Imaginer, créer et vivre la Bête de Jean Cocteau

Amandine Dongois - 11 février 2020

Peu après la sortie en salles des Dents de la mer de Steven Spielberg, Jean-Claude Bonnet, alors journaliste pour Le Cinématographe, compare le blockbuster avec le film de Jean Cocteau, La Belle et la Bête. Bonnet souligne que « dans les deux cas, une importante publicité, dès le tournage, porte sur le monstre ». Bruce le grand requin blanc, de même que la Bête imaginée par Jean Cocteau, ont fait de ces films de véritables succès. Retour sur l’aventure humaine qui a forgé la Bête.

La Belle et la Bête © G.R. Aldo

À la Libération, Cocteau souhaite mettre en images le conte de son enfance, car il « aime La Belle et la Bête d’un amour qui devait un jour ou l’autre se traduire par une pièce ou un film. » C’est finalement le cinéma et ses possibilités techniques qui vont permettre de « donner corps à son rêve » (Le Film du film).

Il faut à Cocteau et à son équipe technique un an de « préparatifs et d’obstacles de toute sorte », avant le début du tournage, en août 1945. Ce projet est pour le réalisateur une terrible épreuve. Malade, il doit l’achèvement de son film à toute une équipe qui lui est entièrement dévouée. Dans un entretien accordé au Courrier de l’Étudiant, il confie : « Nous avons tous travaillé, de l’opérateur au moindre machiniste, comme si nous ne formions qu’une seule personne ».

Imaginer la Bête

Cocteau trouve en Jean Marais, qui rêve d’un rôle à l’opposé de son physique de jeune premier, l’incarnation possible de la Bête. Pour créer son visage monstrueux, Cocteau s’entoure de Christian Bérard, directeur artistique, d’Henri Alekan, chef opérateur, de René Pontet, posticheur, et enfin du maquilleur Hagop Arakélian. Il leur demande de s’inspirer des gravures de Gustave Doré et du texte original de Madame Leprince de Beaumont, dans lequel la Bête est « si horrible » que le marchand manque de s’évanouir. L’écrivaine est aussi institutrice, et ses contes servent à l’éducation morale de ses jeunes élèves. La Bête y est donc une créature hideuse et sanguinaire qui ne cherche aucunement à séduire le lecteur.

Cocteau veut garder ce côté bestial, mais, dans son découpage technique, il imagine également la Bête comme « un seigneur en grand costume de cour, qui n’a d’une bête que la tête et les mains. La tête est celle d’un magnifique animal, sorte de lion aux yeux clairs. Son mufle miroite au soleil. Elle parle comme un être humain ». Pour lui, il est essentiel de préserver l’humanité du regard de Jean Marais pour rendre la bête plus humaine qu’animale. Il veut « faire un monstre, qui au lieu d’être épouvantable, soit séduisant, de cette séduction du monstre dans laquelle on sent à la fois l’homme et la bête » (La France au combat).

Jean Marais, plus pragmatique, imagine un masque à tête de cerf aux bois majestueux. De son côté, Christian Bérard est contre l’idée d’une créature herbivore. Pour lui, la Bête doit être carnassière, effrayante. À défaut de masque en forme de cerf, Jean Marais propose comme modèle à Pontet le pelage de son chien Moulouk, dont il est inséparable. Pour Cocteau, Jean Marais « a la folie de son métier et l’amour pour son chien, pour accepter de passer de la race humaine à la race animale ».

Tous savent que de cette étape de réflexion dépend la décision de faire ou de ne pas faire ce film. Après plusieurs mois de travail, qui « les obligent à dormir debout, à rêver le plus beau des rêves », la Bête prend forme dans les esprits et sur le papier. Il ne reste plus qu’à lui donner vie.

