Les premières projections de L’Âge d’or ont eu lieu en juillet 1930 dans l’hôtel particulier de Charles et Marie-Laure de Noailles, 11, place des États-Unis, à Paris. Ce couple d’aristocrates, mécènes de l’avant-garde artistique depuis les années 1920, avait « âdoooré » Un chien andalou, que Luis Buñuel avait cosigné avec Salvador Dali. Et Charles de Noailles avait fait savoir au cinéaste qu’il lui donnait carte blanche pour réaliser un nouveau film.
Buñuel, qui a bourlingué d’ivresses en bordels avec Federico Garcia Lorca et participe aux provocations surréalistes, fait répondre qu’il n’attend rien des aristocrates. Puis, ayant sympathisé avec Noailles, il se dérobe une seconde fois, apprenant que la proposition est assortie d’une condition : Stravinsky devra faire la musique. « Comment pouvez-vous imaginer que je vais pouvoir collaborer avec un monsieur qui se met à genoux et se frappe la poitrine ? », répond Buñuel. Mais Noailles est un type épatant : « Vous avez raison, Stravinsky et vous êtes incompatibles ! », et il lui signe un chèque. L’Âge d’or est écrit à Hyères, dans la villa cubiste des Noailles qu’a construite Robert Mallet-Stevens, et tourné dans les studios de Billancourt. Place aux images.
L’Âge d’or illustre les théories surréalistes sur la puissance de l’amour fou. Il met en scène le combat du désir contre l’inhibition et la répression. Les amants du film, obsédés l’un par l’autre, manifestent indifférence et mépris à l’égard de la société bourgeoise, bousculent bienséances et rituels. Prêts à tout pour faire l’amour en dépit des barrages successifs dressés par des policiers, des religieux, des notables, indifférents à la foule hostile, ils se livrent à des transports exhibitionnistes. Les tambours de Calanda symbolisent les battements de cœur et le chahut des pulsions.
Des séances privées sont organisées pour un public trié sur le volet. À l’ultime projection en appartement du 9 juillet se pressent l’extravagante comtesse Murat, le musicien Igor Markevitch et Julien Green, qui note dans son Journal : « Ce film est accueilli poliment mais avec des sourires. Je me demande ce que Lacretelle a pu penser du film. Il a l’air engoncé et désapprobateur. Sans doute ne trouve-t-il pas raisonnable qu’une vache se couche sur un lit. Francis de Croisset a manifesté la plus grande indignation. Mauriac à qui on a rapporté quelques détails de ce spectacle a également fait montre de la plus vertueuse colère. »
La salle des Noailles s’avérant trop petite pour ne pas risquer de « se mettre à dos trop d’ennemis en ne leur montrant pas » le film, il y aura encore une soirée pour privilégiés. Le 22 octobre, elle rassemble au Panthéon Rive gauche, loué pour l’occasion, Georges Braque, Alejo Carpentier, Henry Kahnweiler, Marcel Duchamp, Elsa Schiaparelli, Christian Dior, André Breton, Paul Eluard, Michel Leiris, Man Ray, Max Jacob, la duchesse de Gramont, Carl Theodor Dreyer, les Malraux, les Milhaud, les Morand… Elle est suivie d’une fête chez les Noailles, où le surréaliste André Thirion brise des verres, envoie quelques bouteilles contre les glaces, insulte les invités. Les hôtes ont « l’élégance de rien remarquer », confessera le provocateur. Dans ses Histoires déplaisantes, Drieu la Rochelle dépeindra ainsi la soirée : « Personne dans cette génération aigre-douce n’oubliera cette lente fuite de toute la foule des plastrons et des perles vers les vomitoires, tandis que le couple naïf demeurait solitaire. »
Car le beau monde n’a pas apprécié L’Âge d’or. Mais c’est au Studio 28, où le film est sorti le 28 novembre avec un visa de censure, que le scandale éclate. L’ambassade d’Italie alerte Aristide Briand, ministre des affaires étrangères, sur certaines séquences peu de son goût (elle a cru reconnaître la caricature de ses souverains sous les traits du gouverneur et de son épouse). Le 3 décembre, La Ligue des patriotes et la Ligue antijuive (mouvements d’extrême-droite) troublent la projection aux cris de « Mort aux juifs ! » et de « On va bien voir s’il reste des chrétiens en France ! » en aspergeant l’écran d’encre, lançant des fumigènes, matraquant les ouvreuses et lacérant les tableaux surréalistes (signés Arp, Dali, Ernst, Miro, Man Ray et Tanguy) exposés dans le hall.
