« Les Trois visages de la peur » de Mario Bava

Gérald Duchaussoy - Romain Vandestichele - 3 juillet 2019

Alors que sort leur ouvrage Mario Bava - Le magicien des couleurs (Ed. Lobster Films), les deux auteurs Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele reviennent sur l'histoire d'un film majeur du réalisateur italien, Les Trois visages de la peur, triptyque grandiose où tous les fantasmes de la terreur sont réunis.

Les Trois visages de la peur - segment Les Wurdalaks (Mario Bava, 1963)

Une œuvre à part

Les Trois visages de la peur occupe une place particulière dans l’œuvre de Mario Bava. À la fois littéraire et d’une richesse visuelle inouïe, il se situe dans une période faste du réalisateur, qui réalise aussi, en cette même année 1963, La Fille qui en savait trop et Le Corps et le fouet.

Le premier, proto-giallo, contient presque tous les éléments qui feront de Six femmes pour l’assassin (1964) le maître-étalon du giallo en tant que genre cinématographique. Mais il est encore légèrement teinté de fantastique, dans l’étrangeté des situations et dans l’importance accordée à une forme d’onirisme, qui «  détache  » le spectateur du réalisme cru de la perpétuation des meurtres caractéristiques de Six femmes pour l’assassin. Quant au récit narratif, il reste très linéaire.

Dans Le Corps et le fouet en revanche, la narration n’a guère d’importance, seules comptent les événements conditionnés par les pulsions des protagonistes. L’image est reine, et prend largement le pas sur l’écriture. Le film s’apparente à un cauchemar : les protagonistes, impuissants, n’ont d’autre choix que subir et mourir, entraînant le spectateur dans un «  ultra-cinéma  » vertigineux.

Les Trois visages de la peur se situe à la jonction de ces deux films, à la fois anthologie de contes macabres, et récit linéaire, très efficace, où les pulsions guident les personnages, les conduisant vers une fin tragique. Le regard du spectateur est contraint par l’enfermement dans un monde clos et théâtralisé (la «  maison de poupée  » de Michèle Mercier dans Le Téléphone, la masure de la famille des Wurdalaks, l’appartement étriqué de l’infirmière ou la demeure délabrée de la morte dans La Goutte d’eau).

Les inspirations littéraires des trois histoires sont indéniables, mais aussi contradictoires. Le film cite Tolstoï (Les Wurdalaks) et Tchekhov (La Goutte d’eau), mais aussi Maupassant pour Le Téléphone, alors que l’auteur du récit à l’origine de ce segment est un certain F.G. Snyder, probable nom de plume d’un écrivain œuvrant pour les Mondadori Gialli. D’aucuns prétendent qu’il serait même écrit par Arnoldo Mondadori lui-même, sous pseudonyme. Le choix de mentionner Maupassant n’est pourtant pas anodin : Mario Bava, féru de littérature, connaissait sans aucun doute Le Horla. Or cette histoire de possession renvoie furieusement à l’inquiétante étrangeté dont cette nouvelle est imprégnée.

La tradition du film à sketches

Les Trois visages de la peur permet à Mario Bava de s’inscrire dans une tradition européenne du film à sketches à tendance fantastique, initiée dans les années 40 par les studios britanniques Ealing, avec des films comme The Halfway House / L’Auberge Fantôme (Basil Dearden et Roberto Cavalcanti, 1944) ou Dead Of Night / Au Cœur de la nuit (Dearden et Cavalcanti encore, épaulés par Robert Hamer et Charles Crichton, 1945). En Italie aussi, la mode est aux films à sketches : Fantasmi a Roma / Fantômes à Rome (Antonio Pietrangeli, 1961), ou bien évidemment Les Histoires Extraordinaires adaptées d’Edgar Poe en 1968, comprenant le fameux segment Toby Dammit (Federico Fellini), dans lequel apparaît une petite fille diabolique qui doit énormément à celle d’Operazione Paura, réalisé par Bava en 1966. Dans la continuité, on peut également citer les productions Amicus des années 60 à 70, de Dr. Terror’s Train of Horrors / Le Train des épouvantes (Freddie Francis, 1965) à The Vault of Horror / Le Caveau de la terreur (Roy Ward Baker, 1973), en passant par Asylum (id., 1972).

De l’Italie au États-Unis, variations capitales

Les Trois visages de la peur marque un tournant dans la carrière de Bava : c’est la première co-production avec l’AIP (American Internation Pictures) des Américains Samuel Arkoff et James Nicholson. Séduits par Le Masque du démon (certainement davantage par son succès au box-office que par ses qualités esthétiques), les producteurs voulurent exploiter cette veine d’horreur gothique typiquement européenne. Le fait que Roger Corman creusait au même moment, et avec succès, un sillon similaire avec ses adaptations – parfois très libres – d’Edgar Poe et de Lovecraft (notamment Tales of Terror / L’Empire de la terreur, 1962) ne fut sans doute pas non plus étranger à cet intérêt.

