Pierre Clémenti, peindre « tout à la fois » : Photo-portrait

Tania Capron - 3 avril 2019

Les témoignages de ses collaborateurs ou amis, les critiques et analyses de sa filmographie impressionnante laissent entrevoir l’aura de Pierre Clémenti, acteur, auteur, réalisateur, homme de convictions complexe et passionné, artiste au plein sens du terme. Comédien iconique des années 60 et 70, il ne cesse de travailler, jusqu’à son décès prématuré, avec les cinéastes les plus grands, Buñuel, Bertolucci, Deville, Pasolini, Rivette, Visconti, et les plus intéressants de la contre-culture, Marc’O, Garrel, Jancsó, Monteiro…

Portrait de cet anticonformiste engagé et tenace, autour de photographies venues de nos collections, pour certaines totalement inédites.

1960 : « Tu veux faire du théâtre ? »

« Je voulais tenter de retrouver ce qu’il y a à la fois de plus mystérieux et de plus lumineux dans la vie. J’avais envie de participer à des spectacles qui libèrent les gens, qui leur apportent la lumière, qui les soulagent de leurs angoisses, de ce sentiment de culpabilité qui accable la plupart d’entre nous. » (Pierre Clémenti 1) 

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux


Né à Paris en 1942, d’une mère corse et de père inconnu, Pierre Clémenti se forge au rythme de ses errances dans la ville avec son frère aîné Maurice – ce qui leur vaudra quelques séjours en orphelinat et centre de rééducation –, et, plus tard, dans les bars et hauts-lieux de Saint-Germain-des-Prés, fréquentés par Aragon, Genet, Ionesco… Déjà il se passionne pour la poésie, déjà il écrit, déjà sa beauté capte toutes les attentions. On l’arrête un jour dans la rue pour lui proposer de jouer dans une pièce. Il se retrouve face à une bande de jeunes gens en costumes du Moyen-Âge qui répètent Procès aux Templiers. « L’un d’eux est venu vers moi. Il m’a regardé dans les yeux, moi aussi, et de ce regard est née une longue amitié. – Moi, c’est Jean-Pierre Kalfon. Tu veux faire du théâtre ? Jette-toi à l’eau, fonce. » (Pierre Clémenti 1)

Adorable Menteuse en roman-photo, Ciné-Révélation

Adorable Menteuse en roman-photo, Ciné-Révélation

Clémenti a dix-huit ans quand il fait ses premières apparitions à l’écran. Avec Adorable menteuse de Michel Deville, en 1961, il tient sa première scène « visible » dans le rôle de Pierrot, un détenu juvénile et charmant à qui son avocat (Michel Vitold) va rendre visite, accompagné de sa si jolie menteuse (Marina Vlady). « Mon premier grand film, c’était Adorable menteuse de Deville. Puis un grand rôle dans Chien de pique d’Allégret. À l’époque, j’étais le ‘blouson noir’ de service du cinéma français. »

1963 : « Je suis le fils du prince Salina ! »

Presque aussitôt, Clémenti obtient le rôle du fils de Burt Lancaster dans Le Guépard, le chef-d’œuvre de Luchino Visconti, à qui Alain Delon l’a présenté. Celui-ci le prend sous son aile et durant tout le temps du tournage, et Clémenti résidera dans la maison qu’il loue à Palerme avec Romy Schneider. « J’ai été millionnaire grâce au contrat du Guépard, trois millions. J’ai tout dépensé en six mois. […] Le fric, pour moi, c’est un personnage. » (Pierre Clémenti )

Le jeune homme distribue son argent aux amis dans le besoin, aux sans domicile, au gré des rencontres, comme ce clochard à qui il donne 900 000 francs de l’époque.

« Il ne gardait jamais rien, il donnait tout, il aidait tout le monde. » (Bulle Ogier)

1966 : « Entre le chant et le cri »

Charlie le Surineur et Gigi la Folle dans <em>Les Idoles</em> (Marc’O, 1967). D.R.