Marais Et Moulouk Ciné Revue N 3                  Marais Et Moulouk
Jean Marais et son chien Moulouk (à gauche, in Ciné-Revue, n°3)

Créer la Bête

La création du masque de la Bête va nécessiter plusieurs tentatives pour le maquilleur Arakélian. Avec l’aide des dessins de Bérard, il conçoit un premier masque monté sur une peau de chamois. Trop lourd, celui-ci est abandonné au profit d’un masque à tête de lion en pâte à modeler. Mais le matériau risque de fondre sous la chaleur des projecteurs. Arakélian réalise alors un moulage du visage de Jean Marais, à partir duquel est exécutée une autre forme en bois permettant de faire des essais plus facilement. Après des essais avec des peaux de lapin et de cerf, décision est prise d’implanter des poils d’animaux et des cheveux humains sur un tulle épousant la forme du visage. La Bête trouve sa gueule définitive. Le tournage peut alors commencer, et avec lui le long calvaire de Jean Marais.

Vivre la Bête

La Belle et la Bête (Serge Lido 1)La Belle et la Bête (Serge Lido 2)La Belle et la Bête (Serge Lido 3)

La Belle et la Bête (Serge Lido 4)La Belle et la Bête (Serge Lido 5)La Belle et la Bête (Serge Lido 6)
La transformation de Jean Marais en Bête © Serge Lido, 1945

Pour transformer Jean Marais en Bête, pas moins de cinq heures sont nécessaires, chaque jour, à Arakelian : trois pour le visage et une pour chaque main. Le masque est constitué de trois parties, le maquilleur pose d’abord la barbe, puis la perruque et enfin le mufle. Jean Marais se noircit les lèvres, le contour de la bouche et les dents avec du vernis, pour faire ressortir les canines pourvues de crocs tenus par des crochets en or.

Ainsi grimé, l’acteur, de peur de décoller son maquillage, parle en essayant de bouger les lèvres le moins possible et ne se nourrit que de purées et de compotes. En témoigne cette anecdote tirée du journal de Cocteau : « Déjeuner. Marais, maquillé, les mains faites, furieux de ses ongles qui tiennent mal, refuse de nous suivre et s’enferme dans sa loge. On lui porte de la purée, de la compote cuite sans sucre, puisque cette bête féroce est au régime et ne peut, en outre, ouvrir la bouche sans désorganiser son maquillage ».

Avec un tel régime, un maquillage qu’il doit garder près de douze heures par jour et la colle qui n’est pas sans danger, Jean Marais développe plusieurs furoncles qui, en plus de le faire souffrir horriblement, l’obligent à interrompre le tournage. En représailles, Marais baptise le maquilleur Arakélian « Arakiri » car « il lui en fait voir de toutes les couleurs ». Durant tout le tournage, Cocteau va, lui aussi, souffrir de graves problèmes de santé, notamment d’urticaire et d’eczéma au visage et aux mains. Fataliste, le réalisateur trouve « juste qu’ayant couvert Marais de colle et de poils », il lui arrive « d’affreuses misères aux mains et au visage ».

Le chef opérateur Alekan a, quant à lui, toutes les difficultés du monde à éclairer convenablement le visage de Marais en Bête. Le maquillage, très sombre, absorbe toutes les lumières. Il doit donc, avec l’aide d’un petit arc, concentrer la lumière sur le visage de l’acteur pour lui donner « relief et vivacité ». Son travail sur la lumière traduit remarquablement le langage du poète. Pour Cocteau, le chef opérateur a compris « son style. Relief, contours, contrastes et quelque chose d’impondérable, comme un vent léger qui circule ».

À la sortie du film, les critiques sont mitigées. Beaucoup trouvent le film « trop stylisé », « trop esthétique ». Jean Néry, dans la revue Franc-Tireur, sous-titre sa chronique « un film froid, plus inhumain qu’irréel, plus plastique qu’envoûtant ». Tous cependant admirent le travail d’Arakélian, « maître en son art » pour Georges Sadoul. Dans Le Populaire, Jacques Rives voit la Bête comme « la tête la plus photogénique du cinéma français ». Pour André Bazin, « la trouvaille du masque étrangement mobile et adhérant à la peau avec la grande amande blanche des yeux, l’humidité canine du mufle noir, est une des belles images que le cinéma nous aura données ». L’interprétation de Jean Marais est également saluée, Henri Troyat trouve que l’acteur « n’a jamais été aussi poignant que dans le rôle de la Bête ».

