En 1981, la disparition de René Ferracci, affichiste de cinéma prolixe et omniprésent dans son secteur en France, ouvre la voie à toute une nouvelle génération. À cette époque, le graphiste Benjamin Baltimore est de plus en plus sollicité pour concevoir des affiches. Son exigence et ses goûts cinématographiques l’amènent tout naturellement vers le cinéma d’auteur. En 1983, il réalise une maquette pour Prénom Carmen, de Jean-Luc Godard. À la suite d’un désaccord avec la production, il réalise finalement deux affiches, l’une pour le marché français, l’autre qui sera imprimée à la demande personnelle de Godard, pour la Suisse.
Benjamin Baltimore a offert à la Cinémathèque française les maquettes de ces deux documents.
Prénom Carmen est à la fois un film dédié à Carmen, femme fatale imaginée par Mérimée et mise en musique par Bizet, mais également un film consacré à la musique, qui annonce plusieurs œuvres ultérieures de Godard comme For ever Mozart en 1995 ou Notre musique en 2003. Godard écrit le rôle féminin en pensant à Isabelle Adjani, qui tournera plusieurs scènes. Mais pour diverses raisons, Adjani quittera le tournage et sera remplacée au pied levé par une actrice néerlandaise, Maruschka Detmers, qui deviendra ainsi une égérie des années 1980.
La première affiche, voulue par Godard
Maquette de l'affiche suisse du film
Fidèle à sa méthode, Godard distille l’insécurité sur le tournage, morcelle les activités des acteurs et des techniciens, donne à lire au dernier moment les dialogues. Morcelée, c’est ainsi qu’apparaît la première affiche que conçoit Benjamin Baltimore. Elle correspond tout à fait à sa méthode de travail : Baltimore garde en mémoire les images du film, les travaille, les compile, les agrège les unes aux autres.
La première maquette montre un assemblage des différents photogrammes. Les quatre musiciens répètent l’un des derniers quatuors de Beethoven, que l’on entend tout au long du film. Le mouvement est une composante essentielle de cette affiche. Jacques Bonnaffé, qui joue le gendarme (le brigadier Don Carlos) amoureux fou de Carmen, apparaît au centre de l’image, la traverse en quelque sorte. Il est dans une fuite en avant, à bout de souffle, serait-on tenté de dire.
Baltimore compose son affiche à partir des images, aux couleurs franches et nettes, du chef opérateur Raoul Coutard. Cette multitude de corps en mouvements, ou de musiciens qui reprennent inlassablement leur morceau, constitue pour lui un atout. Cette affiche est aussi l’expression d’un désir amoureux. Godard est épris de Myriem Roussel, à qui il confiera le premier rôle de son film suivant, Je vous salue Marie, fin 1983. Roussel est au frontispice de l’affiche. C’est la jeune femme qui joue du violon, en haut à gauche et à droite.
Dans la biographie qu’il consacre à Godard, Antoine de Baecque écrit : « Prénom Carmen, c’est le film du désir godardien par excellence, ce qui est surprenant chez un cinéaste pudique, presque puritain, même s’il aime déshabiller les jeunes femmes ». Cette affiche, voulue par Godard, ne sera pas celle qui sera imprimée en France. Le producteur ne la trouvera pas assez accrocheuse, pas assez irrévérencieuse par rapport au sujet du film.
La seconde affiche, conçue à la demande du producteur
Maquette de l'affiche française du film
Le producteur veut une affiche coup de poing, qui dévoilerait le corps nu de Maruschka Detmers. C’est donc une photo prise dans la salle de bain, presque clinique, qui servira d’accroche. Les producteurs s’en féliciteront, puisque le film connaîtra une excellente carrière commerciale.
Les couleurs dominantes de cette seconde affiche renvoient à l’opéra de Bizet, à cet opéra français boudé lors de sa création, et qui symbolise aujourd’hui tout un pan de la musique française. C’était l’opéra préféré de Nietzsche, que Godard avait déjà cité dans son film Le Gai savoir en 1967, et qui fut l'auteur de cette phrase décisive « Sans la musique, la vie serait une erreur ».
Prénom Carmen recevra le Lion d’or au Festival international du film de Venise en 1983, l’une des rares récompenses obtenue par Godard dans un festival. Baltimore exploitera cette réussite dans l’accroche victorieuse, tout en haut des deux affiches.
Le mot de la fin
Dans Godard par Godard (Flammarion, 1989), Alain Bergala pose cette question au réalisateur : « Dans Prénom Carmen, vous dites “la beauté est le commencement de la terreur que l’on est capable de supporter”. » Godard répond : « C’est une phrase de Rilke que j’avais trouvée pendant le tournage de Sauve qui peut la vie et que j’ai envoyée à Isabelle Huppert avec une photo du film… C’est une de ces phrases qui est comme un corridor, avec beaucoup de portes, de chambres à ouvrir ». L’affiche composée par Baltimore et voulue par Godard est, elle aussi, un long corridor, avec beaucoup de portes à ouvrir.
Bibliographie sélective :
De Baecque, Antoine, Godard : biographie, Paris, Grasset, 2010
Bergala, Alain, Godard par Godard : les années Cahiers (1950 à 1959), Paris, Flammarion, 1989.