Les mondes de Jo : les archives de Youssef Chahine à la Cinémathèque française

Véronique Doduik - 23 octobre 2018

Le cinéaste égyptien Youssef Chahine (1926-2008) - Jo pour les intimes - ardent défenseur de la liberté de pensée, lettré amoureux de son pays et du monde arabe, avait un attachement particulier pour la France. Il entretenait des liens très forts avec la Cinémathèque française qui lui avait consacré une rétrospective à l’automne 1996. Le cinéaste avait été lui-même à l’origine des premiers versements de ses archives auprès du fondateur de l’institution, Henri Langlois. Aujourd’hui, la Cinémathèque française est dépositaire de l’ensemble des archives de travail de Youssef Chahine, ouvrant au public et aux chercheurs un vaste champ d’investigation dans l’œuvre du cinéaste.

Histoire d’un sauvetage

Après son décès en juillet 2008, les archives professionnelles de Youssef Chahine sont restées conservées en l’état au Caire, dans les locaux de sa société de production, MISR International Films, fondée en 1972. Exposé à de mauvaises conditions de conservation, ce précieux patrimoine était menacé à plus ou moins long terme. Pour sauvegarder ces archives et plus tard pouvoir les communiquer au public, les ayant-droits du réalisateur, sa nièce et ses neveux, Marianne, Eli, et Gabriel Khoury (dirigeants de MISR International et créateurs à Paris de l’Association Youssef Chahine), se rapprochent naturellement de la Cinémathèque française, que ses liens anciens avec le cinéaste et son expertise scientifique désignent comme le bon interlocuteur.

Cependant, pour que ces documents puissent rejoindre Paris où aura lieu leur « traitement physique et intellectuel », qui les fera passer du statut de « documents de travail » à celui de « documents d’archives », inaugurant en quelque sorte leur « seconde vie », il a fallu d’abord se rendre sur place, en Égypte. Deux missions d’expertise sont menées au Caire en 2010 et 2013 par la directrice de la Conservation et le responsable du service des Archives de la Cinémathèque française. L’ensemble est dispersé dans six appartements répartis sur quatre niveaux, dont l’appartement professionnel de Youssef Chahine, que le cinéaste occupait à temps presque complet lors de la préparation de ses films (pendant les phases d’écriture et de découpage). Les lieux sont encore emplis de sa présence.

Appartement de Youssef Chahine

L’appartement professionnel de Youssef Chahine au Caire.

L’inventaire réalisé in situ permet d’évaluer l’état de conservation des documents et d’estimer le coût du transfert à la Cinémathèque française. Avec l'aide du CNC, qui soutient ce projet dès l'origine, un plan de sauvegarde est mis en œuvre.

Parallèlement aux opérations logistiques, il faut se préoccuper de l’aspect juridique du transfert du fonds. La Cinémathèque française et l’Association Youssef Chahine signent un accord pour que ces archives égyptiennes puissent sortir légalement de leur pays d’origine. Après quelques péripéties liées au contexte politique de l’Égypte au moment du Printemps arabe, un dépôt de longue durée des archives de Youssef Chahine est effectué à la Cinémathèque, pour leur restauration, leur numérisation et leur valorisation. Le « fonds Youssef Chahine » rassemble des objets et des documents de nature très variée qui ont pour dénominateur commun d’appartenir à sa carrière professionnelle. Il s’agit d’affiches, de dessins, d’archives écrites, photographiques, sonores et audiovisuelles, d’ouvrages, de périodiques et d’objets divers (prix et récompenses, instruments de musique, costumes…).
Les archives papier et photographiques arrivent à Paris en décembre 2014. Une dizaine d’affiches égyptiennes des films de Youssef Chahine, ainsi que des dessins de costumes viennent compléter ce versement. L’ensemble est acheminé par avion, dans des caissons fabriqués sur mesure.

Costumes pour Le Destin par Nahed Nasrallah

Maquette de costumes pour Le Destin. Costumes Nahed Nasralah
© MISR International films (Youssef Chahine and Co)

Les opérations de conservation et de traitement commencent en janvier 2015. Sara Shazli, la fille de Marianne Kouhry, apporte son précieux concours pour identifier et traduire les documents écrits en arabe. Les archives de Youssef Chahine sont réparties selon leur nature dans les différentes collections de la Cinémathèque (affiches, archives écrites, objets…)

Costumes pour L’Emigré par Nahed Nasrallah

Maquette de costumes pour L'Émigré
Costumes Nahed Nasralah © MISR International films (Youssef Chahine and Co)

Des photographies originales

Le fonds des photographies versées au titre du fonds Chahine est particulièrement riche. Essentiellement constitué de photographies de plateau et de tournage, on y trouve aussi, ce qui est plus rare, des photos de repérage. Si elles couvrent l’ensemble de l’œuvre de Chahine, elles sont particulièrement nombreuses pour Adieu Bonaparte (1984), L’Emigré (1994), Le Destin (1996), Silence… on tourne (2000), Alexandrie, New York (2003) (plus de 400 documents), et le dernier long métrage du réalisateur, Le Chaos (2006).

