Portrait : Julie Delpy, à la guerre comme à la guerre

Bernard Benoliel - 25 juin 2021

La Comtesse (Julie Delpy, 2009)

Julie Delpy, l’actrice comme la réalisatrice, manifeste une qualité qui, de film en film, ne cesse de s’affirmer : aucune des deux n’a froid aux yeux. L’une et l’autre ont même de l’audace, par exemple, celle de devenir réalisatrice pour – entre autres raisons – accéder à des rôles que l’actrice désirait sans les trouver forcément à elle seule.

Mais déjà – et c’est ainsi qu’elle apparut –, il y eut l’audace d’être actrice pour le cinéma, et pas n’importe lequel. Elle a 15 ans dans Détective de Jean-Luc Godard, et à peine plus dans Mauvais Sang de Leos Carax, La Passion Béatrice de Bertrand Tavernier et King Lear (encore Godard). D’emblée, les yeux grands ouverts, elle délivre une énergie toute neuve. D’emblée, son visage d’ange ou de vierge étonne et fascine, il retient et renvoie la lumière comme rarement. Surface sensible, il vibre comme une membrane des émotions qui le parcourent. Pour décrire leur émotion au spectacle de cette beauté diaphane et sanguine, blonde au teint blanc, modèle supposé d’une pureté Renaissance miraculeusement parvenue jusqu’à nous, les critiques de l’époque convoquent tout à la fois Botticelli et les peintres flamands. Dans Blanc de Kieslowski, sous les yeux enamourés de son mari impuissant, l’ombre de son corps se découpe sur la fenêtre d’un appartement à deux pas d’un cinéma qui affiche Bardot dans Le Mépris (toujours Godard) et, d’une Vénus à l’autre, la caméra fait le lien.

Deux décennies plus tard, La Comtesse, qu’elle réalise après des années de persévérance, ressemble à un commentaire rétrospectif sur l’insatiable besoin de « chair fraîche » du cinéma et ce qu’il en coûte à « une beauté de l’écran » de vouloir rester une icône intacte à jamais. « Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? » : La Comtesse, un remake de Blanche-Neige où l’on aurait donné le premier rôle à la terrible Reine ? Surtout, le romantisme noir de ce conte cruel et sanguinaire manifeste ce que déjà Two Days in Paris, une comédie heureusement un peu crue, un peu trash, réfutait de la joliesse touristique de Before Sunrise et Before Sunset, la love story indé de Richard Linklater – une mise en pièces qui avait commencé avec Killing Zoe d’Avary (et qui aurait connu son apogée si elle avait accepté un rôle dans le Crash de Cronenberg) : contrairement à son allure à la « naissance », Julie Delpy n’est pas sage comme une image. Exit Botticelli et les peintres flamands, exit le roman-photo. Au contraire, elle remue, bouge sans cesse, ne tient pas en place et ne garde pas sa langue dans sa poche. Tout le temps turbulente, volontiers paillarde et malpolie, vaillante soldat de la guerre des sexes, elle revendique d’être le contraire de son apparence. Comme une façon de s’extirper d’une cage dangereusement dorée. La trop grande beauté et l’insistance des regards qu’elle provoque peuvent devenir une « vierge de fer », du nom de cet instrument de torture en forme de sarcophage, clouté à l’intérieur, que Delpy filme dans La Comtesse.

Devenue cinéaste et américaine au cours des années 2000 – comme si de parvenir à bouger son statut impliquait de changer de continent –, elle se bat pour que ses projets existent, déterminée, entêtée, à l’image assurément de ses héroïnes obsessionnelles, qui foncent droit devant comme des « béliers », à leurs risques et périls… François Truffaut aurait aimé Julie Delpy et ses films assurément, lui qui voulait toujours que ses personnages aillent « au bout de leur destin ».

