La Cinémathèque conserve plus de 200 photos de plateau, tournage et promotion du Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz. Et un document intrigant : le scénario de travail de la scripte Lucie Lichtig pour la bataille de Philippes à Alméria en Espagne, le 5 février 1963, six mois après la fin du tournage. Autour de nos collections, autopsie d'un triomphant désastre.
Des stars devenues des mythes, un cachet sans précédent pour une actrice, plus de 80 décors, dantesques, trois fois reconstruits, 20 000 costumes fabuleux, une love affair condamnée par le pape lui-même... Les bandes-annonces le clament : Cléopâtre est « le plus grand spectacle jamais vu ! ». Des années après sa sortie en juin 1963, on grince encore des dents à Hollywood à l'évocation de ce film qui manqua, dit-on, mettre en faillite la Twentieth Century Fox. Prévu pour un budget de 1,5 million de dollars, il en coûta plus de 44, et il fallut quasiment attendre son entrée au panthéon des grands classiques pour récupérer la mise. Si Cléopâtre marque un tournant dans l'histoire d'Hollywood et consacre la toute-puissance des super stars face aux studios, c'est aussi le film au scénario jamais écrit et la débâcle qui réduisit Joseph L. Mankiewicz au silence.
L'Égypte au temps des pharaons... d'Hollywood
Avec le président des studios, Spyros Skouras, le producteur Walter Wanger caresse le projet d'un remake du Cléopâtre de 1917 : La Reine des Césars de Gordon Edwards, avec Theda Bara et un budget déjà pharaonique en son temps de 500 000 dollars. Skouras espère renflouer les caisses en expédiant une production à bas prix parmi la cinquantaine d'autres en cours, avec dans le rôle-titre « n'importe quelle fille à cent dollars la semaine ». Walter Wanger a d'autres ambitions et, malgré les réticences de la Fox, choisit pour reine Elizabeth Taylor dont l'ascension depuis quinze ans est fulgurante. La star se laisse convaincre pour le cachet historique de 750 000 dollars et 7,5 % des recettes. Une clause lui accorde également un droit de regard sur le choix du réalisateur, du jamais vu, qui pèsera son poids dans le coûteux débauchage de Mankiewicz en 1961.
Octobre 1959, Liz signe le royal contrat sous l'œil de Buddy Adler, directeur exécutif de la Fox.
En attendant, c'est Rouben Mamoulian (Aimez-moi ce soir, La Reine Christine...) qui est aux commandes. Au moment où il signe son contrat, en novembre 1959, il n'a comme matériel que des ébauches de scénario de Ludi Claire et de Nigel Balchin qui tour à tour ont déclaré forfait. « Je ne voulais pas faire un film de plus avec des batailles et une femme nue sur un lit. » racontera-t-il plus tard.
Rome ne s'est pas faite en un jour
Le tournage débute en septembre 1960 aux studios de Pinewood, dans la banlieue de Londres, un choix dicté par la fiscalité avantageuse de l'Angleterre. Les conditions météo sont calamiteuses et il faut chaque jour repeindre les trois hectares de fastueux palais égyptiens mis à mal par la pluie, et remplacer les palmiers importés à grands frais. De plus, la santé fragile de Liz Taylor inquiète : terrassée par les extérieurs dans l'automne londonien, l'actrice contracte une méningite. On s'efforce de tourner les scènes où la reine n'apparaît pas, mais elles sont si peu nombreuses que tout est mis à l'arrêt le 23 novembre. Les équipes désœuvrées pataugent – dans la boue –, les acteurs désespèrent, les studios perdent 100 000 dollars par jour. « Pluie, froid, boue, chaque fois qu'un acteur prononçait un mot, la vapeur lui sortait de la bouche. C'était le pôle Nord, pas l'Égypte. Tout cela était parfaitement grotesque », se souvient Mamoulian. Le 18 janvier 1961, le cinéaste jette l'éponge.
C'est Elizabeth Taylor qui convainc la Fox, dont les finances atteignent un point critique, de faire appel à Joseph L. Mankiewicz, qui l'a dirigée dans Soudain l'été dernier, deux ans plus tôt. Le choix de ce psychologue intimiste semble étonnant, mais Mankiewicz, fort des Oscars de la meilleure réalisation et du meilleur scénario obtenus pour Guêpier pour trois abeilles (1950) et Eve (1951), ainsi que du Jules César adapté de Shakespeare qu'il avait réalisé en 1953, avec Brando dans le rôle de Marc Antoine et Mason dans le rôle de Brutus, paraît l'homme providentiel. Pour vaincre ses réticences, la Fox rachète sa compagnie, Figaro, pour 1,5 million de dollars. Quand, début février 1961, Mankiewicz prend le timon de la barge d'or en plein naufrage, seize semaines ont passé et 4 998 000 dollars ont été engloutis en décors, costumes, acteurs et figurants payés à attendre, pour 10 minutes de film utilisables et conservées dans la version finale.
