« Ton cinéma est un pays où j'ai vécu par moments »

9 septembre 2019

Nous sommes le samedi 31 août 2019, la rétrospective de la Cinémathèque consacrée à Arnaud Desplechin a commencé trois jours plus tôt. Le réalisateur est venu ce soir-là présenter au public Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle). Emmanuelle Devos est là, elle aussi, pour parler du film et évoquer sa relation au cinéaste. Voici ses mots.

Tout le vocabulaire habituel, usuel, du cinéma, ne peut être attribué à la façon qu'a Arnaud de faire des films. Il ne tourne pas, il n'est pas « en prépa », il ne fait pas un « casting », ce n'est pas un cinéaste ni un réalisateur, c'est un artiste qui fait des films. Il est écrivain lorsque qu'il écrit le scénario, il est peintre lorsqu'il filme, il est musicien et danseur lorsqu'il dirige ses comédiens.

D'ailleurs il ne dirige pas les acteurs, il joue avec nous, il joue les scènes avant que nous n'arrivions sur le plateau et c'est en cela qu'il est unique. Il a traversé ce que j'appelle la honte d'être acteur, il est le seul à savoir qui nous sommes, et ce que cela nous demande d'être devant une caméra ou sur une scène. Tout le monde a peur des acteurs et encore plus des actrices, les producteurs, les techniciens, les journalistes, tout le monde, sauf Arnaud et les maquilleuses ! Il connaît le coût de ce qu'il nous donne à jouer, mais il partage la note. Il faut le voir réciter la tirade de Richard III devant tout le monde, non pas pour étaler sa culture mais pour montrer à l'acteur qui va devoir jouer une scène difficile devant une assemblée comme il comprend son sentiment de grande solitude.

Il vous chantonne un air de Cole Porter, « I love the look of you, the lure of you, the sweet of you, the pure of you » pour transmettre le rythme d'une réplique consolatrice. Il demande à la maquilleuse de rajouter un peu de fard rosé sur le lobe de l'oreille pour que l'on sente quel genre d'émotion doit nous étreindre dans une scène de séparation. Il me parle de John Wayne lors d'une scène de repas ‒ car avant que tout le monde n'en parle, tu as compris que les acteurs et les actrices n'ont pas de genre ‒, j'ai été obligée de te dire que non, moi je ne me mouche pas dans les mains quand je prends ma douche ! Que ça, c'est un truc de garçon. Mais bon, je l'ai fait quand même...

Je suis toujours arrivée comme « invitée » sur tes films, nous ne sommes pas engagés dans tes films : nous sommes invités. Je n'ai jamais prononcé cette phrase d'acteur, un peu vulgaire : « ah oui, eh bien moi, je tourne dans le prochain film de Desplechin » car je suis toujours ou presque arrivée au dernier moment, je ne suis pas « prévue », peut-être toi et moi ne sommes-nous pas « prévisibles », j'arrive en secret comme une invitée de dernière minute que l'on n'attendait pas, ou plus.

Quand nous jouons dans tes films, nous sommes emportés dans une vie parallèle, qui est la planète où tu as décidé que des trottoirs parisiens s'échappent de la vapeur, comme à New York. Où il existe un décalage horaire entre Grenoble et Paris, où les cantatrices fument comme des pompiers. J'ai souvent la sensation d'avoir eu une deuxième vie, il y a ma vie normale (enfin, pas toujours) et ma vie dans tes films, ma vie de Laurence, de Claude, d'Esther, de Sylvia, de Nora, de Faunia. Ton cinéma est un pays où j'ai vécu par moments, où je t'ai rendu visite, où nous nous sommes rencontrés.