« On va planer comme des oiseaux ! »
Charlie le Surineur et Gigi la Folle dans Les Idoles (Marc’O, 1967). D.R

En juin 1966, Pierre Clémenti entend parler de Marc’O, qui a fondé le Centre de théâtre et d’expérimentation sur le jeu de l’acteur. Il y croise Bulle Ogier, Jacques Higelin, Valérie Lagrange… « Et en voyant ces acteurs qui étaient entre le chant et le cri, c’était pour moi comme la foudre qui fait un tourbillon dans une pièce avant de repartir par la fenêtre. » (Pierre Clémenti )

Marc’O monte Les Idoles, charge acide et rieuse contre le monde du show business. Sur la scène de Bobino, puis dans le film tiré de la pièce, Clémenti est Charlie le Surineur, rock star sexy et éclatante. Il met le feu aux planches avec Bulle Ogier, superbe Gigi la Folle, Jean-Pierre Kalfon, étonnant Simon le Magicien, Bernadette Lafont, délectable Sœur Sourire, dans cette satire turbulente et contestataire de la fabrique de stars vides et jetables qu’est la vogue yéyé, de la marchandisation de la création que Guy Debord dissèquera un an plus tard dans La Société du spectacle. Pendant cinq ans, la troupe cherche, créé, invente, teste en collectif… Clémenti a trouvé la famille qu’il recherche si avidement, et n’aimera plus travailler que comme ça, « en famille », très souvent sans être payé.

On le voit alors partout, chez Costa-Gavras (Un homme de trop), Corbucci (L’Homme qui rit), Borderie (Brigade antigang), et bien sûr Buñuel, dans Belle de jour.

Marc’O : « Il joue chez Deville et Buñuel deux rôles diamétralement opposés qui confirment l’étendue de son talent. [Benjamin] est son premier succès. Il était dans tous les journaux comme le nouveau Gérard Philipe. [Pour Belle de jour], il arrive avec son manteau en cuir et ses dents en or, ce qui n’était absolument pas prévu. Buñuel était ravi. » (Pierre Clémenti )

« Je ne m’aimais pas dans Belle de jour, je me trouvais récitant comme une machine. Je me trouvais à chier dans un texte qui était peut-être bien mais que je ne vivais pas. […] Je reconnaissais que je jouais mal. Je ne savais pas à cette époque que j’apprenais mon métier. » (Pierre Clémenti )

« J’avais dix-neuf-vingt ans, j’étais l’assistante d’un photographe de mode et laborantine […] Ces amis comédiens n’avaient pas d’argent à l’époque et c’était avec plaisir que je leur offrais les photos pour leur book. C’est comme ça que j’ai fait plusieurs séries de Pierre Clémenti, en général en nous promenant, aux puces ou au Palais Royal, tout simplement. » (Entretien avec Marie-France Arnoux)

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux, 1967 © M.-F. Arnoux

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux, 1967 © M.-F. Arnoux

1967 : « Si jeune et si candide »

Benjamin ou les mémoires d’un puceau, photo de plateau, fonds Michel Deville © Tous droits réservés

Benjamin ou les mémoires d’un puceau, photo de plateau, fonds Michel Deville © Tous droits réservés

En 1967, Michel Deville le propulse en tête d’affiche dans le rôle-titre de Benjamin ou les mémoires d’un puceau. Sous les atours d’un nobliau désargenté de 17 ans, il séduit Catherine Deneuve à nouveau, mais aussi Michèle Morgan, Michel Piccoli et une volée étourdissante de soubrettes délurées. « J’avais atteint l’âge d’être un homme, Deville me faisait jouer le rôle d’un adolescent. Grâce à lui, grâce à ce film, j’ai vécu la jeunesse que je n’avais jamais eue. » (Pierre Clémenti )

