La comète « Napoléon » : restauration du film d'Abel Gance

Georges Mourier - 24 juin 2015

Le texte suivant est le résumé d'un article de Georges Mourier publié intégralement en français dans le numéro 86 (avril 2012) de Journal of Film Preservation, la revue de la FIAF. Il est assorti, dans cette publication, d'un résumé en anglais. Vous pouvez lire l'article dans son intégralité avec son iconographie en cliquant ici.

Lire également l'introduction de Joël Daire, directeur du Patrimoine de La Cinémathèque française.

Affiche Napoléon

Napoléon (1927) d’Abel Gance est une des œuvres emblématiques du patrimoine cinématographique mondial. Mais en dépit des nombreuses études et des multiples restaurations dont le film a été l’objet, son histoire recèle encore bien des zones d’ombre et des mystères. La Cinémathèque française entretient avec ce film un rapport particulier. Dès les années cinquante, Gance avait confié à Henri Langlois les éléments filmiques en sa possession. Langlois et Marie Epstein furent les premiers à tenter une reconstruction du film en 1953. Depuis 1989, la Cinémathèque française possède en outre les droits du film pour la France et certains territoires francophones. Ses collections comprennent plus de 250 boîtes relatives à Napoléon. Et cependant, ces éléments n’avaient jamais fait l’objet d’une analyse documentée systématique.

En 2007, la Cinémathèque française décide de confier à Georges Mourier, spécialiste de l’œuvre de Gance, une mission d’expertise sur l’ensemble des boîtes relatives à Napoléon, l’objectif principal étant de comprendre l’histoire de cette collection, et à travers elle, celle du film et de ses différentes restaurations. Cette expertise, qui s’est déroulée de 2008 à 2010, a atteint et dépassé ses objectifs initiaux, puisqu’elle a conduit la Cinémathèque à entreprendre une nouvelle restauration du film.

L’histoire de Napoléon, de sa réalisation, de son exploitation, de sa sauvegarde et de ses restaurations est une des plus complexes de l’histoire du cinéma. A ce jour ont été recensées pas moins de 22 versions différentes, et la liste n’est pas close.

Dès sa sortie, en 1927, le film fut présenté dans plusieurs versions, a priori très différentes les unes des autres, au moins sous l’angle de la durée :
– version présentée à l’Opéra de Paris le 7 avril 1927 (dite « version Opéra ») : copie de 5200 mètres (3h47) avec les triptyques.
– version présentée au cinéma Apollo en mai 1927 (dite « version Apollo ») : copie de 13261 mètres (9h40) sans les triptyques.
– version établie par la Metro-Goldwyn-Mayer pour la distribution internationale en janvier 1928 : copie de 2438 mètres (1h46)
– certains distributeurs en Europe établirent leurs propres remontages du film, comme cela était courant à l’époque.
– il fut aussi établi des versions pour le Pathé Rural (au format 17.5 mm) et pour le Pathé Baby (au format 9.5 mm)

Après le passage au parlant, Gance décide de reprendre son film de 1927 pour en établir une version sonore. Il réutilise les négatifs originaux (perdus à l’issue de cette production), tourne de nouvelles scènes et postsynchronise les parties muettes. Le film, qui fait l’objet d’un nouveau montage, sort en mai 1935 sous le titre Napoléon Bonaparte. Cette version est de 3850 mètres (2h20). A l’occasion d’une ressortie en février 1955, Gance remanie de nouveau son film pour y ajouter le triptyque final. Enfin, de 1968 à 1971, Gance entreprend une ultime version sonore sur la base du matériel subsistant, avec tournage de plans additionnels, nouvelle synchronisation et nouveau montage. Ce troisième film, intitulé Bonaparte et la Révolution, est d’une longueur de 7544 mètres (4h35 à 24 images/seconde).

Napoléon vu par Abel Gance

Le film de 1927 a fait l’objet de cinq restaurations entre 1950 et 2000 :
– 1953-1959 : par Marie Epstein et Henri Langlois, en 19 bobines
– 1969-1982 : par Kevin Brownlow (6630 mètres, 4h50)
– 1983 : par Kevin Brownlow (7155 mètres, 5h13)
– 1991-1992 : par Bambi Ballard (7500 mètres, 5h28)
– 2000 : par Kevin Brownlow (7542 mètres, 5h30)

Chaque version ou restauration du film a généré la création de nouveaux éléments (contretypes, éléments intermédiaires, copies positives). Ces éléments n’ayant pas toujours été correctement documentés à l’époque de leur création, il s’est créé une opacité progressive autour du fonds. Le travail d’expertise visait précisément à lui restituer le maximum de clarté. Pour cela, outre l’analyse des éléments filmiques, l’expertise a bénéficié de deux apports importants :

– l’existence d’archives papier, indisponibles à la consultation avant le milieu des années 2000, à la Cinémathèque française et à la Bibliothèque nationale de France. Ces deux fonds, constitués progressivement au cours du temps, sont issus des archives personnelles et professionnelles d’Abel Gance, et contiennent énormément d’informations relatives à Napoléon, à sa production initiale, à son exploitation, à ses différentes versions et à certaines de ses restaurations (celles de Langlois/Marie Epstein et de Bambi Ballard en particulier). Les archives administratives de la Cinémathèque française contiennent également d’importantes indications pour l’histoire du film et de ses restaurations.
– les technologies numériques offrent désormais des capacités d’analyse accrues des éléments filmiques, en autorisant notamment la comparaison simultanée de plusieurs éléments sur un même écran sous forme de captures vidéo.

