Revue de presse de « Sans soleil » (Chris Marker, 1982)

Véronique Doduik - 29 mai 2018

Dans l’œuvre de Chris Marker, 20 ans séparent La Jetée (1962) de Sans soleil (1982). Entre les deux films, il existe une proximité certaine. Sous la forme d’un roman-photo, La Jetée était une fable fantastique sur la réversibilité du temps, la mémoire et la fugacité de la vie. Sans soleil parle de l’imbrication de la mémoire individuelle et de la mémoire collective. Le titre choisi par Chris Marker est celui d’un cycle de mélodies pour une voix et piano du compositeur russe Moussorgski, écrit en 1874. Le film sort à Paris le 2 mars 1983 de façon tout à fait confidentielle : il n’est projeté que dans un seul cinéma, l’Action Christine. Le cinéaste publie la même année chez Herscher un livre-album sur le Japon, abondamment illustré de photographies, intitulé Le Dépays.

Sans Soleil (Chris Marker, 1982)

Lettres d’un cameraman voyageur

Les critiques soulignent d’emblée la forme originale que Marker a choisie pour Sans soleil. Jacques Siclier écrit dans Le Monde : « la voix d’une femme inconnue (celle de Florence Delay, l’écrivain), lit et commente les lettres que lui envoie un cameraman voyageant au Japon industrialisé et dans les pays pauvres de Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Il s’appelle Sandor Krasna, il a une biographie dans la brochure de presse, mais il est bien évident que « ses » lettres ont été écrites par Chris Marker ». Et les images, ce sont celles que le cinéaste a filmées au bout du monde. Cette inconnue sera le miroir de l’homme qui filme et écrit, confidente de ses errances et de ses découvertes. La forme littéraire, épistolaire, de Sans soleil est la marque de Chris Marker. « Je vous écris d’un pays lointain, c’étaient les premiers mots de Lettre de Sibérie, il y a tout juste 25 ans. Sans soleil est le dernier chapitre (à ce jour) d’un prodigieux film-journal que le plus discret de nos cinéastes poursuit depuis un quart de siècle », observe Jean-Pierre Jeancolas dans Positif.

Un voyage aux pays des extrêmes

Chris Marker fait de ce « film-document une confidence ininterrompue, anarchique, répétitive où sont comparées deux civilisations », observe France-Soir. Celle du Japon traditionnel et moderne, et celle de l’Afrique la plus pauvre, la plus déshéritée, du Cap-Vert et de la Guinée Bissau. Pour Les Échos, Marker s’attache à ces deux « pôles extrêmes de la survie, dans un perpétuel va-et-vient entre un pays riche aux rites millénaires intégrés dans un rythme modernissime et un univers pauvre et délaissé ». Télérama note : « ce film est la découverte croisée de deux humanités… Marker fixe son objectif sur un lieu, sur des visages, dont il épie les frémissements ». « Scènes de rue à Tokyo, visages de femmes sur des marchés africains, chasse à la girafe… Des images d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui s’entrechoquent dans un collage étrange, d’une beauté simple et hypnotique » s’enthousiasme Les Inrocks. Michel Boujut, dans Les Nouvelles littéraires, partage ce point de vue : « Sans soleil est à la fois un journal de bord, un collage, un essai à plusieurs voix, une composition musicale, un va-et-vient d’images entre le japon et l’Afrique, la tradition ancestrale et la technologie de pointe, le travail et le ludique. Chris Marker est passé maître dans cet art de rapprocher les contraires, de mettre ensemble ce qu’on sépare habituellement ». « Ce merveilleux collage cinématographique et poétique nous transporte à des milliers d’années-lumière », ajoute VSD. L’intention n’est pas de donner à voir le pittoresque. Car, comme l’écrit Le Monde, « Marker filme les fractures, les lignes de fragilité de ces sociétés, dans un vacillement visuel où le politique surgit délicatement de l’échange et de la circulation d’images biaises, imprévues ». Et, plus loin : « Le Japon, surtout, s’y révèle dans son étrangeté non folklorique ». La presse compare volontiers Sans soleil au film de François Reichenbach, Le Japon de François Reichenbach, tourné en 1980 mais sorti en France quelques semaines seulement avant celui de Chris Marker. Reichenbach n’est pas Marker. Selon Les Nouvelles littéraires, « Chris Marker voyage pour mieux se connaître en se frottant à autrui, non pas pour faire moisson d’exotisme, comme Reichenbach ».

