Revue de presse du « Bal des vampires » (Roman Polanski, 1967)

David Duez - 7 novembre 2017

Reconnu dès ses premiers courts métrages en Pologne (Deux hommes et une armoire, Les Mammifères…), Roman Polanski signe à 33 ans Le Bal des Vampires. Le quatrième long métrage du réalisateur franco-polonais qui sort en France le 2 février 1968 a tout du film maudit. Produit par la MGM, Le Bal des Vampires attendra près de deux ans pour être distribué en salles. Présenté dans une version courte aux États-Unis, le film est affublé d’un titre à rallonge : Les intrépides tueurs de vampires, ou Excusez-moi, mais vos dents sont plantées dans mon cou ! Consterné, Polanski demandera à retirer son nom du générique. Sorti fin novembre 1967, Le Bal des Vampires ne rencontre aucun succès outre-Atlantique. Projeté dans son intégralité en France, le film est néanmoins interdit au moins de 13 ans. À partir d’une trame récurrente de la littérature et du cinéma fantastique (la traque du vampire en Transylvanie par deux sujets britanniques), Polanski renverse les données traditionnelles du conte et propose une farce rocambolesque. Parodie érudite mise en scène par un « grand orfèvre » du 7e Art (Cinéma 68), le « dernier représentant de la race des maîtres-alchimistes » (Les Cahiers du cinéma) ou alors « échec honorable » (Positif) ou « film inutile » (Le Figaro), Le Bal des Vampires est loin de faire l’unanimité de la critique.

Le Bal des Vampires (Roman Polanski, 1967)

Un cocktail de cris et de rires

Le Bal des Vampires est à l’honneur de la plupart des titres de la presse écrite. Une des principales prouesses du film est de réunir, dans une même salle, admirateurs et allergiques aux films d’épouvante. « Polanski a toujours adoré le cocktail comique-macabre, et il s’en donne ici à cœur joie. Les apparences de la farce et l’irrésistible drôlerie des gags permettront au public peu friand de vampirisme de se familiariser avec un climat et avec les traditions bien connues des fans du film d’horreur », se régale Pierre Billard de L’Express. Nul besoin de gousses d’ail pour apprécier ce Bal des Vampires, estime Témoignage Chrétien. Pour preuve, le critique de l’hebdomadaire a « horreur des films d’horreur » ; il reconnaît néanmoins que, filmés par Polanski, « les vampires deviennent des fantoches qui prêtent à rire. Les conventions de la terreur sont utilisées à l’envers. Le mauvais goût inhérent du genre est joyeusement stigmatisé. Résultat : tout le monde est satisfait ». Les éclats de rire ne doivent pas, pour autant, effrayer les amateurs d’hémoglobine. À lire le quotidien économique Les Échos, Le Bal des Vampires surpasse même les modèles du genre. « Parce que l’humour (noir) et le farfelu (spirituel) n’y perdent jamais leur droit, le résultat donne un cocktail quelque peu détonnant qui démode d’un coup tous les films d’épouvante classiques tout en offrant certains prolongements beaucoup plus inquiétants ». Pour l’hebdomadaire satirique Aux Écoutes, la mixture ainsi concoctée est pleine de saveurs. « Voilà un garçon qui sait de quoi il parle et qui domine ses personnages comme son sujet, en s’offrant le luxe de mettre un point final au thème archi-commercial des vampires, jubile Henry Chapier qui poursuit : la poésie du château hanté, la nostalgie du fantastique, et l’intuition du vrai voyage mental révèlent un tempérament de très grand cinéaste. À trente ans, Polanski, retrouvant la verve de ses débuts, et une liberté qui confine au délire, est devenu un auteur ».