L’expertise a également bénéficié du concours déterminant des Archives françaises du film du CNC, et de la Cinémathèque de Toulouse. Alors que le périmètre initial de l’étude se limitait aux éléments détenus par la Cinémathèque française, il est vite apparu nécessaire d’étendre l’étude au fonds conservé aux Archives française du film, dans un souci de cohérence globale. A cette occasion, outre les 200 boîtes répertoriées aux Archives, a été mis à jour un fonds supplémentaire de 382 boîtes, déposé dans les années soixante-dix par Gance, pour partie aux Archives françaises du film (179 boîtes), pour partie à la Cinémathèque de Toulouse (202 boîtes). Il s’agissait d’éléments établis à l’occasion du travail sur le film de 1971 et jamais consultés depuis cette époque. Enfin, les négatifs de Bonaparte et la Révolution (84 boîtes) ont été retrouvés en juillet 2009 et ont pu être aussi incorporés à l’étude.

Au total donc, durant la première phase de l’expertise, ce sont 930 boîtes qui ont été analysées une à une, soit près de 100 000 mètres de pellicule ! Chaque boîte a pu faire l’objet d’une notice détaillée et d’une captation vidéo numérique. Les informations issues de l’expertise ont été comparées, boîte par boîte, à celles contenues dans les différents fichiers de la Cinémathèque française. 80% des notices des fichiers ont été corrigées, modifiées ou complétées en fonction des résultats de cette analyse.

Sur cette base, la deuxième phase de l’expertise a consisté en une analyse « génétique » des éléments afin de déterminer leur origine et de reconstituer l’arborescence des éléments entre eux. Ici aussi, l’utilisation des archives papier a été décisive. Partant de la restauration de Bambi Ballard de 1992, c’est-à-dire des éléments les plus récents, dont nous avons pu reconstituer la chaîne de travail, nous sommes ensuite remonté aux étapes précédentes, la restauration de 1983, la version Gance de 1971, et enfin celle de 1935.

En nous fondant sur un précieux document d’archive, établi par Marie Epstein et Abel Gance lors de la préparation de Bonaparte et la Révolution en 1969, nous avons pu par ailleurs rétablir le découpage détaillé de la version Apollo de 1927, en 36 bobines. Sur cette base, nous avons constitué, au fur et à mesure de l’avancée de notre travail, un tableau indiquant, pour chaque scène, les éléments dans lesquels existaient des images de cette version. Ce travail était indispensable car il ne subsiste aucune copie d’époque de la version Apollo.

La dernière phase de l’expertise a consisté à effectuer un visionnage comparatif et simultané de toutes les captations vidéo effectuées lors de la première phase.

Napoléon vu par Abel Gance

A l’issue de cette ultime phase, il a été possible de mettre en évidence :
– quels remontages avaient été effectués, par qui, à quel moment et à partir de quels supports ;
– qu’il existait deux négatifs originaux au traitement artistique différents, et à quelle coupe ils avaient été mélangés ;
– que les restaurations précédentes, à défaut de pouvoir disposer des informations contenues dans les archives papier et des apports méthodologiques du numérique, avaient mélangé les deux versions de 1927 (comme Gance lui-même à partir de 1935), fondant leurs choix soit sur des considérations esthétiques, soit sur des impératifs de raccord de plans ;
– que les différences existant entre la version Apollo et la version Opéra ne se limitaient pas à des considérations de durée, mais correspondaient à des prises de vue différentes et à des choix artistiques spécifiques de Gance ;
– que, à travers l’analyse détaillée de plusieurs séquences (la leçon de géographie de Brienne, la présentation de la Marseillaise aux Cordeliers, les Ombres de la Convention), la légende selon laquelle (d’après les lettres de spectateurs et les articles de critiques de 1927), la version Apollo était supérieure, sur le plan esthétique, à la version Opéra, se trouvait vérifiée. Notamment, la notion chère à Gance de « musique de lumière », c’est-à-dire de montage de séquences selon une logique purement musicale, se trouve bel et bien avoir été mise en œuvre par lui dans le montage de la version Apollo, mais a été effacée par les remontages successifs. La disparition de cette notion a probablement faussé gravement la perception que les spectateurs ont pu avoir de Napoléon à partir des années trente.

Ainsi, au terme de trois années de travail intense, ce qui ne devait être au départ qu’un inventaire détaillé et scientifiquement éclairé a mis en évidence la possibilité, et donc la nécessité, d’entreprendre une reconstruction des deux versions originelles du Napoléon de 1927, lesquelles devront conduire à produire une nouvelle restauration de la version Apollo. C’est à ce travail que la Cinémathèque française se consacre depuis 2011.

 

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Georges Mourier est réalisateur et chercheur. Il a tourné, entre autres, un documentaire consacré à Abel Gance, intitulé À l'ombre des grands chênes (2005). Il a été chargé par la Cinémathèque française de la reconstruction et de la restauration du Napoléon de Gance.