« Jacqueline Audry vient d’être sacrée, par la Télévision belge, metteur en scène de classe internationale. Elle a été invitée comme représentante de la France aux côtés de René Clair et de Renoir. En 1945, les producteurs lui déclaraient : ‘Nous ne pouvons pas confier des capitaux à un bout de femme qui porte un ruban de velours noir dans les cheveux… Ce n’est pas sérieux !’ » (Régine Gabbey, 1958)
Jacqueline Audry veut faire du cinéma. Les interviews rapportent comment elle décide, un jour où elle est venue faire la figurante dans une publicité pour des collants, que sa place, c’est de l’autre côté, derrière la caméra. De 1931 à 1942, elle sera donc scripte et monteuse, puisque ce sont alors les tâches dévolues aux femmes, puis assistante à la réalisation pour Georges Lacombe, Georg W. Pabst, Max Ophuls, Jean Delannoy…
« Pendant trois mois il faut commander cent personnes, choisir des décors, des costumes, des angles de prise de vue, diriger des acteurs, rassurer le producteur… Ce n’est vraiment pas là une tâche de femme ! » (Pierre Montane, 1946) La Caraque blonde, photo de tournage de Roger Forster © ADAGP Paris, 2020
« Haute comme trois pommes avec un ruban dans les cheveux »
« Jacqueline Audry franchit les portes d’un studio de cinéma pour la première fois en 1933 et s’y installe à demeure. Sa conscience professionnelle fait d’elle la plus minutieuse secrétaire de plateau, la plus attentive des script-girls. Au bout de dix ans de labeur quasi anonyme sur 25 films, elle a l’occasion de voler de ses propres ailes en 43. » (Charles Ford, 1972)
En 1943, Audry est enfin aux manettes pour Les Chevaux du Vercors, un très beau court métrage documentaire, avec Henri Alekan à la photo, sur la transhumance des chevaux jusqu’en Camargue – dont Brigitte Rollet propose une lecture métaphorique, comme une célébration de la liberté et des maquis de la Résistance. Viennent ensuite Les Malheurs de Sophie (1946), puis, deux ans plus tard, Gigi. Colette, déçue par les adaptations de ses Claudine, ne souhaite plus voir ses romans portés à l’écran. Mais la toute jeune Jacqueline insiste et la convainc de lui céder les droits de Gigi.
Audry prend les rênes sous l’œil de Franck Villard et Jean Tissier. Gigi, photo de tournage. D.R.
Le succès de ce deuxième long métrage, qui fait trois millions d’entrées en salles, permet à Jacqueline Audry d’obtenir à la fois des budgets plus conséquents et une place auprès des notables de la profession. Le film sort en 1948, et réconcilie Colette avec le 7e art. Viendront donc Minne, l’Ingénue libertine, en 1950, et Mitsou, en 1956. La trilogie colettienne, puis L’École des cocottes, en 1958, permettent à la réalisatrice de satisfaire au penchant du moment pour la Belle Époque, froufrous, calèches et joyeuse vie, mais aussi à son propre goût des dialogues piquants, des mises en scène enlevées et des jeux d’acteurs virtuoses.
« On trouve en germe [dans Gigi] ce qui fera le meilleur de son œuvre future : un bonheur certain dans la direction d’acteurs, avec un goût très vif pour les monstres sacrés et les excentriques […], un soin extrême apporté aux décors, qui caractérisent toujours à merveille les personnages, complicité réelle avec l’univers point si aisé à pénétrer de Colette. » (Louella Interim, 1984)
Audry enchaîne les tournages et signe un film tous les deux ans en moyenne jusqu’en 1961. Elle est après-guerre la seule femme réalisatrice de longs métrages de fiction en France, et la seule à faire partie de l’industrie du cinéma français, bénéficiant à force de ténacité de financements du Crédit national pour la réalisation de films en costumes, coûteux, avec des équipes techniques et des castings de haut vol. Quinze dossiers du fonds du Crédit national, concernant huit de ses films, sont déposés dans les collections de La Cinémathèque française.
Dossier de demande d’aide du Crédit national pour Le Chevalier de la Tzarine (titre de travail), 1958. Le Secret du Chevalier d’Eon sortira en salles en 1960.