Aux États-Unis, Les Trois visages… sort sous le titre de Black Sabbath, en référence au Masque du démon, lui-même exploité en tant que Black Sunday. C’est une première différence notoire : la cohérence de la démarche de Bava, qui parcourt les peurs et les fantasmes de ses personnages, est amoindrie par cette vague référence à une «  messe noire  », qui renvoie uniquement à une forme de fantastique horrifique.
D’un simple point de vue narratif, l’ordre des segments n’est pas le même et, dans la version américaine, Boris Karloff les présente un par un.
Le montage diffère lui aussi, avec des coupes, des transferts ou des ajouts. Le segment des Wurdalaks est central dans la version de Bava, alors qu’il est en troisième position dans la version américaine. Le gothique all’Italiana des Wurdalaks est certes toujours prégnant, mais de nombreux éléments sont coupés au montage : la tête coupée d’Alibek le bandit, ou le baiser que donne Gorka (le personnage joué par Boris Karloff) à son petit fils… Un autre élément capital disparaît : l’épilogue dans lequel Karloff / Gorka s’adresse au spectateur et où, soudain, le quatrième mur s’effondre, dévoilant cameramen et accessoiristes. Cette séquence est pourtant fondamentale, révélatrice de l’humour, à la fois macabre et bon enfant, de Mario Bava, dont font état de nombreux témoins, comme son fils Lamberto.

La Goutte d’eau, qui clôt la version européenne, est le premier épisode de la version américaine. Les variations résident principalement dans l’utilisation des sons : dans la version italienne, le bruit des gouttes d’eau, amplifié, est porteur d’une inquiétante étrangeté alors que celui de la version américaine est atténué, et plus réaliste.
Quant au segment Le Téléphone, si l’on peut noter un intermède avec l’intervention d’un voisin qui promène son chien (scène absente de la version originale), c’est l’effacement complet de la relation homosexuelle entre Rosie (Michèle Mercier) et Marie (Lydia Alfonsi) qui constitue une différence majeure. Le récit, ainsi amputé, devient une banale histoire de fantôme. Chez Bava, Marie écrit une lettre à Rosie, son ex-maîtresse, dans laquelle elle lui avoue l’avoir persécutée pour se rapprocher d’elle ; dans la version AIP, elle lui écrit qu’après l’avoir droguée pour la faire dormir, inquiète pour son état mental (disturbed state of mind), elle a appelé un psychiatre. Ce passage d’une relation homosexuelle clairement identifiée à la référence à un «  désordre mental  » peut être considéré comme une forme de censure et rappelle qu’aux États-Unis, et ce jusqu’en 1973, l’homosexualité fut considérée comme une pathologie psychiatrique dans le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ouvrage de référence publié par l’Association Américaine de Psychiatrie).

Enfin, on peut noter que la musique de Roberto Nicolosi a été écartée au profit d’une composition de Les Baxter, qui souligne les scènes à gros traits bien plus qu’elle ne les accompagne.

Le fossé entre les producteurs de l’AIP, qui attendaient un film d’horreur, pour drive-in, et Mario Bava, aux aspirations bien plus artistiques et littéraires, a donc abouti à ces deux versions, à première vue sensiblement similaires, mais en réalité radicalement différentes. Dépouillée de tous les sous-textes de la version italienne, la version américaine, parfait produit de diffusion télévisée, s’oublie très vite et ne rend pas hommage à la sensibilité exceptionnelle du réalisateur italien.

Bien plus tard, vers les années 2000, les cinéastes hongkongais émigrés aux États-Unis connurent d’ailleurs le même sort. De John Woo à Tsui Hark, aucun d’entre eux ne put exprimer pleinement sa sensibilité, le système hollywoodien bridant un imaginaire débordant, bien trop vaste pour des esprits mal habitués à la liberté, et cloisonnant sans cesse cinéma de divertissement et cinéma «  d’auteur  ».

Bava, une patte incontournable

Si Les Trois visages de la peur est une œuvre de commande pour Mario Bava (comme la plupart de ses films), on retrouve malgré tout les éléments clés de son univers. Tant à travers la séduction trouble et irraisonnée liée à une sexualité macabre des protagonistes (l’amour du jeune Wladimir pour Sdenka la vampire n’est pas loin du cauchemar nécrophile qu’est Le Corps et le fouet) que d’un point de vue technique (les éclairages maîtrisés, les couleurs agressives, les zooms intempestifs…).

C’est Ubaldo Terzano qui est crédité à la photo sur Les Trois visages de la peur, mais on peut raisonnablement penser que le réalisateur a lui-même dirigé la lumière, comme il a pu le faire sur d’autres films, et que Terzano, certes actif sur le plateau, n’a fait qu’assister Bava, grand orchestrateur de ses cauchemars visuels…

 


Gérald Duchaussoy travaille à la section Cannes Classics du Festival de Cannes depuis 2014 ainsi qu'au Marché international du film classique de l'Institut Lumière depuis 2013. Grand lecteur de Mad Movies depuis 1990, il se passionne pour les films d'action et d'horreur, ainsi que les polars. Il est l'auteur, avec Romain Vandestichele, de Mario Bava – le magicien des couleurs(Éditions Lobster Films, 2019).

Professeur d'anglais, Romain Vandestichele enseigne en école primaire, dans des collèges, lycées et à l'Institut des sciences de l'entreprise et du management de Montpellier. Lecteur de Mad Movies depuis 1987, il se partage entre sa passion du cinéma et de la musique. Il est l'auteur, avec Gérald Duchaussoy, de Mario Bava – le magicien des couleurs (Éditions Lobster Films, 2019).