En demi-teinte, Le Bal des Vampires révèle, pour certains critiques – particulièrement pour la presse spécialisée –, une pointe d’amertume. « Pas de quoi se faire du mauvais sang », titre Jean-Paul Grousset du Canard enchaîné qui n’y voit qu’un film « pas toujours drôlement terrible, ni terriblement drôle ». Dans La Revue des Deux Mondes, Roger Régent affiche sa déception devant cette « farce laborieuse », truffée de « gags désamorcés » et de « surprises sans effet ». Pour Le Populaire, cette tentative d’allier les genres tourne à l’échec. Selon Guy Daussois, le réalisateur « a voulu faire une charge, mais ces mythes résistent si bien que nous n’arrivons jamais à frissonner et rarement à sourire : faute de choix Polanski s’enlise, interminablement, et son film cahote constamment malgré d’excellent moments… sans convaincre ». Déplorant le manque de relief du film, Philippe Haudiquet de La Revue du Cinéma estime que Polanski « a misé sur un faux bon sujet dont il n’a pas su tirer autre chose qu’une œuvre boiteuse, ratée et pourtant intéressante ». Ennuyeux et stérile, ce grand écart heurte tout autant Louis Chauvet, qui échangerait « volontiers cette vaticination candide pour un film drôle ou pour un film de terreur qui ne désavoueraient pas leur genre. Si, d’un côté, les rigolos intempestifs ne font pas rire et si, de l’autre côté, les vampires ne font pas peur que reste-t-il ? », s’interroge le journaliste du Figaro. La position du « cinéaste écartelé » nuit au travail de l’artiste, considère pour sa part Jeune Cinéma : « À trop jouer les acrobates, il se peut qu’un jour Polanski ne rate ses doubles sauts périlleux. Et il serait dommage qu’il sacrifie son talent aux mirages du dieu Dollar qui lui permettrait peut-être de construire des jouets plus fabuleux encore que ces Cul-de-sac et ces Bal des vampires ; mais risquerait aussi de lui ôter à jamais l’impérieuse nécessité de faire un film vraiment nécessaire ». Tout aussi inquiet, Jean de Baroncelli craint que Polanski ne limite son talent aux « simples exercices de styles » : « le danger, écrit le journaliste du Monde, serait que pour plaire il cesse d’être lui-même, qu’il trahisse cette façon de voir et de sentir ce qui lui est propre ».

Un film pictural

Photographie, décors et costumes subjuguent la critique. Le Bal des Vampires est un « éblouissant exercice de style », écrit Jean Rochereau de La Croix, qui poursuit : « Polanski manie, en coloriste raffiné, la gamme des tons propices à l’envoûtement, verdâtre, violacé, pourpre ombreux, glauque, gris terreux, une palette draculesque à rendre jaloux les plus grands maîtres… du mystère sur toile ». À son Bal, le metteur en scène convie dessinateurs et peintres des siècles précédents : Urs Graf et Dürer, Delacroix, Jérôme Bosch, et Chagall pour les séquences villageoises ; Gainsborough, Füssli et William Blake dans le château du Comte. L’héritage de Marc Chagall ne fait aucun doute. Pour Pierre Mazars du Figaro littéraire, certaines scènes rappellent « ces premières toiles de Chagall, où l’on voit des paysans bottés, barbus, coiffés d’une casquette plate, voltigeant au-dessus d’une maison de planches. D’ailleurs, un paysan de cette sorte, en voilà un, et qui joue un rôle important. Il s’appelle même Shagall, ce qui n’est pas une coïncidence, et il interprète son personnage à la façon des acteurs du théâtre juif ». « Plus qu’un simple gag intellectuel, la référence picturale s’impose comme un évident signe de parenté entre l’univers du peintre russe et celui du réalisateur polonais », peut-on lire dans Cinéma 68. Tout comme «  Chagall, juif d’Europe orientale et déraciné, transplanté volontairement dans un milieu artistique à la mode », écrit Guy Braucourt, le metteur en scène polonais donne à voir, par le prisme d’images fantasmées et sublimées, un « monde où il a vécu » : une « Transylvanie d’opérette ». Les richesses picturales garantissent au Bal des Vampires sa part de réalisme et de fantastique sans desservir la comédie. Devant la caméra du maître de Lodz, « l’utilisation de la couleur » devient « gag » à part entière, se régale Gilles Jacob qui cite à titre d’exemple, dans Les Nouvelles Littéraires, « le violet du prof qui gèle ou les verts pastel délavés qui dominent ce bal de sépulcres blanchis ». Étienne Fuzellier accueille avec autant d’enthousiasme les exagérations plastiques, délibérées et revendiquées, du Bal des Vampires. « L’esprit frondeur de Polanski introduit une série de charges et de dissonances, écrit le critique de L’Éducation Nationale : Le professeur est un mélange d’Einstein, de Ben Turpin et de Tournesol. Les patrons de l’auberge sont typés avec une intention caricaturale. C’est Dracula revu par Mack Sennett ; et d’un bout à l’autre les maquillages accentués, certains éclairages dramatiques en font un peu trop, juste assez pour que nous échappions à un réalisme qui, de toute façon, serait hors de propos ». Dans Les Cahiers du cinéma, Jean Narboni affirme sa singularité et dénonce un « film-ecchymose, virant incessamment de teinte et de ton, du livide au verdâtre, du violacé au carmin, du plombé au blafard, mais toujours dans le non-aimable, quand ce n’est pas le franc déplaisant. Entre la pauvre enluminure populaire et les fastes apeurés d’Ensor », Polanski anime ses « deux silhouettes pitoyables », telles des « héros de bande-dessinées de troisième ordre ».