Youssef Chahine avec Nour El-Sherif (Averroès) sur le tournage du film Le Destin (1996). © Photo Michel Y. El Esta

Youssef Chahine avec Nour El-Sherif (Averroès) sur le tournage du film Le Destin (1996). 
© Photo Michel Y. El Esta

Un certain nombre de photographies de famille en noir et blanc, prises par l’entourage de Youssef Chahine, révèlent un aspect plus intime du cinéaste, témoignages de fêtes familiales ou de moments de détente sur la plage… Ses proches ou ses collaborateurs ont aussi voulu garder la mémoire photographique des instants plus officiels, où l’on voit Youssef Chahine photographié avec des personnalités du monde culturel et politique, en Égypte, en France et dans le monde entier, prises durant des festivals, des projections ou des cérémonies publiques.

Préserver les albums photographiques

90% des photographies étaient conditionnées, par film, dans des albums reliés. Les mauvaises conditions de conservation dans l’appartement du Caire, l’humidité en particulier, a favorisé le développement de moisissures et de micro-organismes qui se nourrissent de la gélatine des tirages photographiques. À leur arrivée à Paris, l’état sanitaire de ces albums est préoccupant. Certains sont très altérés :

Album de photographies de tournage, Alexandrie, encore et toujours (1989)

Album de photographies de tournage, Alexandrie, encore et toujours (1989). 
Les photographies et leur support, empoussiérés, ont été contaminés par les moisissures.

Un bilan sanitaire des albums est effectué par un biologiste, pour identifier précisément les différents types de moisissures en présence. L’expertise d’un restaurateur spécialisé permet ensuite d’établir des préconisations pour la décontamination des documents, en prenant en compte la volatilité des spores de ces moisissures : il s’agira d’un nettoyage minutieux pour éliminer la poussière chargée en spores fongiques. Ce nettoyage consiste en une élimination mécanique (au chiffon et au pinceau enduits de produits solvants) associée à une aspiration. Pour éviter leur dispersion dans l’atmosphère et la contamination d’autres documents, on décide de démonter les albums. Ce plan de sauvetage concerne une soixantaine d’albums et plus de 4200 tirages.

Le chantier de nettoyage sur une terrasse de la Cinémathèque

Le chantier de nettoyage sur une terrasse de la Cinémathèque.

Les équipes de documentalistes, équipées de combinaisons spéciales, participent pendant deux mois à ce chantier original, installé en extérieur sous une tente, sur une terrasse abritée du bâtiment de la Cinémathèque française (site de Bercy). Elles travaillent selon un processus organisé en quatre étapes : photographie de l’album dans son état d’origine (afin de garder en mémoire sa présentation initiale), démontage – nettoyage – reconditionnement.

Les équipes à l’œuvre sur le chantier de nettoyage : nettoyage manuel et aspiration des moisissures.

Les équipes à l’œuvre sur le chantier de nettoyage : nettoyage manuel et aspiration des moisissures

Cet important travail a permis de sauver des documents d’archives et des photographies qui sont autant de témoignages originaux du processus de création de Youssef Chahine.

Comprendre la méthode de travail de Youssef Chahine

Le traitement des archives professionnelles de Youssef Chahine a ouvert un champ de recherche nouveau sur l’œuvre du cinéaste. « Leur étude permet de retracer un processus de création singulier (écriture et préparation, tournage et postproduction), et de révéler les convictions sous-jacentes du cinéaste », déclare Amal Guermazi, auteure d’une thèse sur la musique dans les films de Youssef Chahine, chercheuse invitée à la Cinémathèque dans le cadre de la bourse Jean-Baptiste Siegel et conseillère scientifique de l’exposition Youssef Chahine à la Galerie des donateurs de la Cinémathèque française.
Le fonds d’archives est constitué pour l’essentiel de documents relatifs à la préparation des tournages : scénarios annotés, documents de production, repérages, découpages. La période couverte va du film Le Moineau (1974) au dernier long métrage de Youssef Chahine, Le Chaos (2006). Portant sur la genèse des projets filmiques, ces documents sont de précieux outils pour comprendre le processus de travail du réalisateur. Documentation fouillée pour nourrir ses projets, cahiers de notes dans lesquels le cinéaste livre ses réflexions, versions multiples de scénarios, toujours plusieurs fois remaniés. On y trouve réunies les trois langues dans lesquelles s’exprimait le cinéaste, toujours soucieux de dialogue entre les cultures : l’arabe, l’anglais et le français. L’anglais est souvent employé pour les indications techniques (s’adressant aux équipes de tournage), le français plutôt pour noter ses réflexions personnelles et des considérations d’ordre général. Ce sont les langues de sa formation « occidentale ». C’est presque toujours en arabe que le scénario est rédigé (la langue de la rue, plutôt que l’arabe officiel), car Chahine veut conserver le lien avec la langue de son pays : reconnu en Occident, il souhaite que son cinéma touche aussi le peuple égyptien.