« Le grand avantage de Clémenti, c’est de paraître si jeune et si candide, alors qu’il ne l’était pas. Sa maturité ne se voit pas dans son physique, mais dans son intelligence du jeu. » (Michel Deville)
La critique est enthousiaste, Henri Chapier, entre autres, encense le film dans Combat : « Clémenti, 26 ans, est un jeune comédien discuté mais aussi adulé […] Il fut par hasard l’interprète de Visconti, refusa des rôles qui ne lui convenaient pas, mangea de la vache enragée, fit partie de la troupe d’avant-garde de Marc’O, enfin le jeune voyou de Belle de jour de Luis Buñuel ; il lui manquait Benjamin pour devenir une vedette. »

« J’aimais énormément Clémenti. Tout le monde aimait Clémenti. Tout le monde était fasciné par Clémenti. Tout le monde ne comprenait rien à Clémenti. » (Michel Piccoli, entretien, bonus du DVD)

Avec Michel Piccoli sur le tournage de Benjamin ou les mémoires d’un puceau, fonds Michel Deville © Tous droits réservés

Avec Michel Piccoli sur le tournage de Benjamin ou les mémoires d’un puceau, fonds Michel Deville
© Tous droits réservés

1968 : « Il ne joue pas. Il vit »

« Son talent inspiré brûle comme une flamme à l’intérieur de ce récit halluciné, impudique et secret, rébarbatif et fascinant. » (Jean de Baroncelli, Le Monde)

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux

Pierre Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux

Dans Partner de Bernardo Bertolucci, inspiré du roman de Dostoïevski, Le Double, il vit avec une intensité vertigineuse la schizophrénie de Jacob, professeur de théâtre passionné d’Antonin Artaud, habité par un alter ego meurtrier. On n’oublie pas la séquence cruelle et désespérée dans laquelle il noie Tina Aumont dans une machine à laver. La carrière italienne de Clémenti, favorisée par sa maîtrise de la langue, est à l’aune du magnétisme que dégage l’acteur, bien au-delà de sa seule beauté. Il est une star adulée à Rome : « pendant le tournage, quatre ou cinq faux Clémenti se baladent dans la ville », raconte Marc’O. Mais tous les week-ends, Clémenti rentre à Paris rejoindre ses amis sur les barricades. « Bertolucci vivait Mai 68 par procuration, interrompant même son tournage pour permettre à son acteur d’aller filmer à Paris. » (Pierre Clémenti )

Margareth Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux

Margareth Clémenti par Marie-France Arnoux © M.-F. Arnoux

Car rester devant l’objectif ne suffit plus. Clémenti attrape une caméra Beaulieu pour regarder autour de lui et récolte des images avec voracité. S’il gravite autour des « enragés » du groupe Zanzibar, avec Philippe Garrel en tête de file, ses propres films ne s’inscriront pas dans leurs productions.

« Sans générique, le film s’ouvre sur les images de la femme de Pierre Clémenti, Margareth, et de son fils Balthazar. À la fois album de famille, document historique et œuvre émouvante, […] la singularité du film de Clémenti tient au mélange d’histoire personnelle et d’histoire collective, inhabituel à l’époque et illustration involontaire d’une des idées-phares des féministes américaines : ‘Ce qui est personnel est toujours politique’. » (Pierre Clémenti )

La Révolution, ce n’est qu’un début, continuons le combat, qui voisine avec les Ciné-tracts tournés sur le vif en Mai 68, est un grand éblouissement rose fuchsia où s’interposent plans fixes, photos de presse et d’archives. « Révolution », « Liberté », « La poésie est dans la rue », les mots sont collés sur des images heureuses : Margareth sortant du bois, Balthazar cueillant une fleur, les amis riant, Jean-Pierre Kalfon jouant de la guitare en caleçon, Valérie Lagrange, Jackie Raynal…