Une verve picaresque

La grande majorité des critiques salue l’efficacité d’un scénario à la croisée des genres littéraires. La dramaturgie du Bal des Vampires mêle allégrement contes folkloriques d’Europe de l’est, roman picaresque du XVIe siècle, récits d’aventures du XIXe et – avec un clin d’œil final au roman de Richard Matheson : Je suis une légende – science-fiction du milieu du XXème siècle. « Roman Polanski et Gérard Brach ont écrit sur le thème archi-connu des vampires un scénario subtil, farfelu et désopilant. Sans éviter les lieux communs du genre, les scénaristes ont situé Le Bal des Vampires dans un cadre et une époque qui commandent un dépaysement total », applaudit Henry Chapier. Pour le critique de Combat, l’originalité est bien le maître-mot du film : « chaque caractère a sa couleur et sa psychologie. D’où l’intérêt fascinant qu’inspirent dans ce film chaque geste, chaque parole, la moindre prise de vues : tout est important, il n’y a pas de petits détails, ni de digressions. À la différence des fameux films anglais ou allemands sur les vampires, celui-ci n’agit jamais sur les nerfs du public : toutes les facilités du Grand-Guignol sont écartées, au profit d’une parodie intelligente et subtile ; on ne joue pas sur l’hystérie, mais sur le raffinement des connaisseurs, leur culture, leur sensibilité à l’égard de la magie du cinéma à l’état pur. L’ironie chez Polanski n’éloigne pas l’artiste inspiré : la verve picaresque ne détruit pas l’évocation romantique et décadente, et la séquence du bal n’exclut pas la course effrénée de la fin, véritable clin d’œil au cinéma », – digne de la série des James Bond. Pour Les Nouvelles littéraires, Gilles Jacob partage la même analyse : « Polanski et son compère le scénariste Gérard Brach ne se bornent pas à faire surgir, dans un univers à la Cocteau, des gnomes de Jérôme Bosch interprétant le folklore balkanique, yiddish et polonais, ils leur confient les obsessions d’esprit ni fantaisistes ni fantastiques : fantasques ». « Polanski s’est bien amusé en faisant son film, et son plaisir est contagieux », écrit Michel Mohrt. Si cette expérience cinématographique qui « prend racine dans un riche folklore yiddish », se réjouit le critique de Carrefour, ce dernier déplore ne pas entendre ces personnages parler le yiddish, « mais on a eu la bonne idée de leur faire parler l’anglais avec un accent d’Europe centrale », conclut-il. Paul-Louis Thirard de la revue Positif est loin de partager l’avis de la presse généraliste : « Le film de vampires doit pouvoir s’enrichir d’autres significations que celles traditionnelles. Polanski, à mon sens, a échoué dans l’ensemble de son entreprise – l’introduction du folklore juif russe me parait une erreur, le domaine est trop restreint pour justifier des allusions qui restent intellectuellement savoureuses (le vampire juif qui ne recule pas devant la croix) encore que déjà exploitées sur un plan extra-cinématographique. Le personnage du professeur farfelu inspiré plus ou moins directement des personnages de Jules Verne me paraît également erroné », déplore-t-il.