Audry veut faire du spectacle populaire et s’essaye à tous les genres : western version gardians camarguais avec La Caraque blonde (1952), psychodrame existentialiste avec Huis clos, road movie avec Les Petits Matins (1961), réflexion sur l’engagement politique avec Fruits amers (1966) et un film expérimental, érotique, Le Lis de mer, son dernier opus en 1969. Reconnue, appréciée, la réalisatrice travaille avec de grands noms, à la technique comme à la création, autre preuve de son crédit auprès des financeurs : Christian Matras, Henri Alekan à la photo, Lucien Aguettand, Maurice Colasson, Alexandre Trauner aux décors, Alain Douarinou au cadre, Vincent Scotto, Joseph Kosma, Georges Van Parys à la musique…
« J’ai obtenu que vous me fassiez les maquettes. » Lettre de Jacqueline Audry à Alexandre Trauner pour Huis clos
Une école des femmes
« La thématique de ‘l’éducation féminine’ revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de la cinéaste. La fréquence des séquences montrant des jeunes filles qui apprennent à être des ‘femmes’ suggère que la féminité pour Jacqueline Audry n’est pas une caractéristique biologique mais une construction sociale. » (Brigitte Rollet/Jérémie Couston)
Minne, scénario augmenté par Danièle Delorme. Page de titre : l’actrice avec Audry, « son petit metteur en scène », Pierre Laroche, « le gros ôteur ». Photo S. Dabrowski © La Cinémathèque française
D’emblée, Audry se fait une spécialité des adaptations littéraires, réalisées en collaboration avec son époux, Pierre Laroche, critique de cinéma au Canard enchaîné, et sa sœur, Colette Audry. Certes, elle a une prédilection pour les films en costumes et les tournages en studio, clefs de voûte du « cinéma de papa » de l’après-guerre. Reste que le choix de ses « matériaux » d’origine détonne et que sa manière de les mettre en scène témoigne d’un positionnement nouveau et d’une vraie réflexion sur le « genre », si l’on s’autorise cet anachronisme.
D’abord, les textes qu’elle choisit sont presque tous des œuvres de femmes : la comtesse de Ségur ; Colette, dont elle adapte trois romans ; Dorothy Bussy, autrice scandaleuse d’Olivia ; enfin sa propre sœur, l’écrivaine Colette Audry, « la rouge de Rouen », proche de Simone de Beauvoir et Sartre, résistante, fondatrice au côté de Gisèle Halimi du Mouvement démocratique féminin, dont Jacqueline met en images la pièce de théâtre, Soledad (Fruits amers).
Surtout, Les Malheurs de Sophie, Mitsou, Minne, Gigi, La Garçonne, Olivia, L’École des cocottes puis, dans un registre à peine différent, Les Petits Matins, revisitent le récit d’apprentissage en célébrant des jeunes femmes qui refusent la voie qu’on leur trace, et témoignent du questionnement constant d’Audry sur la place dévolue aux femmes dans la société de son époque.
« C’est sans doute la première cinéaste qui s’est à ce point adressée aux femmes du public dans ses films en permettant une identification très positive. Elle-même est construite et présentée dans la presse cinéma populaire de l’époque comme une sorte de modèle implicite de « femme qui réussit dans un métier d’hommes », malgré les obstacles qu’elle rencontre. » (Brigitte Rollet/Jérémie Couston)
« Quant aux filles, elles seront ce qu’elles peuvent. » Note d’intention du scénario des Demoiselles de la légion d’honneur, écrit par les deux sœurs Audry, jamais réalisé
Si tous ses films disent clairement que la femme du début du XXe siècle ne peut aspirer qu’au mariage ou à un statut plus ou moins enviable d’épouse entretenue, Audry, avec ses autrices, propose aussi des chemins de traverse et montre des héroïnes rebelles mais intelligentes, enjouées, aimées, et qui « gagnent à la fin ». Il y a là une différence notable avec les films noirs de sa consœur et contemporaine américaine Ida Lupino (Avant de t’aimer, son premier film, sort la même année que Gigi), qui mettent en scène selon Bernard Eisenschitz « des jeunes filles crispées, maussades, victimes qui se punissent et s’isolent elles-mêmes ». Ainsi Gigi, 16 ans, charmante mais réfléchie, ne veut-elle pas du destin que lui tracent sa mère, sa tante et sa grand-mère, et donc trouver un protecteur riche, bienveillant, se mettre à son service pour lui complaire et prendre place dans le monde à travers lui. Gigi trouvera le bonheur en amenant Gaston à renoncer au confort du célibat, à s’engager dans une vraie relation et un mariage en bonne et due forme.
Alicia à Gigi : « Tu peux plaire. », Scénario de travail de Danièle Delorme
On examinera avec intérêt le remake de ce film par Vincente Minnelli, avec Louis Jourdan et Maurice Chevalier, qui met l’accent sur la vénalité de la grand-mère et de la tante, intrigantes prêtes à vendre littéralement Leslie Caron, quand le roman et le film français, aux accents clairement contestataires, bâtissaient une sorte de gynécée futé et hostile aux conventions.