Liz Taylor et Joseph L. Mankiewicz en Une de Présence du cinéma (1963)
Le gros point noir de l'affaire reste le scénario lui-même. Des centaines de pages ont été tapuscrites, raturées, déchirées, refaites par pas moins de six scénaristes, sans compter Mamoulian lui-même, et dont le très en vue Nunnally Johnson (Les Raisins de la colère), embauché pour tout réécrire à l'arrêt du tournage en novembre 1960 – pour quelque 140 000 dollars. Mankiewicz, consterné par la vision qu'il donne du personnage de Cléopâtre, « un étrange et frustrant mélange de vierge d'un soap opera américain et d'une vamp hystérique et slave à la Nazimova », juge le scénario dont il hérite « illisible et intournable ».
Le scénariste metteur en scène
« Je crois bien avoir vu quinze scénarios différents de ce film... j'ai l'impression que le script de Joe [Mankiewicz] est bien, bien meilleur. »
(Elizabeth Taylor)
Par ailleurs, Mankiewicz obtient gain de cause : non, Londres en hiver ne saurait être Alexandrie écrasée de soleil. Cap sur l'Italie : huit hectares de décors sont détruits et leur reconstruction débute à Cinecittà. Ils seront encore plus phénoménaux. Le film repart de zéro. Le début du tournage est fixé au 4 avril 1961, mais Liz tombe dans le coma, la méningite ayant dégénéré en pneumonie. Elle est sauvée in extremis par une trachéotomie, tandis que la presse annonce déjà sa mort. Il va falloir attendre jusqu'en septembre son retour sur le plateau.
« Liz Taylor – Sa fabuleuse carrière anéantie par la maladie ? »
(Who's Who in Hollywood n°16, 1961)
Celui qui se définit comme « un scénariste qui met en scène » met à profit cette pause obligée pour s'absorber dans la réécriture du scénario. L'auteur de Soudain l'été dernier arrive « avec une vision entièrement nouvelle, moderne et très psychanalytique du concept du film », écrit Walter Wanger. « [Il] voyait Cléopâtre comme une des toutes premières femmes à gouverner dans un monde d'hommes, une femme qui voulait tout et avait choisi successivement le numéro un et le numéro deux de ce monde-là. »
Liz Taylor et Rex Harrison (Photo de promotion)
« C'est l'histoire d'un homme qui veut être un second César mais n'a pas les qualités pour le devenir et celle d'une femme assez grande et ambitieuse pour avoir causé la chute de César en s'en faisant aimer. » résume Mankiewicz. Elizabeth Taylor épouse totalement la vision du cinéaste qui, Stephen Boyd et Peter Finch ayant claqué la porte après des mois de désœuvrement, impose par ailleurs deux grands comédiens shakespeariens : Rex Harrison en César et Richard Burton dans le rôle de Marc Antoine. Taylor forme avec eux des duos magistraux : lutte d'intelligence et de pouvoir avec Rex Harrison dans la première partie, drame passionnel avec Richard Burton dans la seconde. Malgré ses détracteurs, la carrière du film prouvera la pertinence du choix initial de Walter Wanger : l'actrice domine le film de bout en bout.
Matériel promotionnel pour Cléopâtre
« Il m'est impossible d'expliquer ce que je pense exactement de Cléopâtre, la femme. C'était une femme d'une trop grande envergure, si riche d'émotions et de qualités. Je saurai quel genre de femme c'était en jouant son rôle. [...] Ce n'était pas une jeune coquette. C'était une tigresse. Elle parlait plusieurs langues et elle connaissait tout de la politique. »
(Elizabeth Taylor, Présence du cinéma, 1963).
La fièvre sous les sunlights
« J'ai demandé à Mank comment il parvient à garder son calme avec tout ce qui se passe, il m'a répondu : 'Si tu te retrouves dans une cage avec des tigres, il ne faut jamais leur laisser entrevoir que tu as peur d'eux, sinon, ils te bouffent' » raconte Jack Brodsky. En septembre, Skouras impose le début du tournage alors que Mankiewicz boucle à peine la moitié du scénario. Le tournage devient un marathon : le réalisateur a tout juste une semaine d'avance sur l'équipe, les acteurs reçoivent leur texte la veille pour le lendemain, il écrit à chaque pause, le soir, le matin, la nuit, on lui administre ceci pour qu'il dorme, cela pour qu'il se réveille, ceci encore pour qu'il tienne debout, jusqu'à la fin de la partie tournée à Rome, mi-juillet 1962.
Pendant ce temps, la tragédie se noue. Burton et Taylor se retrouvent face à face durant l'hiver 1961 et ne se quittent plus. Les paparazzis et les ligues de vertu se déchaînent.
