Le manifeste : Journal d’un curé de campagne (1951)
Le Journal d’un curé de campagne est l’exemple même d’un film porté par un comédien. D’un acteur pénétré par son rôle, dont l’intensité par instant coupe le souffle. D’un cinéaste qui s’empare, comprend et partage l’essence profonde du roman qu’il adapte.
Six ans après Les Dames du bois de Boulogne, et malgré le succès, Robert Bresson n’est pas satisfait. Que les acteurs jouent le dérange, les artifices ne correspondent pas à sa conception du cinéma. Alors il va poser, en un film, les fondements de son art cinématographique. Il n’estompe pas mais supprime tous les effets possibles, fait de la sobriété son credo. Aux noirs et blancs qui ici se font gris cotonneux répond l’obscurité des intérieurs. Les comédiens n’interprètent pas mais disent simplement leur texte, tissent des mots bruts, et ainsi donnent accès à une vérité nouvelle. À l’essentiel. « C’est véritablement l’âme qui parle à l’âme, la présence de l’invisible est continuellement sensible » observait l’écrivain Julien Green. Ailleurs, au détour d’une réplique, Bresson livre une de ses obsessions fondamentales : « J’ai compris que la jeunesse est bénie, qu’elle est un risque à courir, et que ce risque même est béni » dit le cousin légionnaire. Aucun doute, le Journal d’un curé de campagne est son manifeste.
Bien sûr, le roman est de Bernanos, mais Dostoïevski n’est jamais loin. Il y a du prince Mychkine dans ce modeste et humble curé qui exalte la bonté, la persévérance, et la douceur. Il y a déjà la genèse de l’âne Balthazar, Idiot symbolique, qui portera le fardeau des travers humains. Il est aussi déjà question d’un chemin de croix, du cheminement d’une conscience pure et simple, à travers le désespoir, le doute, les souffrances physiques comme morales. D’ailleurs, comme dans la Passion, le petit curé tombera plusieurs fois. Il croisera des âmes charitables et bonnes au milieu de l’indifférence générale, comme Seraphita qui lui éponge le front, Sainte Véronique moderne et compatissante. Mais le Diable est, c’est plus que probable, déjà là : si le curé se nourrit symboliquement de pain et de vin, le cancer qui l’habite est la métaphore des péchés du monde, de son monde, de sa petite paroisse. « Je ferai le mal pour le mal », lui déclare la jeune Chantal, consumée par son envie de vivre à tout prix. Alors que lui fait juste le bien pour le bien. Progressivement, d’un plan à l’autre, le petit curé va s’élever. Bresson le filme beaucoup en contre-plongée, puis dans les étages de son presbytère, ou dans ceux du château (il y accède, en est chassé, y retourne), dans un escalier. Il monte vers la mort, et donc vers le ciel, son calvaire s’achève sur une image fixe, celle d’une croix. Et tout est grâce.
Le film essentiel : Un condamné à mort s’est échappé (1956)
« Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements », expose Robert Bresson sur le carton d’ouverture. Ici, aucun suspense puisque le titre du film en est le résumé sec et explicite. Dès lors, comment raconter une évasion dont l’issue est déjà connue ?
Bresson opte pour l’austérité. Économie de décors, de dialogues, sobriété des acteurs. De la répétition, et de la lenteur, qui rendent encore plus tangible le temps qui passe. C’est sur le son que se construit le film. Des pas, des portes, des grincements, les clefs d’un gardien cliquetant sur des barreaux, la cloche d’une église et les rafales de mitraillettes qui rythment les exécutions dans l’enceinte même de la prison, invisibles mais tellement proches. Le tout scandé par le Kyrie du Requiem de Mozart.
Ce qui intéresse Bresson, c’est de comprendre comment le détenu Fontaine, interprété par un François Leterrier alors inconnu, trouve l’énergie de l’espoir. Montrer comment chaque petite victoire, des menottes crochetées, une cuillère subtilisée, prend une importance folle dans ce quotidien qui ne prépare qu’à la mort. Chaque détail, chaque acte minutieux, renforcés par le didactisme d’une voix off qui vient parfaire le sens des images, contribuent à cet éloge magnifique du courage, de la patience et de la volonté.
Le feu sous la glace : Au hasard Balthazar (1966)
Une nuit d’été où les grillons se répondent. La jeune Marie dresse une couronne de fleurs qu’elle pique une à une, lentement, tendrement, sur la tête de l’âne Balthazar. Sans savoir, ou en pressentant vaguement, qu’elle est observée avec gourmandise et étonnement par Gérard et sa bande. Le film est signé Bresson, porte sa marque, sobriété et rigueur mêlées, mais n’est pas pour autant dépourvu de sensualité.
Au hasard Balthazar, c’est une parabole pastorale, un chemin de croix arpenté par un âne, où il faut sans cesse chercher le symbole. Derrière l’âne lui-même, derrière une main qui caresse, derrière le doux sourire d’un ivrogne, derrière les fenêtres, et, comme toujours chez Bresson, derrière les portes.
