m'apporte quelque chose qui s'exprime hors même de ses personnages et qui, au bon sens du terme, contamine mes films. J'aime aussi Philippe Noiret et Emmanuelle Riva, qui interprètent Thérèse Desqueyroux. Mais eux ne sont pas des personnages qui m'appartiennent. Édith est à moi. Même si je fais un sujet à partir d'un personnage célèbre, elle sera toujours mon personnage avant d'être celui du roman. C'est pour cela que j'ai un attachement pour elle.

Édith Scob : Parfois imprévisible, Franju me faisait un peu peur. Le fait de porter un masque, d'être isolée, toujours en robe de chambre, m'aidait beaucoup à trouver le personnage de Christiane Génessier. Si je souriais, personne ne s'en apercevait derrière mon masque. Ainsi costumée, j'étais plongée physiquement dans ce lieu et cette atmosphère très sombre. Je pouvais à peine parler, obligée de m'exprimer par certains mouvements, une gestuelle parfois inconsciente, stylisée. Même entre les prises, le masque m'isolait et rendait difficile la communication avec mes partenaires et l'équipe technique. Franju laissait faire parce que ça correspondait à ce qu'il cherchait, il contrôlait la situation.

Georges Franju : Le tournage a duré huit semaines et nous avons travaillé six jours par semaine.

Claude Sautet : J'ai beaucoup appris avec Franju, de sa façon de filmer et de son attitude de cinéaste exigeant. J'ai vu avec quelle ténacité souterraine il arrivait à faire le film qu'il voulait faire. La provocation par la pureté. Il se concentrait de façon permanente. Tourner un film était donc possible, même avec un scénario venant d'un autre ! C'est lui qui m'a donné l'envie de tourner moi-même.

Alida Valli dans Les Yeux sans visage


Entre nuit noire et ciel blanc

Georges Franju : Le rôle du décor est toujours le même dans tous mes films. C'est un rôle avant tout poétique. Depuis Le Sang des bêtes, j'essaye toujours d'apporter au décor naturel l'aspect de l'artificiel. Cela vient de mon premier métier de décorateur de théâtre. On a ce climat de studio dans Les Yeux sans visage.

Claude Sautet : Franju acceptait facilement les décors qu'on lui proposait. Son expérience de documentariste faisait qu'il avait une grande habitude de composer avec les lieux et savait trouver un système de création de climat. Il transformait un écran naturel en créant un climat fantastique, sophistiqué, non explicite. Il n'en parlait pas pendant le tournage, mais c'était pourtant ce qui le fascinait le plus.

Georges Franju : Bien qu'ayant été très partisan du décor naturel, je regrette le studio. En démolissant les studios en France, on a démoli le « temple ». On a fait descendre le cinéma dans la rue. Je ne crois pas aux vedettes, mais au « temple » qui fabrique des vedettes. Au fond, on a mis le mystificateur sous le regard du mystifié, et toute la magie disparaît aujourd'hui...

Édith Scob : Franju était tellement habité par les plans, tellement investi, que j'ai toujours été happée par son monde, contaminée avec une grande intensité. C'est une sensation très curieuse. Avec lui, je n'avais pas l'impression d'être une comédienne. Je me sentais sa chose, la chose qu'il voulait que je devienne, prise dans un univers qu'il imposait et auquel je me pliais de manière très consentante. Le tournage en lui-même avait quelque chose de magique, avec ses éclairages toujours très beaux, très fantastiques, dus au talent de Schüfftan, le chef opérateur. Ces énormes projecteurs dans la nuit, ces scènes improbables, tout était si étrange...

Georges Franju : Ah, la photo noire, grise et blanche d'Eugen Schüfftan ! Je l'ai choisi parce qu'il a participé au cinéma muet allemand et qu'il a fait Quai des brumes.

Eugen Schüfftan : Georges Franju, c'est la profondeur de champ : lumière-ombre, lumière-ombre, lumière-ombre.

Georges Franju : Je ne suis pas attiré par les sujets en couleurs. Si mon premier film, Le Sang des bêtes, avait été en couleurs, il aurait été répugnant. Moi je vois en noir et blanc. Et puis, dans la couleur, il n'y a pas d'ombre. Avec Schüfftan, inutile de formuler en parole ce que l'image rend évident. D'abord, j'ai toujours eu un découpage extrêmement précis et lui est aussi très rigoureux. Il ne demande jamais d'explications sur un plan, mais sur toute la scène.

Eugen Schüfftan : J'ai d'abord besoin de comprendre l'atmosphère d'ensemble. Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que fait le personnage ensuite ? Est-ce qu'il sort du champ ou est-ce qu'on le suit ? Qu'est-ce que vous me donnez pour éclairer ? C'est-à-dire quel espace la mise en scène m'accorde-t-elle pour placer mes lumières ?