Le cinéma de Jacqueline Audry ne peut-il être envisagé dans son ensemble comme une métaphore de sa propre vie : mariée trois fois, se faisant connaître sous son nom de jeune fille et le conservant, s’emparant sans se censurer de fonctions et de thématiques traditionnellement réservées aux hommes ? Chez elle, pour elle et comme elle, les femmes ne sont ni faibles ni victimes, mais capables de mener le jeu, d’imposer leurs choix, dans un militantisme de fait, posé et vécu plus que théorisé ou revendiqué.
Dans Les Petits Matins (d’abord doté du titre éloquent de Mademoiselle Stop), la jeune Agathe traverse la France pour aller trouver le soleil sur la côte. Elle croise une pléiade de stars réduites au rang de chauffeurs : Claude Rich, François Périer, Jean-Claude Brialy, Bernard Blier, Lino Ventura, Robert Hossein, Pierre Brasseur… ou encore Arletty, et Charles Aznavour. Les monologues intérieurs d’Agathe, donnés en voix off, sont empreints d’une assurance tranquille. Les acteurs s’amusent manifestement, autour de dialogues bondissants. Ginette Vincendeau souligne la modernité de ce road movie à la française : « [Les Petits Matins] élargit notre regard sur la Nouvelle Vague, avec un film réalisé en décors réels, avec un acteur de la Nouvelle Vague (Brialy) mais centré sur une femme qui s’amuse, suit sa route et, à la différence de bien des héroïnes de la Nouvelle Vague, n’est pas punie pour ça. »
« S’il fallait coucher dans le lit de tous les gens qui vous rendent service ! » Les Petits Matins, affiche du film, Jean-Etienne Siry © ADAGP Paris, 2020
Choisir sa vie : les libertines de Jacqueline
Petite Chose : « Ce Maugis est irrésistible, il sait parler aux femmes, lui ! »
Minne : « Il sait leur dire des cochonneries, oui ! »
Petite Chose : « C’est ce que je voulais dire »
« Non, laissez… je quitte mon jupon et ma jupe ensemble, l’un dans l’autre… c’est plus facile à remettre, vous voyez ?... surtout quand on est pressé. » Minne, continuité dialoguée, fonds Delorme
Dès 1950, avec son quatrième film, Audry pose sans fard la question du plaisir féminin. Minne, mariée à un lointain cousin qu’elle connaît depuis l’enfance, va chercher dans des aventures extraconjugales le plaisir qu’elle ne trouve pas avec son époux, et renverse les rôles en congédiant sans autre forme de procès les amants qui ne lui donnent pas satisfaction (l’amoureux transi : « Peut-être que je t’ai fait un peu mal ? » ; Minne, sans méchanceté aucune : « Même pas »). Avec son visage d’ange, Danièle Delorme, révélée par Audry dans Gigi, et qui sera également l’héroïne de Mitsou, incarne avec une finesse et une intelligence remarquées une toute jeune femme déterminée et sans fausse pudeur.
« Tu devais être fatigué... » Réveil morose : l’après nuit de noces. Minne, continuité dialoguée, fonds Delorme
En 1957, l’année où elle reçoit la Légion d’honneur, Audry porte à l’écran La Garçonne, roman qui valut à Victor Margueritte, féministe et pacifiste ardent, de se voir retirer la sienne en 1923 pour « atteinte à l’honneur de l’ordre ». « Je considère le roman de Victor Margueritte comme la première étape de l’émancipation de la femme », déclare Audry dans une interview à Jacques Doniol-Valcroze. Brisée par la découverte de l’infidélité de son fiancé, Monique décide de s’émanciper de l’hypocrisie du mariage et de vivre sa vie à l’égal d’un homme, tant dans ses relations amoureuses et sexuelles que dans son autonomie financière. Le film est un scandale et un grand succès public.
« Un film sur un sujet éternel : la femme ! » (bande annonce de La Garçonne). Page de titre de la continuité dialoguée
« Les thèmes de ses films tournent autour de la libération, de l’épanouissement des femmes et Jacqueline Audry se bat littéralement aux côtés de ses héroïnes pour exprimer ses combats : l’indépendance de la femme, la liberté sexuelle, le droit au travail. Audry reste une pionnière dans la mise en images de femmes subversives. » (Jackie Buet)
« Dans une humanité polygame, la femme doit se permettre toutes les expériences de l’homme », assure à Monique une de ses amies. Comme toujours chez Audry, les dialogues, souvent élaborés avec la complicité de son mari Pierre Laroche, sont lestes, espiègles et réjouissants. Sous une surface de libertinage mondain, ils ouvrent un discours très libre sur la sexualité, l’orgasme, la parité des désirs et la nécessité de l’accomplissement physique au bonheur de l’individu et du couple.