Modern Screen (Juillet 1962)
Le double adultère émeut jusqu'au Vatican, qui condamne Taylor pour « mauvaise influence ». Tandis qu'on conspue la briseuse de couple, Burton, tout aussi marié qu'elle, échappe aux haros. Après rebondissements hollywoodiens et règlements de comptes en place publique, l'un et l'autre divorcent et s'engagent dans une longue aventure tourmentée. Irene Sharaff (Une étoile est née, West Side Story...), qui a habillé Cléopâtre, sera appelée en 1964 pour la robe de la mariée, un éclatant plissé jaune décliné du costume qu'elle avait dessiné pour la rencontre de César et Cléopâtre avec la délégation du Sénat.
Malgré le harcèlement féroce dont ils sont la proie pendant six mois, l'hystérie et le désordre croissants, les caprices des uns et des autres, l'argent qui disparaît (Mankiewicz relate qu'« un des directeurs de production italiens devint millionnaire grâce à Cléopâtre »), la course après les costumes non livrés, les décors, et l'épuisement du réalisateur, le tournage prend fin à l'été 1962.
Burton et Taylor, entre deux prises (Photo de tournage, Fonds Lucie Lichtig)
Coupez !
En juin, Spyros Skouras a quitté la présidence de la Fox, poussé vers la sortie par Darryl F. Zanuck, qui lui succède. Skouras avait validé le montage de Mankiewicz, qui avait conçu deux films de 3 heures, le premier sur César, le deuxième sur Marc Antoine, le tout s'articulant autour de leur relation avec la reine d'Egypte et des intrigues politiques qui se jouent à Rome. « J'ai eu l'intention d'écrire une pièce sur ces personnages depuis que j'ai tourné Jules César, Marc Antoine m'a toujours fasciné. C'est un jeune garçon sous sa façade de guerrier. Il devient le bras droit de César, l'homme fort, et plus tard, il le copie dans ses batailles. La première partie (entre Cléopâtre et César) utilise le style de la comédie sophistiquée. Le mot amour n'est jamais mentionné. La deuxième partie, qui implique Marc Antoine, est plus luxuriante et romantique. Au niveau de la technique, je suis délibérément passé d'un style réaliste à un concept de prophétie, à travers la déesse Isis. Par exemple, lorsque Cléopâtre regarde l'assassinat de César, elle le voit à travers les flammes d'un rituel dans un temple. » (extrait du New York Times, 9 mai 1963).
Mais Zanuck n'approuve pas cette version, et prend possession des bobines, faisant sabrer deux heures de film. « Je suis un producteur de films pragmatique, pas un fou. La continuité et par instant la photo sont décevantes, il faut un montage plus énergique avant de sortir le film à la mi-mai. » Ceci au prix de ruptures dans le développement du récit, de raccourcis dans l'évolution des protagonistes, de faiblesses dans la tension narrative – Pascal Mérigeau détaille 25 scènes coupées entre le scénario de tournage de septembre 1961 et la version DVD de 243 mn –, et au désespoir de Mankiewicz, dont toutes les tentatives pour récupérer les images coupées échoueront. « Cet homme a complètement détruit ma structure avec son maillet de polo. » Alain Carbonnier détaille faux raccords et amputations « dégueulasses », telle cette scène de toute évidence reconstituée avec des éléments de trois prises différentes, où Cléopâtre apparaît tour à tour dans deux robes blanches et une rouge tandis que le baudrier de Marc Antoine « de blanc devient rouge ». Zanuck veut « du spectacle », c'est-à-dire des batailles. Pour expliquer la prise de pouvoir de Marc Antoine après la mort de César, entre la première et la deuxième partie, on tourne en catastrophe quelques scènes supplémentaires à Almería, en Espagne, en février 1963, dont la bataille de Philippes où Marc Antoine triomphe des assassins de César, Brutus et Cassius. Ces raccords ajoutent encore deux petits millions à la facture.
Extrait de la feuille de service du 19 janvier 1963
pour le tournage de la bataille de Philippes (Fonds Lucie Lichtig)
La Cinémathèque française possède le scénario de la scripte française Lucie Lichtig pour la bataille de Philippes : 137 feuillets annotés agrémentés de photos, feuilles de service, plans et annexes amusantes. Parmi ces documents, une note de la deuxième équipe de prise de vue, dirigée par Claude Renoir, qui ironise sur le procédé Todd-AO imposé pour la réalisation du film par Liz Taylor ; l'actrice en détenait des parts depuis le décès de Mike Todd, son troisième époux.
Note de l'équipe de prise de vue à la direction de la production
1er février 1963 (Fonds Lucie Lichtig)
Ou encore cette vision superbe de l'humiliation de Marc Antoine, découvrant le corps du fidèle Rufio et la désertion de ses troupes au moment de l'entrée d'Octave en Égypte.