Georges Franju : Prenons le plan de l'arrivée de la DS dans la cour de l'Institut médico-légal, filmée en plan plongeant. La scène est vue du bureau du professeur Piedelièvre, au-dessus de la morgue, et l'acteur qui interprète va à la fenêtre et dit : « Ah, le voilà ». Schüfftan utilise un objectif qui isole la voiture en plan assez serré. Je regarde à la répétition et je lui dis : ça ne va pas, ce qui compte c'est la cour. Il faut que le champ soit plus large parce que – c'est mon côté documentaire – le champ, le décor, c'est l'objet, ensuite seulement vient le sujet, et le sujet, c'est la voiture. Il change d'objectif en prenant un champ plus large, je revois la scène de là-haut, je fais comme si l'acteur disait « Ah, le voilà » et je dis : « Partez ». Le temps que ça se répercute en bas, que la voiture se mette en branle et rentre dans le champ, la cour reste vide pendant un instant. Dans la première version, on suit la voiture en panoramique. Là je dis à Schüfftan : « Surtout pas. Il faut laisser la voiture rentrer dans le champ toute seule et se garer. » Là, il se passe quelque chose. C'est une image qui annonce un malheur. C'est une image insolite, qui contient un mystère.

Édith Scob : Voilà la quintessence de son esthétique : une manière de faire affleurer l'insolite dans le réel. La scène d'opération, très belle, obéit au même motif, avec une dureté inédite pour l'époque. Tous ces plans documentaires sur les préparatifs au stylo, la précision de l'incision au scalpel, les ciseaux qui pendent, les chairs sanguinolentes... Autant de choses qui contrastent avec la présence mélancolique, presque immatérielle, de Christiane.

L'opération (Les Yeux sans visage)


Le sang des greffes

Georges Franju : La scène de l'opération, c'est tout le sujet. L'opération, le masque qui se désagrège... Mais on a coupé à partir du moment de l'incision des yeux : on s'arrête au crayon sur les yeux. À l'origine, les yeux s'arrachaient avec le reste, mais la séquence où le bistouri coupe autour des yeux, avec le sang qui gicle, c'est terrible : Brasseur appuyait sur sa poire, ça jaillissait de partout et ça faisait un drôle d'effet ! J'ai donc tourné ce plan, mais on l'a coupé au montage. L'opération complète ne figure que dans la version japonaise.

Édith Scob : La scène clé du rejet de la greffe sur le visage de Christiane, stupéfiante par son étrangeté naturaliste, a été compliquée à tourner, très longue. Mais le résultat est extraordinaire. Non seulement le maquillage, les différentes étapes de décomposition du visage, mais aussi la manière dont Franju a agencé tout cela. On dirait presque un film scientifique.

Georges Franju : À l'époque, en 1959, le problème posé par le rejet des greffons prélevés sur des corps étrangers n'était pas connu du public. Il a fallu attendre la « vague » récente des greffes d'organes pour actualiser et mettre, si j'ose dire, au goût du jour, le phénomène toujours irrémédiable du rejet. Le docteur Charles Claoué, que j'avais rencontré avant la guerre, me parlait souvent de cette calamité en chirurgie réparatrice. Le thème d'« épouvante » du scénario repose sur des bases scientifiques réelles et, partant de là, on peut retenir qu'un chercheur, obsédé par le mirage de la réussite, s'obstine dans ses interventions criminelles. Ainsi se trouve-t-il dans une situation dramatique exigeante qui ne peut évoluer que dans un contexte esthétique à caractère réaliste et, disons pour simplifier, fantastique.

Édith Scob : Je crois que Franju exprime ici ses terreurs les plus profondes en même temps que ses souvenirs cinéphiles. Je me souviens qu'il m'a décrit un jour la scène qui l'a le plus effrayé au cinéma, en tant que spectateur. Il s'agit d'un film chirurgical en couleur, réalisé en 1940.