Julie Delpy, cinéaste, écrit ses propres scénarios, des scénarios originaux ; elle n’adapte pas, elle invente. Et elle imagine ou rêve en son for intérieur des histoires folles, aussi bien des fables que des contes qui ressemblent à autant de conjurations ou d’exorcismes de ses peurs et démons intérieurs. Drames ou comédies, toutes ses fictions sont des films sur l’angoisse de la perte et en retour l’amour sans limites, une « maladie d’amour » qui inclut ô combien le cercle familial : Two Days in Paris, La Comtesse, Le Skylab, Lolo, My Zoe

Des contes, des fables ou des chroniques, mais passionnément incarnés. Tous ses films exposent la vérité des corps : d’abord et avant tout, leur vérité organique. Two Days in Paris se régale de scènes « chez le boucher » : quartiers de bœuf, écorchés et carcasses, et le boyfriend américain de Marion (Julie Delpy), en plein jetlag culturel, se souviendra longtemps d’un certain lapin aux carottes… Dans Le Skylab, évocation souvent drolatique et débridée du monde perdu de l’enfance, de ses visions inoubliables et de ses senteurs entêtantes, un oncle brutal (réminiscence du Bernard-Pierre Donnadieu de La Passion Béatrice ?) découpe avec une jouissance maladive le mouton d’un méchoui familial en témoignant d’un savoir sur les articulations de la bête qui fait froid dans le dos (on apprendra que c’est un ancien para, démobilisé et nostalgique…). Et les enfants de la famille jouent avec les boyaux de la bête déversés dans une vieille baignoire. Pour Delpy, la vie ne va pas sans son poids de réel et tout corps, si beau et éthéré soit-il, est aussi de la viande, tout être vivant est soumis à un devenir cadavre (scènes de boucherie, scènes de cimetière aussi). La cinéaste a désigné ses plans préférés dans La Comtesse, en effet plastiquement très réussis : ceux, en série, de ces très jeunes filles laissées mortes et exsangues dans la forêt hongroise, en proie aux loups. Vérité organique des corps, jusqu’à l’anatomie, l’autopsie et l’imagerie médicale, mais aussi vérité somatique : dans My Zoe, une mère pousse le déni du deuil jusqu’à vouloir recréer de ses mains et avec son ventre l’être tant aimé, et le recréer « à l’identique ». Même l’amour (surtout l’amour ?) est d’abord affaire de cellules et de cytosquelettes – et la caméra un microscope in vivo.

Pas étonnant que La Comtesse et My Zoe, deux films de genre, provoquent tour à tour des réminiscences de Dracula et du docteur Frankenstein, sortes de grandes ombres portées. L’un et l’autre film réveillent les fantasmes démiurgiques de l’être, plus encore rêvent de déjouer ou d’outrepasser les paramètres intangibles de la condition humaine, d’explorer la plasticité de l’évolution. C’est-à-dire qu’ils jouent avec ce qui soumet chaque existence sans exception à un irrémédiable (le temps, la mort) et, grâce aux puissances de l’enregistrement et de la projection, jouent à contrarier la finitude de toute chose, à renverser et inverser les lois de l’espèce : la jeunesse éternelle, la vie par-delà la mort. Julie Delpy fait sans doute du cinéma, cette sorcellerie des temps modernes, pour les mêmes raisons que la comtesse se baigne dans le sang des vierges : pour espérer arrêter la course du temps, pour l’embaumer à jamais. Mais moins pour elle sans doute, qui paraît intéressée et curieuse de se regarder vieillir, que pour les siens. Pour la même raison que Cassavetes ou Scorsese, elle aussi fait tourner ses parents dans ses films pour mieux les conserver.

Julie Delpy et ses films sont « gonflés ». L’un et l’autre regardent vérités et mensonges en face. Défis à la correction, à la mesure, à la bienséance et la bien-pensance, projets tentés par l’obscénité d’un vrai naturalisme (Le Skylab : du Claude Sautet en mode trivial ?), ce sont aussi, de la part de cette franco-américaine, des pied-de-nez au petit réalisme « à la française », ce « réalisme » moyen qui n’ose bien souvent, au nom d’une certaine décence ou par phobie de la faute de goût, appeler un chat, un chat ou une chatte, une chatte. Julie Delpy, elle, n’a pas de ces pudeurs.


Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.