Note de travail manuscrite (en français) de Youssef Chahine pour la préparation du film Le Destin [CHAHINE 49 B19]

Note de travail manuscrite de Youssef Chahine pour la préparation du film Le Destin.
[CHAHINE 49 B19]

Le Destin est l’un des films les plus connus de l’œuvre de Youssef Chahine. À travers le récit des tribulations d’Averroès, philosophe, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle, le cinéaste dénonce l’intolérance et encourage la liberté d’expression et de pensée

Les documents les plus remarquables du fonds d’archives Chahine sont assurément les « découpages ». En amont du tournage, les découpages permettent, à partir du scénario « découpé » en séquences et en plans, de mettre en place la scène à tourner. Chez Chahine, ces découpages sont des documents très complets, qui comportent déjà tous les éléments utiles. Si cette grande préparation est dictée en partie par des raisons économiques (la scène devant être réglée le plus précisément possible avant le tournage pour économiser la pellicule et le temps des équipes), elle révèle surtout la méthode du cinéaste : ayant réglé au préalable tous les aspects techniques d’une scène, Chahine peut, au moment de tourner, se consacrer entièrement à la mise en scène et à la direction d’acteurs. Il se définissait d’ailleurs avant tout comme un « metteur en scène ».

Ainsi, pour la préparation du tournage d’une séquence du film Le Destin, plusieurs documents vont être produits.
Le document premier est la page du scénario :

page de scénario : découpage du film Le Destin [CHAHINE 45 B15, Book n°2]  

Une page de scénario : découpage du film Le Destin. 
[CHAHINE 45 B15, Book n°2]

Cette page du scénario, écrite en arabe, avec des annotations manuscrites de Youssef Chahine, découpe la séquence en 5 plans, numérotés de 1 à 5.

Documents préparatoires pour le découpage du Destin.

La situation de la scène dans le décor à l’aide d’une photographie prise au cours des repérages
et les indications techniques de déplacement et de position des caméras dans le décor vu en plan.
Découpage pour 
Le Destin [CHAHINE 45 B15, Book n°2]

Les plans sont détaillés avec une photographie prise lors du repérage qui situe la séquence à l’intérieur d’un espace (Chahine place souvent des personnages dans la photographie au moment du repérage, ce qui lui permet de prévisualiser les rapports de proportions dans l’espace). On retrouve la numérotation des plans indiqués sur le scénario, de 1 à 5. L’implantation au sol de la scène à tourner est dessinée au crayon, avec l’indication des mouvements des personnages, de caméra, et des angles de prise de vues.
Ces croquis sont accompagnés d’annotations, en anglais et en arabe, destinées à l’équipe technique pour préciser certains points.

Découpage Le Destin  [CHAHINE 45 B15, Book n°2]

Découpage Le Destin. [CHAHINE 45 B15, Book n°2]


Pour les intérieurs, Youssef Chahine travaille beaucoup à partir de plans et d’implantations de décors pour prévisualiser les scènes à tourner. Dans le décor vu en plan, il place ses acteurs (désignés ici par des lettres A-R-N) et indique les mouvements qu’ils vont effectuer au cours de la scène, matérialisés par des lignes reliant les points de départ et d’arrivée. Il place ses caméras sur le plan au sol, en indiquant les angles de vue et leurs positions respectives. Il précise par des annotations manuscrites (en français et en anglais) le déroulement de la scène. Ici, il a dessiné en bas à droite de la page un croquis pour aider à la visualisation du dernier plan de la scène (un homme égorge un autre homme).

Il n’est pas rare d’ailleurs de trouver au fil des archives de petits croquis, probablement de la main de Chahine lui-même, qui lui servaient à visualiser à l’avance ses plans, et qu’il communiquait à ses équipes.

Croquis pour Le Destin extraits du découpage

Croquis pour Le Destin extraits du découpage
[CHAHINE 46 B16, Book n°3 et CHAHINE 45 B15]

Metteur en scène engagé, ardent défenseur de la liberté de pensée et de la tolérance entre les cultures et les religions, humaniste passionné de musique, Youssef Chahine était tout cela à la fois. Les archives du cinéaste égyptien disparu il y a dix ans, sauvegardées et désormais disponibles à la consultation, permettent aujourd’hui d’appréhender la face cachée de son cinéma.


Le fonds d’archives Youssef Chahine est consultable à l’Espace chercheurs de la Bibliothèque du film.

Les photographies du fonds Youssef Chahine sont consultables à l’Iconothèque.


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.