Georges Franju : Le film le plus terrible que je connaisse, ce n'est pas un film pour faire peur, c'est un film de technique chirurgicale. Ça s'appelle Trépanation pour crise d'épilepsie bravais-jacksonienne. Ah ça oui... Quand je travaillais avec Jean Painlevé, à l'Institut Cinématographique Scientifique, je l'ai passé devant un public averti : je n'ai jamais vu autant d'évanouis dans une salle ! Je vais vous raconter l'histoire. C'est un film du docteur Thierry Demartel, l'inventeur du trépan électrique. On voit d'abord le malade qui est assis, dans une position normale, pas dans une position de malade. On commence à lui faire des marques au crayon bleu. Il est tondu. Avec le scalpel, on incise. Et alors entre en jeu le fameux trépan électrique. Zzzip ! On fait des trous, ça fout le camp en copeaux, on introduit une scie entre les deux trous et on scie. À ce moment-là, la boîte crânienne saute et alors je dois vous dire que le malade sourit et que le docteur dit : « le cerveau est indolore, il ne sent rien. » On lui met derrière des petits robinets afin que, comme disait le docteur, le cerveau puisse pleurer à son aise ! C'était terrible. Évidemment, quand le crâne saute, tout ça est très congestionné, ça sort, ça sort, on incise la dure-mère, le chirurgien va chercher la tumeur qui apparaît en gris, l'extirpe pendant que le malade sourit toujours et que le commentaire dit : « Voyez, tout va bien. » C'est effrayant. Et pourquoi c'est effrayant ? Parce qu'on vous dit que c'est indolore. Ainsi, la douleur du spectateur devient intolérable parce qu'elle est sans partage. Voilà un film d'épouvante. J'ajoute qu'il est, plastiquement, d'une réelle beauté.

Édith Scob : Pour lui, il n'y avait pas mieux pour faire peur qu'un acte chirurgical réalisé avec le plus grand réalisme. Ainsi Les Yeux sans visage va à contre-courant et tétanise les gens. Certains s'évanouissent en salle. D'autres se plaignent de sa « dégueulasserie », de sa violence.

Juliette Mayniel : Dans Les Yeux sans visage, je joue le rôle important d'une étudiante kidnappée, torturée et enfin, défigurée. Je n'ai jamais osé voir cette scène, et si vous voulez une confidence, pendant tout le tournage, je ne me suis jamais regardée dans une glace lorsque j'étais maquillée.

Georges Franju : Les personnages de victimes, la photo de Schüfftan, tout cela contribue à créer l'horreur. Et puis il y a aussi la musique de Maurice Jarre...

Juliette Mayniel dans Les Yeux sans visage


Le sens de la musique

Claude Sautet : Si Franju avait une vision aussi précise qu'un peintre, il avait en même temps une très grande connaissance, un feeling de la musique extrêmement développé. Cela me comblait. Je pense que le sens de la musique, même si on ne la connaît pas, est fondamental dans nos métiers qui sont des métiers de récit basés sur la durée.

Maurice Jarre : Franju, c'est ce qu'il y avait de formidable, était très musicien. Il avait une oreille extraordinaire et puis il sentait les choses, il avait une espèce de sixième sens qui lui permettait de trouver où la musique devait être. Lorsqu'il disait : « Je veux de la musique là », on se rendait compte que c'était précisément là qu'elle devait intervenir sans être un contresens.

Georges Franju : Ma rencontre avec Maurice Jarre date de mon film, Hôtel des Invalides, en 1951. Je cherchais un musicien qui soit à la fois un atonaliste et un mélodiste. Autrement dit un nouveau Bartok. J'ai alors demandé à mon ami Samy Simon de la radio, dont je connaissais l'érudition et la sûreté du goût, de me trouver le phénomène. Samy me dit : « il y a un gars qui a fait une musique saisissante pour une de mes émissions sur un poème d'Apollinaire ». Et il me fait entendre le disque. J'étais conquis.

Maurice Jarre : Nous avons travaillé ensemble sur huit films. Pour Les Yeux sans visage, j'ai trouvé un petit ensemble un peu insolite avec un clavecin, un hautbois, une flûte. Une petite formation mais avec un clavecin très obsédant.

Georges Franju : C'est mon musicien préféré. Entre nous, l'entente est parfaite. J'ai trouvé en lui l'accent qui est la résonance même de ce que je cherche, par exemple, dans la conception souvent théâtrale du décor.

Maurice Jarre : D'abord, Franju me fait voir son script. Dès les premiers instants, il m'inclut dans le travail, je vais sur les lieux du tournage. Ensuite vient le travail proprement dit. Une fois que le film est monté, on le projette et on voit les séquences où la musique doit intervenir. Il peut y avoir certaines corrections de la partie script à la partie réalisation finale. Souvent on remarque, à moins d'une séquence complètement coupée, que si on a bien travaillé avec le réalisateur avant, on n'a pas de surprises au moment du montage final. C'est ça qui est formidable ! Le travail du compositeur est facilité, car il est tellement inclus dans l'ambiance, dans le bain avant, qu'il n'a plus que sa musique à écrire, si l'on peut dire.