Ce sont surtout deux lignes, telles que l’expliquait Bresson lui-même, qui s’étirent et qui se rejoignent. La vie d’un âne, qui suit les mêmes étapes que celles d’un homme, des douceurs de l’enfance aux douleurs du travail, jusqu’au mysticisme qui précède la mort. Et la destinée même de l’animal, qui passe de maître en maître, chacun portant un vice de l’humanité – pour ne pas dire un des péchés capitaux.
Bresson constate, n’explique pas, n’explique rien, et pourtant atteint la clarté la plus parfaite. En filmant avec délicatesse le visage et la grâce d’Anne Wiazemsky, moderne madone de Botticelli, en heurtant les sons les plus sensuels et les silences, il livre une œuvre pleine et lumineuse, forcément et foncièrement bouleversante.
La vision du couple : Une femme douce (1969)
Une porte qui s’ouvre, une fenêtre béante, un châle qui plane et se déploie au ralenti avant de tomber, un pot de fleurs qui glisse d’une table renversée. Ainsi commence Une femme douce, d’après une nouvelle de Dostoïevski, nouveau jalon posé par Bresson sur son chemin vers l’épure. Une jeune femme vient de se jeter dans le vide, son mari va la veiller toute une nuit. Un drame se joue, sourd, fatidique, seulement ponctué par un monologue forcé – mais comment dialoguer avec une morte ? Somme de questions sans réponses, dont le silence est la clef. Avec son art consommé du dépouillement, Bresson interroge – pourquoi ce suicide – mais il ne répondra pas.
Le cinéaste triture ses obsessions pour la mort et la douleur des âmes. Dans son perpétuel souci de sobriété, il noue les plans avec une neutralité parfois déroutante. Ses interprètes paraissent désincarnés, leurs voix sont monocordes, leurs corps évoluent dans des décors impersonnels. C’est le premier film en couleurs de Bresson, mais la couleur justement est absente de leurs journées, de leur intérieur et même de leurs escapades, les fleurs sont blanches, les rues sont grises, seul un sens interdit éloquent éclate de rouge, incongru.
Leur histoire, c’est celle de deux êtres en butte à l’incommunicabilité, entourés d’objets que Bresson filme comme des natures forcément mortes. Des objets laissés en gage dans le magasin du mari, pauvres choses inutiles, jusqu’au crucifix qu’on ne retient que pour son or. Ou des objets usuels comme autant de ponts entre eux, mais qu’ils refusent d’emprunter, des disques, un savon, et des livres, beaucoup de livres. Lui excelle dans la raideur, elle, dans la candeur. Quiproquo ou ratage annoncé, incapacité à aimer ou juste à le faire savoir, l’émotion est pourtant là, qui se glisse entre les silences, dans les maladresses, dans les regrets. Comme toujours, le son est essentiel, qu’il soit hors champ ou non. Pour éclairer son film, Bresson citait Claudel : « Je suis ici, l’autre est ailleurs, et le silence est terrible ». Terrible aussi le bruit des vis sur le cercueil avec lequel Bresson nous laisse à la fin. Et les derniers mots d’Hamlet mourant, que Bresson filme pendant une représentation grandiloquente, semblent bercer l’histoire de cette femme douce : « le reste est silence ».
Le Pessimisme gai : L’Argent (1983)
« Oh, argent, dieu du visible, qu’est-ce que tu ne nous ferais pas faire… »
Histoire d’une déchéance, d’une chute. Réflexion sur la liberté et la grâce. Sur la possibilité d’une rédemption. Le hasard, grain de sable auquel Bresson croit profondément, prend cette fois la forme d’un billet de 500 francs qui comme un virus, se transmet, se répand. C’est bien lui, le personnage principal. Le message est limpide : l’argent gangrène la société, insidieusement, inexorablement. Ici, d’ailleurs, tout est affaire de billet. L’argent qui passe de mains en mains, bien sûr, mais aussi les lettres de la femme d’Yvon, billets acides épluchés par les lectrices de la prison, qui lui sont retournées et l’effacent de sa vie. Les mots comme l’argent peuvent détruire un être.
Le cinéaste adapte Tolstoï et son Faux coupon, mais donne des accents dostoïevskiens à son film, sans se départir de sa rigueur mathématique habituelle. Sa caméra toujours pudique regarde en bas comme on baisserait les yeux, filme les pieds, les sols, les mains, les sacs. Et souvent des murs vides. Bresson filme entre les plans, l’ellipse est reine. Dans certaines séquences, la filiation avec Un condamné à mort s’est échappé s’affirme au-delà du point commun prison/enfermement, dans la manière de filmer un rai de lumière sous une porte, des bruits de pas. Tout reste hors champ, on entend mais sans voir, comme le détenu dans sa cellule.
L’apparente froideur de L’Argent dissimule une certaine légèreté. C’est le dernier film de Bresson octogénaire, mais peut-être son plus jeune, dans l’esprit, dans la contestation. Son plus noir, et pourtant « d’un pessimisme gai », selon ses propres mots. Il se dégage aussi une paradoxale sensation de plénitude, comme si, au fur et à mesure qu’Yvon s’enfonce dans le Mal, il s’apaisait, et nous avec. Sa dernière victime l’absout même à l’avance : « Je pardonne à tout le monde ». Malgré tout, et plus que jamais, tout est grâce.