J'étais un affichiste cubain

Rachel Guyon - 30 août 2018

La Bibliothèque de la Cinémathèque française possède plus de 280 affiches de cinéma cubain, ce qui est remarquable quand on sait que l’île est restée longtemps fermée aux étrangers. Valise diplomatique, collectionneurs privés, bien des voies ont été empruntées pour constituer cette collection qui continue à s’enrichir. Elle est essentiellement composée d’affiches issues de ce qui a été baptisé « l’Âge d’or » du graphisme cubain, soit une vingtaine d’années entre 1959 et la fin des années 1970.

© Bachs 1979. Siempre puede eviterse, Santiago Villafierte, 1978

J’aurais pu m’appeler Eduardo Muñoz Bachs, René Azcuy, Antonio Reboiro, Ñiko, Alfredo Rostgaard, Raúl Martinez, Oliva ou Julio Eloy… J’étais un affichiste cubain. J’ai vécu sous le régime de Batista et la domination américaine, j’ai connu la Révolution castriste. J’ai eu la chance d’assister à la naissance d’un cinéma national et celle des affiches qui l’ont accompagnée. Jusqu’alors, le graphisme, présent dans l’île depuis le XIXe siècle, visait la production de cigares. L’emballage n’a pratiquement pas changé depuis : boîtes en bois et bagues représentant des saynètes de la vie quotidienne. Ce sont de merveilleuses créations. Les affiches, jusque dans les années trente, annonçaient les évènements culturels ou sportifs. Le style était plutôt celui de l’Art nouveau. Avec l’arrivée des Américains, la publicité a fait son apparition. Des affiches publicitaires ont investi les paysages et les villes. Les artistes cubains ont tenté de résister à cette influence, de garder une identité propre. L’Art déco de France et d’Amérique les ont inspirés. De nouvelles techniques les y ont aidés, notamment, à partir de 1943, la sérigraphie, d’abord utilisée dans le champ politique puis dans d’autres champs. Ainsi parlons de cinéma.

Les Cubains étaient très friands de ce divertissement et s’il n’y avait quasiment pas de production nationale, les 411 salles de Cuba (dont 110 à La Havane) étaient très fréquentées. On y voyait surtout des films américains qui arrivaient avec leur propre matériel publicitaire. Les Américains ont vite réalisé que les cubains étaient bon marché et les ont embauchés pour des grandes productions… Il ne reste que très peu d’images de cette époque.

La Révolution fit de moi un affichiste de cinéma

La politique de Fidel Castro pour le cinéma fit que les salles furent nationalisées, des unités mobiles sillonnèrent le pays pour projeter les films. Cuba commença à produire ses propres films et finit par devenir le premier producteur du tiers monde. En mars 1959, au lendemain de la Révolution, l’Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique (l’ICAIC) fut créé. De lui dépendaient les affiches de films et j’ai eu la chance d’y travailler. C’était l’organisation culturelle la plus importante en termes de commandes, chaque film distribué inspirait une affiche originale, signée par son auteur. Les graphistes cubains devinrent des affichistes de cinéma, nous avions une grande liberté d’action, et tout était à inventer !

002 Reboiro 1970

© Reboiro 1970. Diaboliquement votre, Julien Duvivier, 1967

Public et graphistes, habitués aux productions venues des U.S.A, d’Amérique latine ou d’Espagne virent arriver des films nationaux, des films venus d’Europe de l’Ouest et de l’Est, d’Asie, de Scandinavie. Un nouveau monde s’ouvrait : nouvelle Vague, avant-gardes latino-américaines, free cinéma, néoréalisme italien, réalisateurs étrangers tels Akira Kurosawa, Andrzej Wajda, Luis Buñuel ou encore Sergueï Eisenstein…

La communication des mouvements insurrectionnels prérévolutionnaires était basée sur l’affiche. Son graphisme différait totalement du style publicitaire, puisait ses sources dans les tickets de rationnement au réalisme social affirmé, dans la bande dessinée et l’humour politique. Ceci nous a influencés. Le mot d’ordre était : refusdes codes du ‘star system’ américain, cette façon de représenter acteurs ou scènes de film. Nous rejetions le capitalisme, notre perspective était la culture au plus grand nombre. Libérés des contraintes mercantiles, nous pouvions nous recentrer sur l’essence même des films, laisser libre cours à notre imagination.