Clémenti fait tout à la fois. Peter Emanuel Goldman lui donne cette année-là l’un de ses plus grands rôles avec Wheel of Ashes, qui apparaît presque comme une biographie de l’acteur (le film ne sortira en salles qu’en février 1971). Clémenti y est tout à la fois Pierre et Peter, double du réalisateur et de lui-même. Dans ce Paris où il a erré si longtemps, il déambule, croise des gens, aime une femme, guide un enfant, traîne avec ses amis, joue de la scie musicale – tout ce qu’il fait dans la vraie vie. « Pierre Clémenti est sensationnel. Il ne joue pas. Il vit son rôle. Diaphane, rongé par un feu intime, les joues mangées de barbe, on le sent en communion avec Goldman et avec sa quête […] dans un monde de palpitations et d’appels. » (Pierre Clémenti )

1969 : « La désobéissance totale »

Pierre Clémenti sur le tournage de La Voie lactée (Luis Buñuel, 1969) par Jean Distinghin © D.R.

Pierre Clémenti sur le tournage de La Voie lactée (Luis Buñuel, 1969) par Jean Distinghin © D.R.

« Je crois que j’ai surtout eu du pot grâce à ma gueule. » (Pierre Clémenti )

Loin de s’engouffrer dans la carrière de beau gosse qui lui tend les bras, il n’hésite pas à refuser des rôles importants – comme le Satyricon de Fellini, trop adossé à la machine commerciale, trop peu politique. En revanche, il saisit à bras le corps, enchanté, les épreuves que lui proposent Bertolucci, Pasolini, Buñuel encore…, jusqu’à constituer « une carrière composée comme une sorte de film unique où les expériences psychiques se répondent, jusqu’à rendre Clémenti obsessionnellement lui-même. » (Pierre Clémenti )

Avec Zouzou dans <em>Le Lit de la Vierge</em> (Philippe Garrel, 1969). Photo D.R.

« Papa ! Papa ! Descends un peu pour voir le merdier !
– Ah, parle pas comme ça à ton père ! »
Avec Zouzou dans Le Lit de la Vierge (Philippe Garrel, 1969). Photo D.R.

Pour Philippe Garrel, il est le Christ, vibrant dans Le Lit de la Vierge, en lévitation avec sa mère Marie : « Personne n’avait jamais joué comme ça devant ma caméra, il avait un magnétisme et une présence absolument à lui. […] Son jeu est très physique. Il marche sur un sol volcanique presque bouillant pieds nus. »  « Papa, tu brûles par ton absence ! », s’écrie Clémenti/Christ. Et on ne peut que penser à son propre manque d’un père et de ce guide qu’il n’en finira jamais de chercher.

Affiche de Porcherie (Pier Paolo Pasolini, 1969) © ADAGP Paris, 2019

« J’ai tué mon frère, j’ai mangé de la chair humaine, et je tremble de joie ! »
Affiche de Porcherie (Pier Paolo Pasolini, 1969) © ADAGP Paris, 2019

Famélique et fiévreux, il est fulgurant dans Porcherie, errant dans le paysage désolé de l’Etna, en quête de papillons et de serpents à manger, jusqu’au jour où il goûte la chair d’un soldat égaré, connaît l’extase et prend la tête d’un groupe cannibale animé d’une fureur mystique, avant d’être livré aux chiens par des moines défenseurs de l’ordre social et moral dominant.

« Clémenti représente dans ce film la désobéissance totale, la contestation globale. » (Pier Paolo Pasolini).

1970 : « On est nés tout nus »

Affiche de La Cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1970), D.R.

Affiche de La Cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1970), D.R.

« Dans ce décor d’avant l’Histoire, un Prométhée nu apporte la flamme à une princesse de conte nordique… » (Marcel Martin, Les Lettres françaises)

Années 70 obligent, Clémenti apparaît souvent nu à l’écran, comme dans Les Cannibales de Liliana Cavani, transposition du mythe d’Antigone dans une société totalitaire qui oblige à laisser les cadavres des opposants joncher les rues. Son frère Maurice raconte comme les curieux viennent le voir se baigner en tenue d’Adam dans les bains de Ferrante. Au papi corse qui s’indigne et lui intime de se vêtir correctement, il explique : « Mais pépé, on est nés comme ça, tout nus, pas habillés ! » Mais au-delà de ces images angéliques du flower power, les tournages, comme celui de Porcherie, constituent de plus en plus des expériences extrêmes, physiquement et psychologiquement. La consommation de LSD, « normale » dans les milieux artistiques, pacifistes et contestataires, et l’investissement total dont l’acteur fait preuve le brûlent de l’intérieur. Entre Le Lit de la vierge et La Cicatrice intérieure, qui sort en 1970, l’acteur fait une dépression nerveuse très grave. Interné, il subit neuf séances d’électrochocs.