Au croisement du réel et du virtuel

Pour l’ensemble des critiques, Sans soleil est avant tout un film de sensations, qui n’appartient à aucun genre, ne répond pas à la notion classique de mise en scène, où le texte et la voix ont un rôle décisif. L’Humanité-Dimanche parle d’une structure en forme de collage dans laquelle « le texte, ciselé, discret, mystérieux, avive encore ce principe quasi incantatoire ». « À côté d’admirables textes littéraires, des images surgissent, se rapprochent, s’éloignent, et se disloquent quand se manifeste l’utilisation de la vidéo, capable de fabriquer à la fois la réalité ou l’imaginaire « , lit-on dans Le Monde. Pour Les Nouvelles littéraires, « l’effet Marker, c’est la liberté inentamée du regard et la singularité de la réflexion. La vision et l’écriture ». Marker filme des enfants en Islande, le culte des chats au Japon, le regard dérobé d’une femme au Cap Vert, cite ses propres films (La Jetée et Le Mystère Koumiko), fait un pèlerinage sur les lieux du tournage de Vertigo d’Alfred Hitchcock. Sans soleil fait surgir des images qui s’entremêlent aux commentaires, une silhouette rappelle une ombre, une ombre rappelle un souvenir, un souvenir une émotion… « Cadavre exquis, après chaque image, n’importe quel enchaînement paraît possible », analyse Libération, qui regrette parfois ce « déluge d’images ininterrompues, dans lequel Marker finit par concasser son film tout entier ». En effet, le cinéaste a fait appel à un vidéo-artiste japonais qui joue avec les images en les manipulant au synthétiseur. Une belle idée pour Le Monde, pour qui « Le Japon, cette société schizophrène au croisement de rites archaïques et de tous les futurs n’était représentable que par ces images disloquées par un synthétiseur vidéo ». Mais cet avis n’est pas partagé par Les Échos qui déplore « l’éclectisme confus de ce patchwork induit par la vidéo, avec ses déformations, longuement, trop longuement exploitées ». De même, Les Cahiers du cinéma fustige « cette maladresse de tout enrober dans un commentaire qui, à force de nous prévenir, de nous prendre en charge et de nous expliquer le comment et le pourquoi, tarit complètement la source des émotions apportées par les images ». La revue n’est pas tendre avec Chris Marker, qualifié de « bavard impénitent », incapable de « faire passer directement l’émotion simple, le non-dit, le non-être oriental qui le fascine tant », à cause de « ce besoin compulsif d’interprétation qui charge l’image et la vide de sa liberté, lui dénie sa vitalité et l’intensité propre de son contenu ».

Comprendre le monde et les hommes

Néanmoins, la presse en général reconnaît en Marker ce grand voyageur qui a changé le regard porté sur les pays visités. Jacques Siclier dans Le Monde rappelle qu’il est le créateur de la collection Petite planète aux éditions du Seuil, qui a changé les conceptions des guides de voyages. Le critique ajoute : « Marker a regardé les hommes et su voir ce qu’il y avait derrière les choses. Chaque pays visité et filmé a été pour lui une personne ». Pour Les Nouvelles littéraires, « Chris Marker est un voyageur et un éveilleur. C’est lui qui est transporté par ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent. Il pratique une sorte d’ethnographie toute personnelle. Il regarde les hommes et les signes. Il sait reconnaître partout le dur désir de durer et de se libérer, restant à hauteur d’homme ». L’Express ajoute : « cette prodigalité du regard de Marker passe par la poésie : le passage de l’oiseau Uso qui mange les mensonges de l’année à venir, l’évocation de la mémoire totale de l’an 4001, le souvenir d’une impératrice chinoise qui dressait la liste des choses qui font battre le cœur, tout est utile à ce long voyage dans la mémoire du plus secret de nos cinéastes… Sans soleil est un film référence qui restera comme un jalon sur le chemin de notre compréhension d’un monde en constante évolution ».

Les méandres de la mémoire

La question de la représentation du passé et de la nature paradoxale du souvenir traverse toute l’œuvre de Chris Marker. Les critiques relient naturellement Sans soleil à cette problématique intime du cinéaste. « C’est un film sans histoire qui en contient des dizaines », observe Le Point. « Des fragments de mémoire sur lesquels il s’interroge et qu’un de ses amis, fou d’électronique, disloque ensuite au synthétiseur. Un collage superbement inspiré où les mots, comme toujours chez Chris Marker, jouent un rôle décisif pour architecturer l’ensemble ». L’Humanité-Dimanche ajoute : « Sans soleil est la lumière de la mémoire, la mémoire des images rencontrées, des sensations et des émotions vécues. Le film cherche à retrouver et à transmettre les vibrations de la vie et de sa renaissance. Comme en un jeu de notes du souvenir, de menus faits, des flashes, ressurgissent à la conscience du cinéaste qui les organise et les livre en retour ».

Peut-on représenter le réel ?

Chris Marker s’interroge sur la représentation même du réel. Pour Le Monde, « ces tours-détours constituent bien l’approche la plus subjective (donc la plus respectueuse) de notre monde, des images de notre monde, de la mémoire des images ». Le Quotidien de Paris poursuit : « Où est la réalité ? Où est la fiction ? Partout et nulle part, car toute image enregistrée est déjà un souvenir, et l’histoire, dans ce film, est une suite des jeux de la mémoire individuelle ou collective ». Didier Goldschmidt dans Cinématographe est troublé par le « fascinant » passage que Marker consacre à Vertigo d’Alfred Hitchcock (1957) : « Marker recherche dans San Francisco l’itinéraire des personnages du film. Les plans des lieux alternent avec les photos du film, les premiers répétant aujourd’hui les espaces réels, mais « vitrifiés » par la fiction ». Laissons Albert Cervoni conclure dans les colonnes de L’Humanité : « Sans soleil est peut-être le plus achevé, le plus ambitieux à ce jour de tous les films de Chris Marker, puisqu’il consiste à mettre en question tout ce que le cinéaste a fait jusqu’ici, à interroger l’instrument même qu’est le cinéma, le cinéma de témoignage, le cinéma de réflexion sur un réel qu’il enregistre. Dans tous les sens possibles, Sans soleil vise l’universel, la dimension cosmique ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.