La demande, par la préfecture de police, d’ôter du film une phrase mentionnant Jésus-Christ, la parution, dans Le Figaro du 10 décembre, d’un article enjoignant le préfet de « réagir contre un empoisonnement qui devient systématique de la société et de la jeunesse françaises » (il en profite pour protester contre « d’autres films d’importation ou d’origine germanique qui se jouent ou vont se jouer dans le quartier des Champs-Elysées, à deux pas du Soldat inconnu »), entraînent la convocation du propriétaire du Studio 28, Jean Mauclaire, devant la Commission de censure. Malgré la pétition des spectateurs présents le jour de l’intervention musclée des droites traditionalistes, il est sommé de remettre les copies du film à la police, le 12 décembre. Le préfet Jean Chiappe, connu pour ses amitiés avec l’extrême droite, en a décidé l’interdiction.
Cette mesure est évidemment contestée dans les milieux éclairés. « Dès que l’amour saute les barrières de la comédie, des accords légaux, des mensonges bourgeois, ces messieurs de la censure ouvrent l’œil », écrit Jean-Georges Auriol.
Les surréalistes ne désarment pas. Pour André Breton, L’Âge d’or est « la liberté prônée jusqu’au délire et dans le cadre d’une morale sans obligation ni sanction, le culte de ce qui peut entrer de pathétique dans certains instants de la vie ». Pour Paul Éluard, « le passage du pessimisme à l’état d’action est déterminé par l’Amour, principe du mal dans la démonologie bourgeoise, qui demande qu’on lui sacrifie tout (situation, famille, honneur), mais dont l’échec dans l’organisation sociale introduit le sentiment de révolte ». Une pétition est organisée sous la forme d’un questionnaire : « Que pensez-vous de l’intervention par la police sur le film L’Âge d’or ? Depuis quand n’a-t-on pas le droit, en France, de mettre gravement en question la religion, ses fondements, les mœurs de ses représentants, etc. ? Depuis quand la police est-elle au service de l’antisémitisme ?.. » Breton reçoit des réponses. Maurice Heine, essayiste : « Un fascisme s’installe sournoisement dans nos mœurs publiques. » Francis Ponge, poète : « Nous sommes à une époque de persécutions. »
La préfecture justifie l’interdiction en inventant purement et simplement un fait : les auteurs de L’Âge d’or auraient ajouté des scènes pornographiques après le passage devant la commission de censure. Des États-Unis, où la Metro-Goldwyn-Mayer l’a invité pour voir « la méthode américaine de travail », Buñuel parle de « bêtise collective » et de « gags » qui pourraient figurer dans le film ; il se vengera du préfet dans la scène finale du Journal d’une femme de chambre (1964), où l’assassin d’une jeune fille crie « Vive Chiappe ! »
La suite est mal connue, terreau de légendes. En tant que producteur, Charles de Noailles récupère le négatif du film. Ce qui lui permet de faire circuler L’Âge d’or à l’étranger (en particulier à Londres, grâce à Nancy Cunard) ou dans les cercles cinéphiles. Les contretypes sont effectués à partir d’un matériel conservé à la librairie espagnole. La correspondance entre Buñuel et Noailles a permis de reconstituer la chronologie des événements et de démentir quelques allégations, dont certaines colportées par Buñuel lui-même.
Ainsi, la présence de Valentine Hugo au générique : confusion avec une Mme Hugo, qui joue la femme du gouverneur ! Ou la collaboration de Salvador Dali au film : les documents prouvent que, s’il s’intéressait de près au projet et prétendit que Buñuel n’aurait été que le metteur en scène, il n’en est pas l’auteur. Enfin, menacé d’être exclu du Jockey-Club, Charles de Noailles aurait, dit Buñuel, été à deux doigts d’être excommunié par le Vatican, sauvé par une intervention de sa mère auprès du Saint-Siège.
Jean-Michel Bouhours, conservateur de cinéma du Centre Pompidou, fit des recherches auprès des archives secrètes du Vatican avant l’exposition Buñuel en 2000 et ne trouva pas trace de cette menace. Noailles cessera néanmoins tout mécénat après 1930, le film de Jean Cocteau, Le Sang d’un poète, réalisé quelques mois après L’Âge d’or, s’étant retrouvé associé au scandale et dans la ligne de mire de la presse antisémite.
Ironie : à la fin des années 1980, l’État français s’est vu proposer en dation le négatif original et les archives de ce film qu’il avait censuré plus d’un demi-siècle auparavant. L’Âge d’or a pu ainsi être restauré par le Centre Pompidou (avec l’aide de la Fondation GAN). Il était resté interdit jusqu’en 1981.