1971 : Le prince foudroyé

« Il avait un succès fou, il était considéré comme le meilleur acteur de France. Ça avait été dit à la Cinémathèque à cette époque-là, vous savez : le meilleur acteur ! Et puis il y a eu cette histoire de drogue en Italie, cette malchance… Après, ça n’a plus jamais été pareil. » (Rose Clémenti)

Le 24 juillet 1971, à Rome, Clémenti est arrêté pour possession de drogue. Après 8 mois de préventive sur simple présomption, il est condamné à deux ans de prison et 200 000 Lires d’amende, une peine réservée en principe aux trafiquants, par un tribunal ravi de disposer d’une personnalité qui serve d’exemple et pour faire le procès des drogués, de leur mode de vie et d’un certain positionnement politique. Un comité de soutien se crée en France, qui rassemble Montand, Signoret, Terzieff, Barrault, Reggiani, Truffaut… Malgré les protestations et pétitions d’amis et de tous les grands réalisateurs du pays, il passe dix-huit mois dans les terribles geôles des années de plomb italiennes. Là, il se met à peindre et écrit Quelques messages personnels, superbe récit autobiographique, ardent, poétique, militant, qui témoigne d’un esprit d’analyse aigu et toujours atypique. Il y définit son engagement artistique, y dénonce les conditions de détention dégradantes et violentes de ces « lieux de mort », fabriques de criminels « irrécupérables », y relate ses exhortations aux gardiens à se libérer, eux qui passeront, aussi, toute leur vie en taule ; et ses entrevues avec le directeur de la prison de Regina Cœli, qu’il interpelle en ces termes : « Vous ressemblez à mon père monsieur le directeur. Ici nous sommes tous vos enfants. […] Votre grande famille, ces milliers d’enfants, vous avez le choix : ou les détruire, ou les aider à vivre, en suivant ou non l’enseignement chrétien de la charité et de la fraternité. […] car on ne sort jamais des prisons où on a souffert trop longtemps… »

1972 : « Pour le pouvoir, tout homme est coupable »

Au terme d’un procès extrêmement médiatisé, où il apparaît décharné, Clémenti est élargi pour insuffisance de preuves mais interdit de séjour en Italie qu’il doit quitter séance tenante. Il ne sera innocenté de toutes charges que trois ans plus tard. « Que je sois coupable ou innocent, ça n’a aucune importance pour le pouvoir, car pour le pouvoir, tout homme est coupable, déclare-t-il à sa sortie de prison. Je pense qu’il y a cinquante pour cent d’hommes en prison qui sont innocents, et sont là pour des raisons politiques, et de culture… »

Même si un Prix d’interprétation pour l’ensemble de ses créations lui est décerné lors des Étoiles de cristal de l’Académie du cinéma 1972, en même temps qu’à son amie Bulle Ogier, même s’il dira toujours ne pas regretter cet épisode qui lui permet de rencontrer ses « frères, les opprimés », il en sort marqué des « stigmates de cette société policière », abîmé par une fêlure inguérissable dans sa vie comme dans sa carrière. « Il a vécu deux guerres, Pierre : la psychiatrie, dont il s’est remis comme moi, mais peu après l’attendait le cachot qui a dû être un truc abominable. » (Philippe Garrel)

Les années 70 : « Totalité artistique » 