Andrée Debar est La Garçonne. Affiche de Christian Broutin © Christian Broutin, Saif, 2020
On retrouve deux ans plus tard Andrée Debar dans le rôle-titre du Secret du Chevalier d’Eon, coproduction italienne qui restera le plus gros budget de la réalisatrice. Pour assurer la pérennité de la lignée, il a été décidé que Geneviève d’Eon serait un garçon et recevrait l’éducation d’un chevalier. Ses qualités, et la finesse de ses traits, lui valent d’être envoyée par Louis XV comme émissaire auprès de la Tsarine de Russie. Travestie en homme depuis sa naissance, elle va devoir se changer en femme pour gagner la confiance de la souveraine.
Le ton se fait plus grave avec Fruits amers. Soledad (Emmanuelle Riva) fait partie d’un petit groupe de résistants dans une dictature sud-américaine fictionnelle. Quand elle est arrêtée, sa sœur Dita s’offre au directeur de la police pour obtenir sa libération. Malgré un avis négatif sur le film, Henry Chapier salue la « densité des dialogues » et le « parti pris ambitieux » d’« un des rares films où les femmes ne sont pas considérées comme des objets érotiques. »
Jacqueline Audry et Emmanuelle Riva, photo de tournage de Fruits amers. D.R.
Fruits amers comme Huis clos questionnent la relation à l’autre, pouvoir, passion, interdépendance. La constance de la réalisatrice à mener cette réflexion lui vaut en 1964 la commande d’une série pour la télévision, Le Bonheur conjugal, d’après le Cours de bonheur conjugal, d’André Maurois. Dans 13 épisodes thématiques d’une demi-heure, un professeur répond aux questions de ses étudiantes sur la vie conjugale, illustrant ses leçons de saynètes filmées montrant deux jeunes époux confrontés aux problèmes d’usages dans un couple.
« Toutes mes œuvres cinématographiques (…) ont eu pour objectif les rapports passionnels entre les êtres. Une série comme celle-ci m’a permis de traiter largement un sujet sur lequel j’ai beaucoup à dire. » (Jacqueline Audry à Marcelle Michel)
Jacqueline Audry meurt en 1977 dans un accident de la route. Malgré l’intérêt des féministes anglo-saxonnes pour Olivia, sa notoriété n’a cessé de décroître, au point que son nom n’apparaît pas dans les ouvrages sur l’histoire du cinéma français. « Jacqueline Audry fait partie de cette cohorte de sacrifiés du cinéma français par la Nouvelle Vague. Mais elle n’a jamais été réhabilitée : parce qu’elle était une femme et représentait les femmes. » (Didier Roth-Bettoni)
Arletty à Gaby Sylvia : « Je serai votre miroir. » Huis Clos interroge avec acuité la situation des homosexuelles dans la société de 1954. D.R.
Références
Articles
- Chapier, Henry, « Fruits amers », Combat, 13 janvier 1967
- Doniol-Valcroze, Jacques, « La Garçonne », France Obs, 25 avril 1967
- Gabbey, Régine, « Dany Robin, élève douée de L’École des cocottes », La Liberté, 8 mars 1958
- Interim, Louella (alias Marc Raynal), Libération, 23 mars 1984
- Michel, Marcelle, « Un cours de bonheur conjugal », Le Monde, 3 avril 1965
- Montane, Pierre, 20e Siècle, 7 mars 1946
- Rollet, Brigitte, interview par Jérémie Couston, « Festival de films de femmes de Créteil : l’hommage à Jacqueline Audry, cinéaste féministe », 13 mars 2015
- Vincendeau, Ginette, Sight & Sound, octobre 2015
Ouvrages
- Buet, Jackie, Films de femmes – Six générations de réalisatrices, éditions Alternatives, 1995. Cote 50.02 BUE f
- Burch, Noël, Sellier, Geneviève, « Jacqueline Audry, la cinéaste invisible », in La Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Nathan Université, 1996, p. 248. Cote 11.01 FRA BUR
- Ford, Charles, Femmes cinéastes, ou le triomphe de la volonté, éditions Denoël/Gonthier, 1972. Cote 50.02 FOR f
- Rollet, Brigitte, Jacqueline Audry, la femme à la caméra, Presses universitaires de Rennes, 2015. Cote 51 AUDRY ROL
Archives (Fonds Danièle Delorme)
- Minne, continuité dialoguée annotée et augmentée de photographies de l’équipe et de plateau par Danièle Delorme. DEL 7 B4
- Gigi, Continuité dialoguée annotée et augmentée par Danièle Delorme. DEL 7 B4
Documentaire
- Roth-Bettoni, Didier, documentaire Hier, aujourd’hui, demain, « Jacqueline Audry, Minne de rien », 8 octobre 2018