Georges Franju : Pour moi, le gros boulot, c'est le mixage. Le boulot du son est terrible. Pour le recréer, c'est le casse-tête. Entre les pas, les voix, les bruits divers, quel bordel ! Il faut que les personnages soient présents avec rien. Par le son, tout doit être évoqué.

Maurice Jarre : En général, je n'aime pas trop assister au mixage, car je pense que le compositeur qui assiste au mixage est toujours dans une fausse position, car il est là pour dire que sa musique n'est pas assez forte. Je vais au mixage avec Franju parce que l'on est très amis, mais le plus souvent la salle de mixage est, pour le compositeur, la salle de torture ! On peut mettre des heures à ciseler un petit truc et au dernier moment il est coupé...

Édith Scob dans Les Yeux sans visage


Une colombe dans la nuit

Édith Scob : La musique de Maurice Jarre est magnifique. Ce final, avec cette scène terrible entre Claude Brasseur et les chiens, qui enchaîne sur ce plan lyrique avec mon personnage, les colombes blanches dans la nuit et la musique... Tel est le monde de Franju, intensément beau et poétique. Mon image lui permet sans doute de provoquer cette intensité des contrastes, car dans Thérèse Desqueyroux ou Judex, j'ai là encore ce côté un peu perchée, un peu volatile.

Georges Franju : Édith Scob m'a inspiré la fin de l'histoire. Je savais que, elle, elle était tout à fait capable de partir comme ça dans le rêve, dans le songe, avec une colombe... Est-elle folle, n'est-elle pas folle ? Elle n'appartient plus au monde...

Édith Scob : En 2011, très peu de temps avant le début du tournage de Holy Motors, Carax me demande : « Est-ce que cela vous ennuierait de porter un masque à la fin du film ? Ce pourrait être très beau... » Je conserve chez moi l'un de ceux utilisés en 1959, et je me suis dis que ce serait formidable de le revêtir. Je l'ai essayé mais il a rétréci. On a donc dû faire un masque spécial. Mais sur le tournage, lorsque je l'ai porté pour la scène finale, la magie a opéré. Je me suis de nouveau sentie « piégée » : les mêmes gestes que j'ai eu pour Les Yeux sans visage, cette façon bizarre, stylisée de me mouvoir, revenaient malgré moi...

Georges Franju : Elle rend le naturel surnaturel. Et cela, c'est extraordinaire. C'est un personnage de légende. Elle appartient au merveilleux.

Édith Scob : Franju m'a inventée. Son monde est d'une beauté absolument bouleversante qui n'a jamais cessé de me troubler...


Propos extraits de : Georges Franju, impressions et aveux, Marie-Magdeleine Brumagne (L'Âge d'homme, 1977) ; Georges Franju, le dictionnaire d'une vie, Frantz Vaillant (Marest, 2019) ; Georges Franju, cinéaste, EPPV Maison de la Villette (1992) ; Ma vie en vrac, Pierre Brasseur (Ramsay, 1986) ; Merci !, Claude Brasseur, Jeff Domenech (Flammarion, 2014) ; Textes du Dr. Jean Comandon et de Jean Painlevé, La Cinémathèque Scientifique Internationale (1967) ; Midi-Minuit Fantastique vol. 3, préface d'Édith Scob (Rouge Profond, 2018) ; « Les Figures de la peur », Marc Chevrie, Cahiers du cinéma n°389 (novembre 1986) ; « Édith Scob, la fantastique », Nicolas Stanzick, Cahiers du cinéma n°740 (janvier 2018) ; « Les Secrets de Sautet », Thierry Jousse, Cahiers du cinéma n°549 (septembre 2000) ; Entretien avec Georges Franju, L'Écran fantastique n°11 (1979) ; Georges Franju, 37e rencontre internationale de Cinéma de Pontarlier (1991) ; « Pleins feux sur Maurice Jarre », Image et Son – La Revue du Cinéma n°184 (mai 1965) ; « Le Mystère Franju », CinémAction (2011) ; Entretiens : Télérama (1/10/1986), Libération (25/09/1986), France Soir (30/09/1986) ; Le Figaro (29/09/1986) ; Le Quotidien de Paris (16/09/86) ; L'Humanité (2/03/1960) ; Libération (21/02/1959) ; Arts (15/03/1961) ; Franju, le visionnaire, André S. Labarthe (Cinéastes de notre temps, 1997) ; Parlons Cinéma : Georges Franju, Harry Fischbach (1976) ; Cinéma Cinémas : Franju, l'avion et la DS, André S. Labarthe (1987)  ; Maurice Jarre et Georges Franju : les valses de l'étrange (underscores.fr).


Delphine Simon-Marsaud est chargée de production web à la Cinémathèque française.