« Ce n’était pas du tout une star qu’on avait mise là pour faire bien, non, tout d’un coup, il faisait partie de mon équipe, de mes danseurs, Jorge Donn, Maggy Marin […] Des êtres de ce calibre, de cette intensité, de cette vérité, de cette totalité artistique… Si je n’avais pas su prendre ce qu’il m’apportait, j’aurais été un demeuré. » (Maurice Béjart)

Malgré son état, fragile, Pierre Clémenti est sollicité de toutes parts, sur des projets tous azimuts : pour Béjart, il est en 1976 le poète d’Héliogabale, ballet inspiré du texte d’Antonin Artaud. Sur scène avec la troupe, mince et félin dans son collant de danseur, il est le poète, l’œil toujours noir, intense, inspiré… Dans un tout autre registre, Yves Boisset, comme l’avait fait Buñuel, le met dans la peau d’un improbable maquereau à moustache de dandy, porte-flingue de Lee Marvin dans Canicule, en 1984.

Pierre Clémenti en financier conformiste et nanti, découvre le monde du punk-rock énervé dans <em>La Brune et moi</em>, (Philippe Puicouyoul, 1979). Photo de plateau © Michel Urtado

Pierre Clémenti en financier conformiste et nanti, découvre le monde du punk-rock énervé dans
La Brune et moi, (Philippe Puicouyoul, 1979)
Photo de plateau © Michel Urtado

Monteur sur Chronique du temps présent de Pierre Clémenti, Puicouyoul convainc l’acteur-réalisateur d’endosser le costume étriqué du banquier De Royan. Anouschka, sa partenaire aux cheveux crêpés, est recrutée via une petite annonce circulant dans le milieu punk. Deux pionniers du punk français complètent le générique : Rikky Darling, guitar hero du groupe Asphalt Jungle et Pierre-Jean Cayatte, neveu du réalisateur André Cayatte et bassiste de Gazoline. Musiciens et figurants seront engagés directement à la sortie des concerts ou dans la rue. »

Les années 80 : « Un chant si puissant »

Avec une générosité constante, Pierre Clémenti se donne sans compter pour chaque projet qui le séduit affectivement ou intellectuellement. Il est au générique de huit films pour la seule année 1980, toujours au théâtre avec Marc’O, et aussi, de plus en plus, à la radio où il enregistre prose, théâtre, poésie, pour les Fictions de France Culture. « Il avait une très haute idée de l’art, il n’était pas acteur pour être acteur. » (Blandine Masson, productrice des Fictions)

Avec Bulle Ogier dans <em>Le Pont du Nord</em> (Jacques Rivette, 1980). Photo de plateau (fonds Georges Sadoul), D.R.

Avec Bulle Ogier dans Le Pont du Nord (Jacques Rivette, 1980) 
Photo de plateau (fonds Georges Sadoul), D.R.

Pour Jacques Rivette, il est le Julien d’un thriller sombre, beau ténébreux à la voix rauque, au visage creusé, qui suit les déambulations de Bulle et Pascale Ogier dans un Paris insolite, plein de pièges et d’imprévus. « ‘Génération perdue’ des terroristes, politiques et esthétiques, pré et post-soixante-huitarde, celle que les visages de Bulle Ogier et Pierre Clémenti incarnent de façon presque documentaire, jusque dans la crispation, le tic ou le babacoolisme. » (Serge Daney, Libération). Dans L’Amour des femmes, de Michel Soutter (1981), qui rejoue le Husbands de Cassavetes, Clémenti est Philippe, écrivain romantique, en virée avec deux amis comme lui en rupture de couple. « On sait gré à Soutter de nous faire redécouvrir le grand acteur que peut être Pierre Clémenti. Nul, depuis Buñuel, ne l’avait dirigé d’une main aussi sûre. Avec sa mine famélique et son air d’agiter des pensées qui filent plus haut que les nuages, il crée un personnage d’une douceur et d’une intensité toutes rabbiniques. » (Joshka Schilow, Télérama)