Photo de tournage de Cléopâtre (Fonds Lucie Lichtig).
Le plus grand spectacle de tous les temps
« C'est le film le plus influent des années soixante en termes de style » déclarera Andy Warhol. Et pourtant, la première du film caviardé a lieu sur Broadway le 12 juin 1963. Tous les billets ont été vendus quatre mois plus tôt. 10 000 fans se pressent pour acclamer les stars. Mais Burton et Taylor sont absents, l'actrice déclarant, tout comme le réalisateur, que tout ce dont elle était fière a été coupé. L'accueil est tiède, la presse anglaise assassine, Taylor se fait étriller et seul Rex Harrison sort du massacre la tête haute. D'ailleurs, sur l'affiche monumentale placardée à Times Square n'apparaît à l'origine que le couple scandaleux, mais on la repeint pour y ajouter Rex Harrison, qui a fait jouer la clause de représentativité de son contrat.
Affiche française retouchée
Quant à la presse française, elle est partagée, à l'image du Canard Enchaîné, qui ironise dans ses colonnes, en octobre 1963 : « Que dire devant ce grand machinscope en couleurs, en tintamarre, plein d'hommes, de chevaux, de danseuses, de palais ? Du mal ? À quoi bon. Du bien ? Si avec tant de milliards on n'avait pas réussi quelques petites choses, il aurait vraiment fallu le faire exprès. Cléopatatras. »
Au-delà du show, le « créateur de personnages » Mankiewicz laisse un étonnant contre-exemple de péplum : rares scènes de batailles écourtées à l'extrême, huis-clos occupant pratiquement tout l'espace de la narration, ressorts psychologiques dominant l'action, moyens colossaux alloués à dix minutes de bataille navale ou à des décors grandeur nature qui n'apparaissent que quelques secondes, tel le char en forme de Sphinx sur lequel Cléopâtre fait son entrée dans Rome – l'un des plus grands décors jamais construits pour le cinéma... Le film met l'accent sur l'humanité faillible de ces personnages aux destinées « bigger than life » et les guerres se jouent dans ces dialogues affutés que « Joey » affectionne et maîtrise si pleinement. Et le public est au rendez-vous : Cléopâtre décroche quatre Oscars. « Cléo est en train de changer la face des conseils d'administration à Hollywood. Avec ce film s'annonçait le naufrage de la dernière superproduction. Mais non seulement le film surnage, mais il flotte, il vogue, il remonte à pleins nœuds le fil du désastre financier qu'on annonçait » écrit L'Est républicain, en octobre 1963. Les deux grands perdants de l'affaire Cléopâtre resteront Walter Wanger qui, malgré les 60 films dont il pouvait s'enorgueillir, ne retravailla plus jamais à Hollywood, et Mankiewicz, affaibli, déconfit et blessé : « Mon prochain film : un homme seul dans une cabine téléphonique. Durée : cinq minutes. »
Mankiewicz, Taylor et Burton en visite à Almería (Photo de tournage, Fonds Lucie Lichtig)
Sources
Ouvrages
- Vincent Amiel, Joseph L.Mankiewicz et son double, PUF, 2010. 51 MANKI AMI
- Patrick Brion, Mankiewicz, éd. de La Martinière, 2005. 51 MANKI BRI
- Jack Brodsky, Nathan Weiss, The Cleopatra Papers, a private correspondence, Simon and Schuster, 1963. 42 MANKI CLE BRO
- Richard Burton, Journal intime, édition Séguier, 2020. 51 BURTOr BUR
- Kitty Kelley, Elizabeth Taylor, la dernière star, Sylvie Messinger, 1981. 51 TAYLOe KEL
- Patricia Losey, Mes années avec Joseph Losey, L'Âge d'homme, 2015. 51 LOSEY LOS
- Pascal Mérigeau, Mankiewicz, Denoël, 1993. 51 MANKI MER
- Jerry Vermilye, Mark Ricci, The Films of Elizabeth Taylor, The Citadel Press, 1976. 51 TAYLOe VER
- Alexander Walker, Liz la passion, JC Lattès, 1991. 51 TAYLOe WAL
Périodiques
- Alain Carbonnier, « Joseph L. Mankiewicz, le temps et la parole », Cinéma 81 n° 271-272, juil. 1981
- Pierre Guinle, Jacques Lourcelles, « Dossier Mankiewicz », Présence du cinéma n°18, nov. 1963
Divers
- Fonds Lichtig : shooting script, continuité dialoguée septembre 1961, LICHTIG 169B85 ; scénario de tournage augmenté pour la bataille de Philippes LICHTIG 164B68
- Revues de presse numérisées
- Bonus de l'édition collector Blu-ray : « Le film qui changea Hollywood »