Quand je suis devenu un artiste

Je devais représenter en une image un long récit cinématographique, avec les effets stimulants de cette société nouvelle qui prenait forme, mais aussi les contraintes qui en découlaient, notamment matérielles. J’étais un artiste, pris dans un tourbillon créatif.

Nous utilisions principalement la sérigraphie qui s’était imposée depuis 1943 comme une des caractéristiques de la culture graphique cubaine. Le procédé était le même que pour la sérigraphie d’art : des pochoirs que l’on interpose entre l’encre et le support. Une même personne conçoit le dessin, crée ses couleurs et réalise l’affiche. Sans cette technique et ses contraintes, le style de nos affiches aurait certainement pris des directions très différentes. Les contraintes : la taille d’impression, toujours de 52x76cm, la recherche de volume quand nous étions limités à de grands aplats aux contours nets, des couleurs brillantes qui ne pouvaient se mélanger, des contrastes forts, la difficulté à saisir le détail.

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© ÑIko 1973. La nueva escuela, Jorge Rodolfo Fraga Pujol, 1973

 

Cuba n’était pas riche après la Révolution, mais lorsque les États-Unis imposèrent l’embargo en 1962, tout se mit à manquer. Plus de papier  ? Qu’à cela ne tienne, nous avons utilisé des cartons, des journaux ! Manque de couleurs : nous avons trouvé des astuces comme le mercurochrome pour le rouge ! Souvent nous étions obligés d’économiser, de ne coloriser que la moitié de l’affiche.

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© Anonyme. Vivre sa vie, Jean-Luc Godard, 1962

 

Cette pénurie, au lieu de nous freiner, décuplait notre inventivité. Nous avons transcendé les contraintes de la technique et sommes devenus des artistes.

École ou style cubain ?

Les années 1960 à 1970 ont donc peu à voir avec ce qui se faisait avant. Nous nous en sommes inspirés mais avons regardé ce qui se faisait dans d’autres domaines : la peinture d’Amalia Pelãez en lien avec le cubisme, et tout ce qui se passait dans le monde. Dans les années 1960 nombre de contre-cultures s’épanouirent : seconde Avant-garde, pop art, art psychédélique, art cinétique, Op art, art informel, rationalisme rattaché au Bauhaus, divers courants qui émergèrent des affiches polonaises ou tchèques. Ňiko et Bachs citent le Japonais Shigeo Fukuda… Il faut mentionner aussi le graphisme nord-américain, celui des comics, des couvertures de magazines et certains artistes tels Saul Bass ou Andy Warhol. Notre île était isolée du reste du monde mais nous nous jetions littéralement sur tout ce qui filtrait de l’extérieur !

Les artistes de l’ICAIC ont su chacun développer un style propre. Entre autres : Muňoz Bachs usait du style graphique des comics, de dessins naïfs, voire enfantins, de paraboles populaires et de certains personnages type comme la figure de Chaplin.

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À gauche, © Bachs 1976. La patagonia rebelde, Hector Olivera, 1974
À droite, © Bachs 1969. Affiche de manifestation

 
 

Rene Azcuy travaillait avec les textures photographiques d’un réalisme déformé par une sorte de surexposition, il se focalisait sur certaines parties du corps, relevait le contraste avec des taches de couleur ou des objets blancs sur fond noir.

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© Azcuy 1975. Puerto Rico, Fernando Pérez & Jesus Dias, 1975

 

N͂iko (Antonio Pérez Gonzalez), sans se décider pour une orientation unique, usait de photographies et de dessins parfois non figuratifs, de plans, de lignes, et de courbes, de symboles.

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À gauche © ÑIko 1970. Rozmarne Leto (Un été capricieux), Jiri Menzel, 1968
À droite © ÑIko 1976.  Le vieux fusil, Robert Enrico, 1975

 

Antonio Reboiro oscillait entre allégories lyriques et rappels de la tradition, l’ensemble dans un foisonnement de couleurs vives et de signifiants amplifiés.