Des personnages hauts en couleur

L’interprétation du Bal des Vampires ne semble guère passionner la critique. Déjà à l’affiche de Cul-de-sac, l’acteur irlandais Jack MacGowran campe le savant fou, un chasseur de vampires à mi-chemin entre Einstein et Gepetto. Pour Jean Rochereau de La Croix, « la composition, en Abronsius, de J. Mac Gowran, Écossais et donc expert ès fantômes, est un autre charme, non le moindre, de cette ensorcelante fantaisie ». Dans sa quête, le professeur est secondé par le jeune Alfred, interprété par Roman Polanski. Acteur dans plus d’une dizaine de longs métrages en Pologne entre 1955 et 1960, notamment pour Andrzej Wajda dans Une fille a parlé (1962), Drame de guerre (1966) et Les Innocents charmeurs (id.), le jeu de l’acteur-réalisateur obtient les faveurs du Figaro Littéraire. Pierre Mazars y souligne toute sa finesse d’interprétation. Le Figaro prend le contre-pied de son confrère sous la plume acerbe de Louis Chauvet qui considère que « Jack Mac Gowran, alias Abronsius, n’a pas grand-chose à perdre », et estime que « les efforts malheureux qu’il déploie pour nous égayer », relèvent « plutôt de l’exégèse dramatique ». Le critique déplore avec autant de sévérité une interprétation qui additionne « les horreurs du musée Dupuytren », le musée d’anatomie pathologique de la Faculté de Médecine de Paris, « et les tristesses du musée Grévin. Ils voudraient être effrayants. Ils ne sont que lugubres », soupire-t-il. Aux côtés de Jack MacGowran et de Roman Polanski, deux noms émergent du générique. Dans le rôle de la jeune vierge, « vampe vampirisée » (La Croix), la rousse Sharon Tate, devenue à la ville Madame Polanski, une fois le tournage terminé, « est assez pulpeuse et frissonnante pour avoir la chair de poulette », écrit Jean-Paul Grousset du Canard enchaîné, pourtant peu friand du film. Mais pour La Revue du Cinéma, la véritable vedette du film n’est autre que l’acteur anglais de cinquante ans : Alfie Bass. « S’il ne fait que traverser le film, il y a tout de même dans Le Bal des vampires cet aubergiste admirablement interprété par Alfie Bass. Sautillant comme les deux Mammifères, empressé, rusé et lubrique, apparemment démuni face aux vampires aryens, même quand il en a rallié, par la force des choses, la confrérie. Yvoine Shagall, précise Philippe Haudiquet, est, à la différence des autres protagonistes du film, un personnage haut en couleurs, riche et complexe, dont les attitudes, les mimiques et les accents nous touchent profondément. On sent bien qu’à son égard Polanski nourrit une très réelle tendresse qu’il voile constamment d’ironie. Rien que pour cette savoureuse création, il n’était peut-être pas inutile que Polanski réaliste son Bal des vampires ».

Méli-mélo sexuel

Inhérents au cinéma d’épouvante, les sous-entendus sexuels ne sont pas absents du Bal des Vampires. Outranciers ou comiques, ceux-ci divisent la rédaction des Cahiers du Cinéma. Dans le n° 199 de la revue, Jean Narboni ne cache pas son indignation à l’encontre de l’obscénité du film. Dans le numéro suivant, Michel Delahaye se moque ostensiblement de la pudibonderie de son confrère et s’amuse à s’intéresser particulièrement à « la fréquence et la justesse de la chose. Nous avons l’adultère obsessionnel à connotations incestueuses, l’homosexualité, plus l’hétérosexualité conventionnelle, qui sera d’ailleurs le piège final où devra sombrer toute l’humanité. Bref : on a toujours une sexualité très vampirique et un vampirisme très sexualisé, et on remarquera pour la précision du détail les subites érections des canines qui vous transforment d’une seconde à l’autre un gentleman-vampire en brute assoiffée de sang ». Pour la presse, Polanski détourne l’érotisme hétérosexué cher aux films d’épouvantes et teinte ainsi son film de références homosexuelles. La sculpturale Sharon Tate ne serait qu’un leurre. Henri Chapier apprécie tout particulièrement cette variation « originale et loufoque ». « La séquence du fils sensible et précieux du seigneur Von Krolock », enchante le journaliste de Combat. La « découverte d’un vampire homosexuel », réjouit tout autant L’Humanité. « Ce Bal des Vampires, écrit Jean-Pierre Leonardini, confirme ce que nous savions, l’attrait permanent qu’exerce sur Polanski l’anomalie en tout genre ».


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.