Parallèlement, il reprend, taille, retaille, monte, sonorise ses dernières créations, dont son étrange long métrage, mélange de roman noir et d’anticipation, À l’ombre de la canaille bleue (1986). « Ayant réussi à maîtriser la technique et découvert toutes les subtilités de cette caméra géniale, je me lançais caméra à la main dans ma première fiction politique. […] La première projection eut lieu au musée d’Art moderne de Beaubourg. Le film fut montré avec une vingtaine de musiciens. Y participaient également les acteurs du film en un vaste happening pour sa sonorisation en direct. L’effet du direct dépassa mes espérances. Le public se fondit en une rumeur et un chant si puissants, émotionnellement et vocalement, que la sécurité jugea qu’il y avait danger et arrêta la projection. » (Pierre Clémenti )

Clémenti est le général Korzacouille et Flash, ici avec le Capitaine Speed (Jean-Pierre Kalfon), dans <em>À l'ombre de la canaille bleue</em> (Pierre Clémenti, 1986). Photo de tournage de Catherine Faux © Catherine Faux

Clémenti est le général Korzacouille et Flash, ici avec le Capitaine Speed (Jean-Pierre Kalfon), dans À l'ombre de la canaille bleue (Pierre Clémenti, 1986)
Photo de tournage de Catherine Faux © Catherine Faux

Les années 90 : « Renaître de temps en temps »

Il ne cesse de travailler, au rythme de deux ou trois films par an, pour Pierre Granier-Deferre, Laurent Ruel, André Almuro, Jérôme Soubeyrand, des films réalisés par des élèves de la Femis, alors dirigée par Jean-Claude Carrière… Puis João César Monteiro, en 1997, qui lui offre le superbe double rôle de Paul et Henrique dans ce qui sera son avant-dernier film. « Je me fous d’être oublié. Mais j’aime renaître de temps en temps, dans des choses qui en valent la peine, comme le dernier film de Monteiro, Le Bassin de J. W. Ma rencontre avec Monteiro a été magnifique. […]. Je l’aime parce qu’il fait quelque chose de différent à chaque fois tout en faisant une œuvre. Avec lui, c’est comme avec Buñuel : pas besoin de se parler pour se comprendre. » (Pierre Clémenti )

En 1998, Pierre Clémenti, atteint d’un cancer du foie, se sait gravement malade. Du 5 mars au 5 avril, il reçoit avec la même désinvolture enthousiaste et élégante les honneurs de la Cinémathèque française, rétrospective, hommages et rencontres, salué par son directeur, Dominique Païni : « Si Pierre Clémenti nous importe tant, c’est d’abord par l’impossibilité de distinguer chez lui l’acteur et le poète. »

1999 : « Mort précoce d’un passant considérable »

Avec Bulle Ogier dans <em>Le Pont du Nord</em> (Jacques Rivette, 1981). Photo de plateau Catherine Faux © C. Faux

« Je t’aimais, Marie. »
Avec Bulle Ogier dans Le Pont du Nord (Jacques Rivette, 1981)
Photo de plateau Catherine Faux © C. Faux

C’est le titre sous lequel L’Humanité annonce la disparition de Pierre Clémenti, le 29 décembre 1999. « L’acteur s’est éteint à 57 ans, sans avoir jamais trahi son violent désir d’exigence. En cette fin de siècle grosse de catastrophes en tous genres […], l’effacement brutal de cet artiste hors du commun, qui ne s’était jamais épargné, prend soudain un relief symbolique. Clémenti n’a jamais déchu, rivé à une fureur essentielle. Il n’a pas fait une carrière, il laisse une trace, ce qui compte plus que tout. » (Jean-Pierre Léonardini)

« Il faisait partie des gens prêts à vivre pour l’art, pas à mourir. » (Philippe Garrel)

« Il n’avait pas à s’affirmer, il était, il existait, il avait de l’âme. C’était quelqu’un qui ne calculait pas, libre. » (Jean-Pierre Kalfon)