Le succès de la Bête est tel que l’apparition du prince charmant est discutée : il semble fade et insignifiant. Dans une lettre envoyée à Cocteau, un spectateur déplore la fin du film et ce prince qui « paraît n’avoir aucune des qualités qui rendaient la Bête si sympathique ». Henri Troyat est quant à lui « tristement surpris de constater que la Belle ne partage pas sa déception » quand la Bête cède la place à « un adolescent radieux ».

Quelques mois après la sortie du film, Cocteau reconnaît que le public a davantage succombé au charme de la Bête qu’à celui du prince, « préférant la chenille au papillon qui en sort » et que s’il lui avait fallu faire une autre fin, la Bête mourrait, ne se transformant pas en prince. « Belle reste seule au monde, en deuil du monstre. (…) Hélas, comme la Bête, je ne peux dire que : «  il est trop tard » ».


Sources consultables à la Bibliothèque du film

Archives

  • TRUFFAUT 547 B310 : dossier sur Jean Cocteau
  • CJ 158 B 22 : découpage technique

Ouvrages

  • ALEKAN, Henri, Des lumières et des ombres, La Librairie du collectionneur, 1991
  • ALEKAN, Henri, Le vécu et l’imaginaire, chroniques d’un homme d’images, Éditions source la Sirène, 1999
  • BOULLET, Jean, La Belle et la Bête, Éditions le Terrain vague, 1958
  • COCTEAU, Jean, La Belle et la Bête : journal d’un film, Éditions du Rocher, 2003
  • LEPRINCE DE BEAUMONT, COCTEAU, Jean, La Belle et la Bête, conte de Madame Leprince de Beaumont ; scénario de Jean Cocteau ; images de Alain Gauthier, Moulins : Ipomée, 1988
  • MARAIS, Jean, Histoires de ma vie, Albin Michel, 1975
  • MARNY, Dominique, La Belle et la Bête, les coulisses du tournage, Le Pré aux Clercs, 2005

Périodiques

  • « La Belle et la Bête », L’Avant-Scène Cinéma, n°138-139, juillet 1973
  • ARAKELIAN, « Le maquilleur peint et sculpte les visages », L’Écran français, n°85, 11 février 1947
  • AUDUIT, Jean-Pierre, « Jean Cocteau nous parle d’une mythologie française », Le Courrier de l’Étudiant, 15 avril 1946
  • BAZIN, André, « Le film de la semaine : La Belle et la bête », Le Parisien Libéré, 1er novembre 1946
  • BONNET, Jean-Claude, « La Belle et la Bête », Cinématographe, n°18, avril 1976
  • BOURGEOIS, Yves, « Le cas étrange de la Belle et la Bête », Spectateur, 12 novembre 1946
  • NERY, Jean, « La Belle et la Bête : un film froid, plus inhumain qu’irréel, plus plastique qu’envoûtant », Franc-Tireur, 30 octobre 1946
  • RIVES, Jacques, « Il était une fois… des scènes d’anthologie », Le Populaire, 9 novembre 1946
  • SADOUL, Georges, « Recherches d’arrière-garde », Les Lettres françaises, 22 novembre 1946
  • TROYAT, Henri, « La Belle et la Bête », Cavalcade, 14 novembre 1946
  • J.V, « Le nouveau poème de Jean Cocteau : La Belle et la Bête », La France au combat, 24 novembre 1945
  • VELGHE, « La Belle et la Bête », France Libre, 5 novembre 1946

DVD

  • La Belle et la Bête, Jean Cocteau
  • La Belle et la Bête, le film du film

Site Web


Amandine Dongois est médiathécaire à la Cinémathèque française.