010 Reboiro 1977  011 Reboiro 1968

À gauche © Reboiro 1977. El arte del tabaco, Tomas Gutierrez,1974
À droite © Reboiro 1968. La espada en el baston escrimista (Yakusa Bosu, Kimiyoshi Yasuda), 1967

 

Nous avions affaire à une véritable mosaïque de styles où le sens de l’humour alternait avec le drame, le minimalisme tranchait avec le baroque, les thèmes révolutionnaires côtoyaient la fantaisie. Parfois le texte était presque absent, seuls apparaissaient le titre du film et le nom du réalisateur, parfois la typographie s’associait pleinement au rôle expressif et sémantique de l’image.

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© Reboiro 1968. Moby Dick, John Huston, 1954

 

Le répertoire de signes visuels n’était pas illimité, mais l’originalité des artistes se signalait par l’art de la combinatoire et de l’exécution. Les affiches cubaines n’avaient pas l’identité homogène de celles de la Pologne ou du Japon. Les affichistes n’avaient pas non plus à se battre contre la liberté d’expression car le Parti faisait toute confiance à l’ICAIC.

On ne pouvait donc pas parler d’un style cubain mais plutôt d’une parenté, d’une école. Car nous avions en commun la sérigraphie, à quelques exceptions près. Et la volonté de repousser les limites de l’expérimentation dans un dessin dont l’esthétique serait aussi importante que le contenu informatif. Autre convergence : le remplacement d’une représentation réaliste et narrative par des représentations métaphoriques, conceptuelles, voire abstraites, par des synecdoques, des symboles qui allaient parfois jusqu’au signe ou à l’abstraction, à la limite des idéogrammes. Les spectateurs ne pouvaient pas se faire une idée préconçue du film, cela devait les intriguer, les faire réfléchir. Les signes employés finirent par former une sorte de langage que tous pouvaient comprendre, analphabètes comme lettrés. Et puis c’était également une façon de lutter contre les stéréotypes auxquels le peuple avait été habitué, un goût conditionné par la longue présence américaine dans l’île. Nous relayions un message en lien avec la Révolution : l’art se détachait de l’enjeu capitaliste et investissait la rue. Comme écrivit la critique Susan Vega Miche : « Les affiches forment des galeries à ciel ouvert, collées aux murs, flamboyantes aux angles des rues. »

013 Niko 1972

© Ñiko 1972. Viva la republica, Pastor Vega, 1972

 

La renommée internationale de nos affiches date de cette période, des intellectuels tels que Joris Ivens, Agnès Varda, Arman Gatti, Gérard Philipe sont venus à Cuba dans ces années-là, des rencontres avec les graphistes polonais ont été organisées. Les collectionneurs n’ont pas tardé à se débrouiller pour s’en procurer.

Mais je vous parle d’une époque révolue. L’effondrement du bloc soviétique, l’arrivée de nouvelles technologies, puis l’ouverture de Cuba aux étrangers ont forcément changé la donne. Aujourd’hui je suis un peu perdu, j’ai quitté l’île dans les années quatre-vingt, je ne sais pas comment sont conçues les affiches contemporaines, ce qu’il reste de nos œuvres dans la production actuelle. Je laisse le soin aux plus jeunes que moi de faire ce travail de comparaison…


Ouvrages et périodiques disponibles à la Bibliothèque du Film

  • Léger, Régis, Cuba Grafica, histoire de l’affiche cubaine, Montreuil, Éd. L’Échappée, 2013. Cote : 41 LEG c
  • Collectif, El cartel de cine cubano 1961-2004, sous la direction de Montserra Villa, Madrid, Ed. Antonio Garcia-Rayo, 2004. Cote : 41 Gar c
  • Gauthier, Guy, « L’affiche à Cuba », Communication et langage, n°9, 1971, p. 42-54
  • Gauthier, Guy, « Cubain », La Revue du Cinéma, n°243, novembre 1970, p. 65-75
  • Hernandez, Erena, « No solo de inspiration se trata, entrevista con Ñiko », Cine cubano, n°111, 1985, p. 47-50
  • Manuel Lopez Oliva, « Cartel cubano de cine, impresos de veinte años », Cine cubano, 1979, n° 95, p. 95-107
  • Trujillo, Marisol, « El cartel : lo util y lo bello », Cine Cubano, 1973, n°86, p. 166-184

Rachel Guyon est médiathécaire à la Cinémathèque française.