« Tout tournait autour de l’affection. Le comédien et l’homme étaient indissociables. Je n’ai jamais rencontré un être aussi doux, un anti-violent chronique, la violence était quelque chose d’inconcevable. Le timbre de sa voix, son visage, ses mouvements, la façon dont il se dirigeait vers les uns et les autres, n’étaient mus que par la douceur. Il était libre et veillait à la liberté de chacun. Extrêmement humaniste, extrêmement solidaire, pas par bonté, mais par souci d’égalité. » (Nicolas Frize, compositeur de la bande son pour New Old)

« Je suis sûr qu’en chaque homme il y a un créateur et que cela dépend des autres que cette lumière éclate ou s’éteigne, qu’elle trouve ou non son chemin. Les prisons en sont pleines, de ces artistes qui ne savent pas à quoi s’employer, puisque personne ne vient leur dire : ‘Tu en as pour cinq ans, pour vingt ans ? Vas-y, mon vieux, construis !’ » (Pierre Clémenti )


Références des citations

1 Pierre Clémenti, Quelques messages personnels
2 Francis Dordor, interview pour Les Inrockuptibles
3 Pierre Clémenti, l’absolue liberté, documentaire de Laurence Leduc-Clémenti
4 Jeanne Hoffstetter, Pierre Clémenti, roman
5 Sally Shafto, Les Films Zanzibar et les dandys de Mai 1968
6 Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur)
7 « Pierre Clémenti, trouer les murs », France Culture
8 Matthieu Orléan, Cahiers du cinéma, 1998
9 Note du 7 avril 1999, in Jeune, dure et pure !

Références bibliographiques et audiovisuelles

Adorable Menteuse, in Ciné-Révélation, roman-photo. Cote DEVILLE 102B21/1
• Jean de Baroncelli, « Partner », Le Monde, 28/1/1970
• Jean-Louis Bory, Le Nouvel Observateur, 1971
• Pierre Clémenti, « Époque acidulée », in Nicole Brenez, Christian Lebrat (collectif), Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, pp. 280-281, éd. Cinémathèque française/Mazzota, 2001. Cote 31.05 BRE j
• Philippe Bresson, « Pierre Clémenti, trouer les murs », France Culture, L’Atelier de la création, 8 mai 2014
• Pierre Clémenti, Quelques messages personnels, éd. SEF Philippe Daudy, 1973, Gallimard 2005
• Henri Chapier, Combat, 12 janvier 1968. Cote DEVILLE 102b21
• Robert Chazal, France Soir, 24 déc. 1980
• Serge Daney, « Le Pont du Nord de Jacques Rivette », Libération, 26 mars 1982
• Francis Dordor, « Pierre Clémenti, Belle de jour », interview, Les Inrockuptibles, mars 1998
• Jeanne Hoffstetter, Pierre Clémenti, roman, éd. Denoël, 2006
• Laurence Leduc-Clémenti, Pierre Clémenti, l’absolue liberté, 2012, France-Télévision-Setti Mulini
• Jean-Pierre Léonardini, « Mort précoce d’un passant considérable », L’Humanité, 29 déc. 1999
• Marcel Martin, « La Cicatrice intérieure », Les Lettres françaises, 25 février 1972
• Matthieu Orléan, « Pierre Clémenti à la Cinémathèque », Cahiers du cinéma n°524, mai 1998
Michel Piccoli, Benjamin ou les Mémoires d’un puceau. Interview Elefilm dans les suppléments du DVD. Cote DVD 7148
• Sally Shafto, Les Films Zanzibar et les dandys de Mai 1968, éd. Paris Expérimental, 2007. Cote 11.01 FRA SHA – Voir aussi Cahiers du cinéma, n°605, oct. 2005
• Joshka Schilow, « Adagio pour trois lascars », Télérama, 20 janvier 1982

Les photographies sont publiées avec l’accord gracieux de Balthazar Clémenti, Marie-France Arnoux, Catherine Faux, Michel Urtado


Tania Capron est médiathécaire à la Cinémathèque française.